Interview de M. Pierre Zarka, membre du secrétariat du comité national du PCF, dans "L'Humanité dimanche" du 5 décembre 1996, sur la "véritable politique de gauche", l'union de la gauche et la préparation des élections législatives de 1998.

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Média : L'Humanité Dimanche

Texte intégral

L’Humanité Dimanche - N° 351 - 5 au 12 décembre 1996

L’Humanité Dimanche : La France vit une crise politique sans précédent. Quelles questions pose-t-elle aux forces de gauche et singulièrement au PCF ?

Pierre Zarka : Toutes les forces de gauche n’abordent pas les questions de la même façon ? Cette crise est marquée par un rejet de toutes les recettes gouvernementales depuis vingt ans, un refus des sacrifices dont l’expérience montre toute sa nocivité. Plus on pressure les hommes et plus l’économie du pays régresse. Une immense majorité de Français souhaitent (85%) et pensent possible (73%) un changement réel de politique économique et sociale. Ce n’est pas seulement la contestation d’un gouvernement qui s’exprime mais la recherche active d’autres solutions.

Et cette attente largement partagée dépasse l’engagement électoral des hommes et des femmes de ce pays : 66% des électeurs de Jacques Chirac font passer la relance de l’emploi et de la consommation avant la réduction des déficits, pourtant leitmotiv du pouvoir actuel. Tout ce qui de près ou de loin ne répond pas à ce questionnement est discrédité. Il est urgent de dégager des mesures précises pour sortir de la crise.

L’Humanité Dimanche : Quels seraient les contours d’une politique de gauche ?

Pierre Zarka : Pour les communistes, elle s’identifie à l’idée que toute civilisation est le produit des hommes, de leur travail, de leur qualification, de leur culture, de leur consommation… Justice sociale et efficacité économique sont donc devenues une seule et même chose. Et c’’est au service de cela que doit se mettre l’argent. Le PCF est ainsi porteur d’une conception nouvelle du développement de la société.

L’Humanité Dimanche : N’est-ce pas une vision à très longue échéance du changement ?

Pierre Zarka : L’urgent et le fondamental se confondent. Le mouvement social est extrêmement large, populaire, combatif, quasi permanent. Il arrache des succès tels que le retrait du contrat de plan SNCF ou l’abandon de la privatisation du CIC. Mais il vient buter sur la possibilité de transformation suffisamment importante pour obtenir plus profondément satisfaction. Souvent le premier ministre déclare : « Personne ne propose autre chose ». Ce qui, pour lui, signifie à la fois « personne n’offre une solution différente des miennes et aucune autre force politique ne porte une telle alternative ». Si le mouvement populaire bute sur ces questions, c’est donc à ces questions qu’il faut s’attaquer.

Je ne peux les dissocier, séparer l’élaboration de solutions économiques et sociales et comment obtenir des forces politiques qu’elles se mettent aux services de ces exigences. Affronter ces questions peut stimuler tout de suite le mouvement social. Par exemple, dès lors que l’on aborde le financement de la protection sociale, des salaires ou la lutte pour l’emploi comme aujourd’hui avec l’action des routiers -, on mesure que les questions de fond de la société sont devenues le moyen de régler les questions immédiates. De plus, lorsque les enjeux fondamentaux apparaissent clairement, ils rassemblent.

En novembre-décembre 1995, Alain Juppé avait tenté d’opposer les salariés aux sans-emploi. Il a échoué parce que le mouvement se déroulait fondamentalement sur « quelle société allons-nous laisser à nos enfants ? » Parce que la perception des marchés financiers grandissait, de nombreux chômeurs ont manifesté avec les grévistes en disant fortement : on ne nous fera pas confondre les acquis du monde du travail et les privilèges de la fortune.

L’Humanité Dimanche : Le Parti socialiste a récemment présenté son programme. Quelle appréciation en avez-vous ?

Pierre Zarka : Jusqu’alors, il était très réticent à l’idée de réduction du temps de travail sans perte de salaire. Il en fait enfin l’une de ses propositions. C’est le résultat du mouvement populaire. Lorsque celui-ci fait entendre des exigences suffisamment précises et fortes, elles deviennent incontournables. Cela signifie bien qu’il est la clé de toute évolution.

