Interviews de M. Franck Borotra, ministre de l'industrie de la poste et des télécommunications, à Europe 1 le 5 mars 1997 et dans "Le Nouvel observateur" du 6, sur la fermeture de l'usine Renault de Vilvorde en Belgique et le refus par l'État du plan social proposé par Renault et PSA sur les préretraites.

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Circonstance : Annonce le 27 février 1997 par Renault de la prochaine fermeture de son usine de Vilvorde en Belgique

Média : Europe 1 - Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Europe 1 - mercredi 5 mars 1997

J.-P. Elkabbach : Il paraît que votre tempérament est de ne pas louvoyer, de dire qu’un chat est un chat, est-ce que c’est vrai ?

F. Borotra : Je ne sais pas, j’essaie.

J.-P. Elkabbach : Alors allons-y, l’usine belge de Vilvoorde peut-elle rester ouverte ?

F. Borotra : La direction de Renault a pris la décision de fermer cette usine, c’est une décision de nature stratégique. À partir du moment où la direction a pris cette décision, je ne vois pas comment elle peut revenir dessus.

J.-P. Elkabbach : Donc, il n’y a pas de suspension de la fermeture, la décision est prise ?

F. Borotra : Oui, c’est une décision qui relève de la direction de l’entreprise et c’est une décision qui s’inscrit à l’intérieur d’une stratégie. Vous savez, quand on ferme une usine de cette importance, c’est un drame. C’est un drame pour les salariés, c’est un drame pour la région, pour des sous-traitants, pour l’ensemble des familles qui vivent à l’intérieur de la région, c’est un drame pour l’entreprise aussi. Vous savez, c’est comme une amputation, la disparition d’une usine comme celle-là. Je crois qu’il faut que l’on sache que l’on ne prend pas des décisions comme celle-là à la légère.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que l’on peut éviter de restructurer ?

F. Borotra : Non, on ne peut pas éviter de restructurer. En 1995, Renault perdait de l’argent sur la branche automobile. En 1996, sur un marché qui était très porteur, Renault a perdu des positions de marché et a perdu encore de l’argent. Si l’on ne prend pas des décisions, alors au moment de l’ouverture de l’euromarché a 1er janvier de l’an 2000, cette entreprise sera hors de situation de faire face à la concurrence. Il faut s’adapter.

J.-P. Elkabbach : Renault est mortel ?

F. Borotra : Renault est mortel comme toutes les entreprises et comme c’est une grande entreprise, il faut prendre les mesures pour lui permettre de pouvoir survivre et de pouvoir bien vivre.

J.-P. Elkabbach : M. Borotra, l’État est actionnaire de Renault à 46 % : Louis Schweitzer vous a informé à la mi-février. Pourquoi avez-vous accepté son plan ?

F. Borotra : Le gouvernement n’a pas à donner son avis sur la stratégie industrielle de Renault. C’est vrai que Renault est en situation financière tellement difficile qu’elle doit restructurer son outil de production. Le président fait savoir au ministre de l’Industrie qu’il va prendre des décisions et quand il a pris sa décision – comme, du reste, pour les autorité belges –, eh bien il informe de sa décision le ministre de l’Industrie.

J.-P. Elkabbach : Et il est venu vous dire : voilà ce que j’ai décidé.

F. Borotra : Il est venu me dire : voici mon plan de restructuration pour 1997 et pour préparer l’entreprise de 2000 à l’ouverture totale des frontières du marché européen.

J.-P. Elkabbach : Vous lui avez dit : « Mais vous êtes fou ! », ou vous avez dit : « Eh bien, tant mieux, heureusement que ce n’est pas en France ! » ?

F. Borotra : Je ne lui ai dit ni l’un ni l’autre, je lui ai dit : M. Schweitzer, vous assumez votre responsabilité et moi, comme actionnaire, je jugerai sur les résultats de la politique que vous avez menée.

J.-P. Elkabbach : Au passage, vous avez dit que les pouvoirs publics ont été informés en Belgique aussi ? C’est-à-dire que M. Dehaene le savait ?

F. Borotra : Bien sûr.

J.-P. Elkabbach : Et c’était à la mi-février ?

F. Borotra : C’était dans les jours précédant la décision, l’annonce.

J.-P. Elkabbach : En quoi Louis Schweitzer à tort ?

F. Borotra : C’est vrai que, vu de l’extérieur, la manière dont est annoncée la décision apparaît comme totalement brutale. Mais vous savez, il faut se poser la question. Quand on a une décision comme celle-là à annoncer, la brutalité, c’est d’abord la décision qui a été prise. Je le redis : le président de Renault ne s’est pas engagé dans cette affaire à la légère. Ce n’est pas une décision d’humeur, c’est une décision qui a été rendue nécessaire par la situation financière de l’entreprise. Et quand on annonce une décision comme celle-là, quelle que soit la forme que l’on met pour annoncer la décision, les conséquences ne peuvent être que des conséquences très fortes au plan émotionnel et par conséquent provoquer les remous auxquels on assiste.

