Interview de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, dans "Le Monde" du 3 mars 1997, sur la construction européenne, les "coopérations renforcées", l'Union monétaire, le problème de commandement sud de l'OTAN et la situation au Proche-Orient et au Zaïre.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : Quelles sont les priorités du Quai d’Orsay ?

Hervé de Charrette : Trois. La première est l’engagement européen parce que l’Europe est la condition de tout le reste. C’est un formidable amplificateur de puissance pour chacun des pays membres, c’est vrai sur le plan économique, ainsi que pour le rayonnement international. La deuxième est d’assurer la stabilité de l’environnement régional de l’Europe. Enfin, il nous appartient de faire valoir notre vision de la communauté internationale.

Nous avons un très grand intérêt à développer de façon patiente et vigoureuse notre présence en Asie et en Amérique latine. Nous voulons un monde ouvert, respectueux des différences, organisé sur une base multilatérale et équilibré entre des pôles d’influence. Nous voulons non pas un monde dominé par une puissance unique, mais organisé autour des principes de la multipolarité. La France a raison de vouloir être présente partout, d’être engagée dans tous les grands débats du monde et d’être un acteur majeur de la vie internationale, de façon réaliste et dans la limite de nos moyens.

Le Monde : Nos partenaires européens ont-ils les mêmes ambitions que la France pour l’Europe ? Va-t-on vers un petit noyau de pays décidés à se faire entendre ?

Hervé de Charrette : Il est clair que, dans l’Europe de demain, il y aura un rôle particulier pour les pays qui veulent afficher une détermination plus forte que les autres. La France est au nombre de ces pays. Nous développons des relations privilégiées avec l’Allemagne, y compris sur le terrain de la politique étrangère, avec mon ami Klaus Kinkel. Cela n’empêche pas, naturellement, que nous ayons des relations étroites avec d’autres pays : l’Espagne, l’Italie et beaucoup d’autres.

Dans l’Europe de demain, il y aura des pays qui entraîneront les autres. Nous avons pu l’observer dans les affaires du Moyen-Orient, et notamment à propos de la crise du Liban. La France était engagée en première ligne ; après quelques débats, son action a été soutenue par nos partenaires européens, et elle a porté ses fruits : la désignation d’un envoyé spécial de l’Europe a marqué une volonté commune d’être engagés dans ce processus. Au départ, nous étions un peu seuls ; mais, en réalité, nous portions une idée partagée.

Le Monde : L’un des débats de la Conférence intergouvernementale (GIC) sur la réforme des institutions européennes tourne autour des « coopérations renforcées », permettant à un petit nombre de pays de l’Union européenne (UE) d’aller plus vite sur la voie de l’intégration. Londres s’y refuse. Comment passer outre ?

Hervé de Charrette : En matière de coopération renforcée, l’attitude de la France et de l’Allemagne est la suivante : nous proposons à nos partenaires que ces coopérations soient organisées dans le cadre de l’Union européenne. A cet effet, nous avons des propositions cohérentes comprenant des règles que nous sommes prêts à respecter. Mais je n’accepterai pas qu’une clause nous impose de ne rien pouvoir faire sans l’accord unanime des autres. Dans ce cas, ces coopérations s’effectueront en dehors de l’UE et des traités.

Le Monde : Finalement, quelles sont les priorités de la CIG ?

Hervé de Charrette : La priorité est très claire et très simple : faire en sorte que nos institutions soient adaptées à l’élargissement de l’Union. Nous voulons que le poids respectif des différents pays soit ajusté en fonction des réalités.

Au fur et à mesure des élargissements, le poids relatif d’un pays comme la France s’est réduit dans le mécanisme institutionnel. Nos compatriotes pensent peut-être que l’idée du vote à la majorité qualifiée serait contraire à nos intérêts parce qu’il constituerait une sorte de transfert de souveraineté. Je pense que, dans la Grande Europe qui s’organise. Il ne doit plus y avoir de transfert de souveraineté. Mais le mécanisme de vote à la majorité qualifiée est un processus qui peut permettre, au contraire, à la France et aux autres pays d’être assurés de n’être pas bloqués par une petite poignée d’Etats qui, pour des raisons diverses, ne souhaiteraient pas progresser.

Le Monde : La Commission doit évoluer ?

Hervé de Charrette : La Commission est une institution absolument essentielle à l’UE. Bien entendu, la volonté des nations est la base même du progrès de l’Union, mais en même temps le rôle de la Commission, comme mécanisme d’incitation, vecteur d’imagination, est extrêmement important.

Pour cela, il faut réduire le nombre de commissaires en considération des fonctions à remplir et faire en sorte que le mode de désignation de la Commission accroisse sa responsabilité. Nous avons proposé que la Commission comprenne définitivement dix à douze commissaires. Nous avons dressé une liste des fonctions en conséquence. Nous avons suggéré que ces commissaires soient, en quelque sorte, détachés de leurs sensibilités nationales et, enfin, que la Commission soit désormais responsable non seulement devant le Parlement, mais aussi devant le Conseil européen.

Le Monde : Est-ce que l’intérêt politique d’avoir l’Italie et l’Espagne dans le groupe de tête de l’euro l’emporte sur les inconvénients d’avoir la lire et la peseta dans la monnaie unique, même si les critères ne sont pas respectés à la lettre ?