Cela dit, le PS reste bien discret et évasif sur les moyens. Qui va payer ? Où prendre l’argent ? Lorsque 64% des Français estiment que ce sont les marchés financiers qui font la loi, et que là est le problème, il est temps d’avoir le courage de remettre en cause cette domination. De même, Lionel Jospin vient de réaffirmer qu’il persistait à promouvoir la monnaie unique et Maastricht, pourtant responsables des choix politiques actuels et refuse que les Français puissent se prononcer par voie référendaire. Fondamentalement, je ne discerne pas dans ces propositions la reconnaissance que la réponse aux besoins des hommes est la base du développement de la société. Ce n’est pas ainsi qu’on changera de politique.

L’Humanité Dimanche : Dans ce contexte d’une gauche divisée, quel type de construction politique envisagez-vous ?

Pierre Zarka : Finalement, le problème n’est-il pas que les citoyens se donnent le pouvoir à la fois d’élaborer des solutions transformatrices et d’obtenir des forces politiques non pas qu’elles leur confisquent ce pouvoir mais qu’elles les aident dans cette élaboration ainsi que dans la capacité à les faire passer dans la vie ? Les assemblées générales de novembre-décembre 1995 ont montré que pour les salariés, la démocratie ne se limitait pas à la liberté de la parole mais qu’elle impliquait d’obtenir des organisations syndicales les informations et initiatives qui permettraient d’analyser et de décider. Notre nouvelle conception de la politique correspond à cela. Il s’agit d’un exercice plein de citoyenneté qui ne se milite pas à maîtriser ce qui se passe sur le terrain, mais qui, dans le même mouvement, constitue des majorités d’idées et permet « au terrain » de maîtriser ce qui se passe « en haut ».

L’Humanité Dimanche : Certains communistes évoquent la constitution d’un « pôle de radicalité » qui associerait, hors du Parti socialiste, les forces acquises à l’idée d’une transformation radicale de la société. Qu’en pensez-vous ?

Pierre Zarka : Le débat se poursuit. Personnellement, je note qu’une majorité de la population aspire aujourd’hui à des changements profonds. Bien au-delà des seules forces de gauche. Ce serait avoir une vision étriquée des choses que de décider de prendre pour base un nombre réduit d’hommes et de femmes de gauche. D’autant que le désaccord entre les formations de gauche ne se limitent pas à ceux qui existent entre le PCF et le PS. Le débat à gauche est partout aussi vif et nécessaire qu’il l’est avec le PS. Les Verts vantent les mérites de Maastricht et n’ont même pas la vision que nous de la lutte contre le chômage. Enfin, l’expérience l’a montré, rechercher a priori des ententes entre partis en dehors de la maîtrise par les citoyens de la construction politique est voué au rejet.

Encore une fois, à partir d’un problème, il s’agit de rassembler très largement au—delà des choix électoraux individuels pour obtenir au fur et à mesure l’engagement des forces de gauche et de progrès. Je ne dis pas que, tant que tel ou tel désaccord perdure, rien n’est faisable. Les gens peuvent tout de suite se rassembler, mettre en commun des idées, dégager des actions et, à travers des réseaux de militants, d’associations, d’organisations, de syndicats, rendre la pratique citoyenne plus forte et obtenir des prises de position qui leur soient favorables.

L’Humanité Dimanche : Pour nombre de communistes, mais pas seulement, tout rapprochement avec le Parti socialiste suscite de l’inquiétude. Comment abordez-vous cette question ?

Pierre Zarka : Personne n’a abordé les dégâts causés par l’abandon de la parole donnée par le PS. La méfiance est un signe de vigilance. Mais personne ne pense que la solution viendrait d’un seul et unique parti ou d’une soudaine hégémonie du PCF. Là encore, le débat se poursuit. Mais interrogeons-nous : remettons-nous la question à plus tard alors que les changements n’ont jamais été si urgents ? Le mouvement populaire se limiterait alors à l’indispensable protestation et les choix politiques décisifs seraient la chasse gardée des états-majors.