J.-P. Elkabbach : On voit bien ce que dit la presse, ce que disent un certain nombre de députés, toujours les mêmes, de la majorité ou de l’opposition, autour de M. Schweitzer : il est seul, il a une belle tête de bouc émissaire, etc. Est-ce qu’il reste ou est-ce qu’il s’en va, pour vous ?

F. Borotra : Le président de Renault assume la responsabilité qui est la sienne, celle de la décision et celle de la mise en œuvre de la décision. Ce n’est pas au moment où Renault est engagé dans une opération de restructuration que l’on va, en plus, provoquer une crise à la tête de cette entreprise. Les choses sont claires, vous savez : l’objectif est de sauver Renault ! Il y a 72 000 emplois dans cette entreprise. Elle est, avec PSA, l’une des deux grandes entreprises de constructeurs automobiles en France. C’est le premier secteur industriel de notre pays. Comment voulez-vous que l’on se désintéresse de l’avenir de ces emplois et de ce secteur ?

J.-P. Elkabbach : Parce que vous avez dit, à l’Assemblée nationale, hier, qu’au 1er janvier 2000, le marché européen de l’automobile va être ouvert aux Asiatiques. Dans vos prévisions, si on ne fait pas de mesures importantes, combien de constructeurs restera-t-il à ce moment-là en France ?

F. Borotra : Je souhaite – et c’est pour cela que l’on se bat – qu’il puisse en rester deux. Je crois que c’est un avantage pour la France d’avoir deux constructeurs, à une condition : c’est qu’ils aient la taille, qu’ils soient bien implantés à l’extérieur pour trouver d’autres marchés que le seul marché européen qui va devenir de plus en plus concurrencé et, troisièmement, qu’ils soient en état de compétitivité pour faire face aux conditions de la concurrence par les prix. Par les prix parce qu’il y a changement de comportement des consommateurs. Autrefois, on était un client de Renault ; aujourd’hui, comme vous le diriez à la télévision, on « zappe », on peut être amené à changer à cause du prix parce que, de plus en plus, les véhicules ont le même taux d’innovation et le même taux de satisfaction dans la clientèle.

J.-P. Elkabbach : Donc, ce matin vous ne lâchez pas Louis Schweitzer ?

F. Borotra : Ce matin, je ne lâche ni M. Schweitzer, ni la société Renault. Il faut la préparer aux conditions de la concurrence, lui permettre de résorber ses déficits, d’accroître sa compétitivité, de repartir de l’avant et d’être prête pour être un compétiteur de dimension mondiale.

J.-P. Elkabbach : Il n’y a pas de retrait du plan Schweitzer ? On peut « gueuler » contre lui à propos de ses méthodes mais il n’y a pas de retrait du plan Schweitzer ?

F. Borotra : D’abord, ce n’est pas le ministre de l’Industrie qui peut retirer un plan qui a été décidé par quelqu’un d’autre. Cette décision est une décision qui a été pesée. Elle a des graves conséquences. Il faut apporter une réponse en terme social, en terme de reconversion industrielle, il faut y mettre les moyens pour que les conséquences soient le plus minimisées possibles sur les personnes, mais il faut à la fois concilier cette exigence sociale et puis les obligations de nature économique de cette entreprise.

J.-P. Elkabbach : Vous l’avez dit hier, mais je vais vous demander de préciser, ce matin. Proposez-vous que des décisions ou des discussions aient lieu chez vous, avec vous ? Et alors dans quel délai ? Entre toutes les parties ? Et pour obtenir quoi ? Quel type de geste, dans cette phase de transition, l’État peut-il faire ?

F. Borotra : M. Elkabbach, je crois qu’il y a deux problèmes de nature différente. Concernant Renault, il appartient au PDG de Renault de renouer avec les pouvoirs publics belges, d’instaurer un dialogue social avec les salariés qui sont touchés à Vilvoorde et de mettre en place un large plan de nature sociale et de conversion industrielle. Ça, c’est l’obligation de l’entreprise. L’entreprise y trouve un avantage, c’est l’accroissement de sa productivité. Eh bien, elle doit accepter de financer cela.

J.-P. Elkabbach : Vous lui dites : venez chez moi pour discuter ?

F. Borotra : La porte du ministre de l’Industrie est ouverte. Non seulement pour le PDG de Renault,mais pour celui de PSA, pour que nous regardions l’ensemble des aspects.

J.-P. Elkabbach : Ensemble ?

F. Borotra : Ensemble ou séparé, comme ils le souhaitent, pour préparer ces entreprises aux conditions de la concurrence et faire en sorte qu’à l’orée du XXIe siècle, il reste deux compétiteurs de niveau européen et mondial dans la construction automobile, en France.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que vous pourriez appliquer la loi Robien à l’industrie automobile ?