Hervé de Charrette : Premièrement, nous allons appliquer le traité sur l’Union économique et monétaire tel qu’il est ; les règles seront les mêmes pour tous. Deuxièmement, nous souhaitons que le maximum de pays participe à la monnaie unique dès le premier jour pour des raisons qui sont évidentes : le marché unique exige la monnaie unique, et ce qui est vrai pour les uns est vrai pour les autres.

Le Monde : Si l’Euro à sa naissance n’était pas une monnaie aussi forte que certains le souhaiteraient, la France pourrait, elle, s’en accommoder puisque Jacques Chirac dit que l’euro permettra d’accroître la compétitivité face à la permanence sous-évaluation du dollar.

Hervé de Charrette : Les observateurs internationaux, notamment aux Etats-Unis, prennent conscience que la création de l’euro est un phénomène d’une très grande importance. Aujourd’hui, il y a une monnaie mondiale, un petit nombre de monnaies régionales et un très grand nombre de monnaies locales. Nous sommes en train de créer une autre monnaie mondiale, qui se mesurera à la première et qui aura pour effet de limiter l’influence du dollar. Cela au service de l’économie européenne, au bénéfice de nos entreprises, pour la défense des emplois en Europe.

Il y a, certainement, des forces dans le monde qui ne voient pas d’un bon œil l’arrivée de cet intrus dans la vie financière internationale. Ceux qui ont dirigé le destin (monétaire mondial) vont devoir partager le pouvoir. L’euro, un élément stratégique : c’est la plus grande décision que les Européens auront prise pendant cette génération.

Le Monde : Où en est la querelle américano-française sur le commandement sud de l’OTAN ?

Hervé de Charrette : Nous proposons une Alliance atlantique nouvelle dans son organisation interne qui passe plus de place au partage des responsabilités entre les Etats-Unis et l’Union européenne. Il n’y a pas de querelle franco-américaine. Cela intéresse l’ensemble des pays européens. Nous avons très clairement dit que, si nous n’aboutissions pas sur cette question, nous ne rentrerions pas dans l’OTAN (dans les structures militaires intégrés de l’Organisation). Nous ne chercherons pas à en faire un sujet de querelle, ni entre l’Europe et les Etats-Unis ni, a fortiori, entre les Etats-Unis et la France.

La France a pris une initiative importante en proposant que l’identité européenne de défense se développe au sein de l’Alliance atlantique et non pas à l’extérieur de celle-ci. Des progrès importants ont été accomplis en ce sens.

Reste la question du partage des responsabilités, c’est-à-dire notamment celle du partage des grands commandements. La France, dans cette négociation, ne demande rien pour elle. Ce qu’elle demande, c’est pour les Européens. D’autre part, nous n’avons jamais demandé un changement dans le commandement de la Vie flotte – laquelle n’est d’ailleurs pas inclus dans l’OTAN. Elle est dirigée par un amiral américain, il n’est pas question d’y changer quoi que ce soit. Il y a des intérêts vitaux américains en Méditerranée, mais il y a aussi des intérêts vitaux de l’Europe en Méditerranée. Désormais, d’ailleurs, nos préoccupations majeures de sécurité seront sans doute moins vers l’Est que vers le Sud.

Le Monde : Sur le Proche-Orient, peut-on faire le bilan de la manière dont l’Europe participe aux négociations israélo-palestiniennes ?

Hervé de Charrette : En 1996, nous avons fait deux progrès importants : tout d’abord, la présence de la France et de l’Union européenne dans le processus de paix s’est affirmée. La France assure, avec les Etats-Unis, la présidence du Conseil de surveillance, qui a permis d’éviter une nouvelle confrontation au Liban sud.

D’autre part, la conférence de Barcelone, c’est-à-dire l’élaboration d’un projet euro-méditerranéen de grande envergure pour la génération qui vient.

Le Monde : La justice allemande instruit le procès d’un quadruple assassinat politique à Berlin, et l’enquête du parquet indique que ces meurtres ont été directement commandités par le pouvoir iranien au plus haut niveau. Faut-il poursuivre le « dialogue critique » avec l’Iran ?

Hervé de Charrette : Le vrai problème est sans doute du côté de l’Iran. La politique européenne de dialogue critique – auquel je suis personnellement attaché, car je l’ai vu fonctionner positivement – suppose, de la pat de l’Iran, le choix délibéré de se réinsérer dans la communauté internationale. Sinon, cela perd son sens. Et, de ce point de vue, il est clair que la récente que la récente décision d’une institution iranienne d’augmenter la prime à l’assassinat de Salman Rushdie est un signe négatif.

Le Monde : La conférence internationale sur le Zaïre, vous la prévoyez pour un avenir proche ?

Hervé de Charrette : Les choses évoluent. Il y a eu à Paris, il y a quelques jours, une réunion où étaient présents notre directeur d’Afrique avec le directeur d’Afrique américain et quelques pays européens directement concernés. Cette réunion a marqué une convergence des analyses sur la base du respect de l’intégrité territoriale du Zaïre, l’absence de toute intervention des pays voisins en territoire zaïrois, l’organisation des élections au Zaïre et l’organisation de cette conférence. Comme les Américains, nous pensons que cette conférence doit être sérieusement préparée.

Le Monde : Avez-vous le sentiment que le président Mobutu est à peu près le seul à pouvoir garantir l’intégrité territoriale du Zaïre ?

Hervé de Charrette : Il est incontestablement, aujourd’hui, la seule personnalité capable de contribuer à la solution de ce problème. Mais, puisqu’il a été convenu qu’il y aurait des élections, ce sera aux Zaïrois d’en décider, pas à la France. »