Une politique de gauche est irréalisable avec la monnaie unique et l’application du traité de Maastricht ou sans une mise en cause de la domination des marchés financiers. La résolution de ces problèmes ne dépend pas d’un face-à-face entre partis de gauche, mais de la maîtrise que les citoyens peuvent en avoir. Et pour que les citoyens aient envie d’exercer cette maîtrise jusque sur la convergence de ces partis, nous avons besoin d’en montrer la possibilité et les conditions.

Dans ce cadre, la notion d’accord change. Elle ne représente plus un texte qui sous-entendrait que le problème est réglé, que les gens peuvent dormir sur leurs deux oreilles, en comptant sur la fidélité des partis ou des ministres. La notion d’accord renvoie à ce que le mouvement populaire a été capable d’obtenir et sert de base à l’action pour que le contenu soit bien mis en œuvre. Au fond, une des grandes questions posées par le mouvement populaire est : comment avoir du pouvoir sur ce qui jusque-là semble lui échapper ? La responsabilité du PCF est de tout faire pour lui permettre d’acquérir ce pouvoir.

L’Humanité Dimanche : Comment abordez-vous l’échéance des élections législatives de 1998 ?

Pierre Zarka : Comme un moment important de ce processus. Il n’y a pas d’un côté à savoir si la droite sera battue, d’un autre si la gauche sera porteuse d’une autre politique. Tout conduit à penser que de très nombreux citoyens préfère s’abstenir plutôt que de se faire duper. Battre la droite suppose donc, d’ici 1998, nous percevons bien comment les attentes et les recherches exprimées par la société permettent d’aller plus avant dans l’élaboration avec eux des mesures précises, transformatrices, qui deviennent incontournables. Tout dépend de cela et aussi, compte tenu de sa volonté de rendre ce mouvement possible, de l’influence accordée au PCF. Je ne le dis par esprit de boutique, mais justement parce qu’il faudra penser à la fuite.

L’Humanité Dimanche : Le PCF serait-il prêt à participer à un éventuel gouvernement de gauche ?

Pierre Zarka : La vocation du PCF est que le monde du travail ait du pouvoir et maîtrise son sort. On voit mal pourquoi nous nous désintéresserions de la question. Et pour les mêmes raisons, je ne vois pas le PCF participer à n’importe quel gouvernement pour faire autre chose qu’une politique de progrès. Parce que nous sommes enracinés dans ce qu’il y a de plus vivant dans le monde du travail, du savoir, nous sommes porteurs d’une conception de la société qui repose entièrement sur le développement des capacités humaines et dont la finalité est la réponse aux besoins humains. C’est le critère de nos choix en toutes occasions.


Points de Vue

Le mécontentement et le ras-le-bol actuel face à la politique que mènent Chirac et Juppé laissent envisager une défaite possible de la droite en 1998 et donc un changement de majorité. Cette situation influence naturellement les débats dans la préparation de notre 29ee Congrès, autour de cette perspective électorale qui peut ouvrir la voie au changement.

Le Comité national a s’emblée posée cette question : qu’allons-nous faire en 1998 ? Je suis pour ma part favorable à ce qu’on affirme notre volonté à participer à la direction des affaires du pays, au gouvernement, mais cette affirmation ne peut faire l’impasse d’une autre question. Pourquoi faire ?  Et donc d’un large débat sur le contenu et les conditions du changement. Historiquement, nous avons participé à deux reprises à un gouvernement. En 1936, nous avons fait un autre choix, alors que la question était posée, cela ne nous pas empêché d’être utiles aux avancées significatives qu’a obtenues, à l’époque la classe ouvrière. Définir notre stratégie sur la « construction politique » et notre positionnement en cas de victoire de la gauche en 1998 relève donc d’une grande responsabilité. Tout échec, comme en 1981, non seulement peut nous coûter cher, ainsi qu’à notre peuple, mais il renverrait au loin la perspective de changement.

Certains proposent dans le débat de contribuer à la formation d’un pôle de radicalité. Je pense qu’il s’agit d’une réponse inadaptée à la réalité et qu’elle comporte de nombreux dangers.

Quelle politique à gauche ?