F. Borotra : Je crois qu’il faut regarder toutes les solutions : l’aménagement et la réduction du temps de travail, le réaménagement de l’outil de production tel qu’il est engagé, la nécessité d’assurer un grand nombre de coopérations de nature industrielle entre les deux constructeurs automobiles français, mais aussi entre chacun d’eux et d’autres constructeurs européens. Il faut qu’ils s’ouvrent au marché extérieur. Bref, il faut que souffle l’esprit du grand large, et il souffle déjà depuis longtemps pour préparer ces entreprises. Leur marché est devenu un marché mondial. Du reste, ils le savent bien.

J.-P. Elkabbach : La prime Juppé à l’achat, c’est fini ?

F. Borotra : La prime Juppé à l’achat, c’est fini. Elle a eu des éléments très positifs. Elle a permis de retirer 700 000 véhicules de plus de huit ans, c’est-à-dire plus de 10 % des véhicules qui ont plus de huit ans, amenant des gains dans le domaine de l’environnement et dans le domaine de la sécurité. Et elle n’a rien coûté à l’État. Elle a ramené 200 francs par véhicule à l’État.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que l’État est prêt à engager comme il l’a fait pour l’agriculture et la sidérurgie, un plan de reconversion pour toute l’industrie de l’automobile, s’il le faut ?

F. Borotra : Je crois que les entreprises sont parfaitement conscientes de l’enjeu. C’est vrai qu’il y a une accélération du processus de concurrence. C’est vrai que le prix est devenu un élément déterminant. Les seules entreprises qui pourront se maintenir au XXIe siècle, ce sont celles qui maîtriseront leurs prix de manière telle, qu’elles pourront, chaque année, accompagner les baisses de prix qui ne manqueront pas de venir.

J.-P. Elkabbach : On a parlé, dans le journal, de votre différend avec Corinne Lepage.

F. Borotra : J’ai beaucoup de respect et d’estime pour le ministre de l’Environnement et pour l’action remarquable qu’elle mène à la tête de son ministère.

J.-P. Elkabbach : Quand on dit cela, ça veut dire qu’il faut qu’elle cède !

F. Borotra : Ce n’est pas de la langue de bois ! Je le dis, nous avons certains sujets…

J.-P. Elkabbach : Simplement, êtes-vous favorable au redémarrage de Superphénix ?

F. Borotra : Je suis favorable au redémarrage de Superphénix. C’est un élément important de la filière nucléaire française qui est l’un des éléments sur lequel, demain, la France devra s’appuyer pour décider, à partir de l’an 2010, de sa politique énergétique. Cela engagera l’économie française.

J.-P. Elkabbach : C’est ce que le gouvernement va décider ?

F. Borotra : C’est un arbitrage de M. le Premier ministre.

J.-P. Elkabbach : Merci d’avoir répondu franchement M. Borotra.

 

Le Nouvel observateur - 6 mars 1997

Q. : Pourquoi avoir refusé à Renault et PSA le financement de 40 000 préretraites alors que ces deux constructeurs accusent un retard de compétitivité du fait, entre autres, d’une pyramide des âges déséquilibrée ?

R. : Nous avions quatre bonnes raisons de ne pas donner notre accord : le plan était trop incertain, trop dérogatoire, trop cher et pas forcément efficace. Trop incertain d’abord. Les constructeurs demandaient à l’État de s’engager pour six ans alors qu’il est impossible aujourd’hui de savoir ce que sera le marché de l’automobile à cette échéance. Et qu’une, évolution d’un point du marché représente de 5 000 à 8 000 emplois en plus ou en moins. Ensuite trop dérogatoire : le gouvernement, au moment où il est engagé dans un effort de maîtrise des dépenses de Sécurité sociale, ne pouvait pas accepter d’entériner un système prévoyant des départs à la retraite dès 51 ans !

Ce plan était également trop cher. Au total, il aurait coûté à l’État et à la Sécurité sociale plus de 40 milliards de francs sur douze à quinze ans. Et tout ça pour un résultat peu convaincant : avec 40 000 préretraites d’un côté et 14 000 embauches de l’autre, l’âge moyen des effectifs de PSA et Renault ne diminuait que de deux ou trois ans, pour tomber à environ 46 ans contre 48 aujourd’hui. On est loin de la moyenne de 30 ans affichée par les transplants japonais en Grande-Bretagne. Tout cela montre bien que des mises en préretraite massives n’étaient de toute façon pas la recette miracle qui aurait rendu leur compétitivité aux constructeurs français. En outre, je refuse l’idée que dans une industrie où les frais de montage ne représentent plus que 20 % des coûts, on gagne la bataille de la productivité en ne faisant que des réductions d’effectifs. Cela dit, nous savons très bien que l’industrie automobile européenne est entrée dans une période de turbulence qui va s’aggraver avec la fin prochaine des restrictions à l’importation des véhicules asiatiques. Voilà pourquoi ma porte reste ouverte aux constructeurs. Mais qu’ils reviennent me voir avec un plan global de modernisation de la filière automobile. C’est fini l’époque où on pouvait tendre la sébile à l’État chaque fois qu’on avait un problème.