Il faut penser à convaincre bien au-delà des rangs du PCF : le ralliement des socialistes à une culture gestionnaire de gouvernement et l’affaiblissement de l‘influence du Parti communiste ont fait régresser la « culture de la transformation » vers une « culture de fatalité », jusqu’au rejet du politique.

La volonté des forces progressistes ne suffit pas : pour la mettre en œuvre, le rapport de forces à gauche doit être modifié ; cela passe par la reconquête d’un électorat perdu et une adhésion des jeunes générations aux thèses de la transformation radicale alors qu’ils n’entendent plus le langage d’appareil politique et attendent responsabilité et éthique politique. Cette reconquête passe aussi par la capacité à disputer aux autres forces de gauche la crédibilité des propositions.

On ne peut se contenter de formules réductrices qui apparaissent incantatoires alors que pertinentes sur le fond, comme par exemple « de l’argent, il y en a, il faut le prendre là où il est ». On ne peut faire l’économie de la complexité des moyens pour atteindre ces buts. Plus on veut changer la société en profondeur, plus nous devons être exigeants quant à la qualité de l’analyse et des moyens pour réussir ce dépassement. Sur la nécessité de taxer les capitaux spéculatifs, ne gagnerait-on pas en crédibilité en œuvrant de manière offensive simultanément au niveau national et européen malgré les difficultés d’imposer cette mesure en Europe.

Il faut investir le terrain européen, y compris pour s’assurer de la volonté effective des socialistes, qui, par exemple, leur font proposer en France cette taxation, alors qu’ils ont voté contre au Parlement européen. Voilà un domaine où la coopération européenne rendra réellement efficace et durable cette mesure pour une autre utilisation de l’argent.
Cependant, beaucoup reste à faire pour convaincre ceux qui ne croient plus que des changements à la fois de fond et en même temps concrets sont possibles. Là aussi, l’articulation nation-Europe est cruciale. Il y a une alternative entre l’Europe actuelle et le repli national, c’est une autre construction européenne articulée sur une réactivation du rôle de l’État-nation.

Mais on peut réaffirmer la nécessité de cette articulation sans nourrir la conjugaison des deux niveaux autour d’avancées démocratiques majeures.

Une autre construction européenne fondée sur une démocratisation des institutions actuelles.

La nation, oui, à condition de ne pas la confondre avec l’État qui doit être détechnocratisé, sans oublier que le libéralisme d’État est aussi à combattre et que la transformation du service public passe par des droits nouveaux pour les salariés dans la gestion.

Il faudra multiplier et dépasse les initiatives, tel le meeting de l’Arche ou les commissions PCF-PDS, et soutenir dans d’autres secteurs que les transports ferroviaires les actions syndicales européennes.

L’Europe peut être aussi le lieu de reconquête du politique et combat contre l’hégémonie du marché à condition de se doter de règles communes exigeantes ; c’est-à-dire de prendre le contre-pied de cette Europe qui dérèglemente, flexibilise et impose des critères de convergence pour l’UEM tellement dévastateurs qu’ils finissent par alimenter les replis nationalistes les plus dangereux. La gauche au pouvoir demain devra remettre en cause le calendrier et les orientations de la monnaie unique, renégocier le traité de Maastricht afin d’instaurer des règles sociales de haut niveau et de ne pas hypothéquer toute ambition culturelle dans le respect de la pluralité.

On ne peut sous-estimer ou balayer les thèses de ceux qui préconisent une union politique européenne fondée sur « un socle commun de la régularisation sociales et publiques » et une « cogestion à la française ». Mais disputer la gestion ne peut se concevoir que d’une manière conflictuelle ; là encore, la volonté d’une cogestion à la française ne suffit pas si elle ne s’appuie pas sur un rapport de forces. Gardons-nous de céder au pouvoir patronal ou à ses relais. Nous avons besoin de nouveaux droits pour les salariés, leur permettant de peser sur la définition des choix stratégiques des entreprises.

Demain, un gouvernement de gauche dans lequel le PCF pèserait suffisamment ne devra pas oublier les aspirations du mouvement social de décembre 1995 et devra s’en aspirer pour une politique réellement transformatrice.