Interview de M. Michel Rocard, sénateur et membre du bureau national du PS, dans "Le Journal du dimanche" du 1er février 1998, sur la mise en cause de M. Roland Dumas et les pratiques de corruption à l'occasion des ventes d'armes ainsi que durant le gouvernement de M. Rocard.

Prononcé le 1er février 1998

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Média : Le Journal du Dimanche

Texte intégral

Q - Quand vous étiez Premier ministre, saviez-vous qu'il existait des commissions aussi importantes et qu'un ministre, Roland Dumas en l'occurrence, pouvait en profiter ?

R - Attention. Rien ne permet aujourd'hui d'accuser Roland Dumas de façon certaine. Ce que je savais en arrivant à Matignon, c'est que j'aurais à affronter des graves problèmes de moralisation de la vie publique. On savait, par exemple, que toute la politique vivait de commissions sur les marchés publics. Pour la sortir de la Fraude, ou de la mendicité - système dont tout le monde s'est accommode d'ailleurs, de Poincaré à de Gaulle, Pompidou, etc. -, j'ai tout de suite travaillé à ce qui sera la grande loi de 1990 sur le financement des partis. Dans le même souci, j'ai obtenu du Parlement de donner des pouvoirs judiciaires à la COB (Commission des opérations de Bourse) et préparé la loi sur les écoutes téléphoniques, votée sous Edith Cresson.

Q - Des « commissions » cela veut dire quoi ?

R - Je me souviens d'avoir donné des instructions très fermes pour que la Commission pour les ventes d'armes renforce ses procédures. Ses fonctionnaires sont en général de très honnêtes gens qui supportent mal les malversations et sont d'autant plus vigilants. Dans les ventes d'armes lourdes ou semi-lourdes, il n'y a pas, en général, de zone d'ombre, ce qui n'est pas le cas pour les petites armes. Mais, à côté du commerce officiel, il y a les commissions. Elles sont de deux natures : celles dites d'« apporteurs », fiscalement déclarables et reconnues. Le monde entier les pratique, le problème, c'est leur taux. Et puis, il y a les versements supplémentaires, de la main à la main, censés rémunérer des services et, là, personne ne sait jamais rien. Tout est verbal, les versements se font en espèces sur des comptes en Suisse ou ailleurs, et l'on ne peut avoir que des soupçons, parfois de robustes soupçons.

Q - Vous, Premier ministre, n'aviez que des soupçons ?

R - (Silence) Je ne souhaite pas répondre à cette question. Mais sachez que j'ai pesé de tout mon poids pour la vente de frégates et de Mirages à Taïwan. Oui, j'y voyais un impératif géostratégique, une raison d'Etat. L'équilibre économique de la planète dépendait de la stabilité dans cette zone. J'étais fort loin d'imaginer en arrière-plan ces formidables concussions, si elles sont avérées, bien sûr !

Q - Vous ne pouviez pas le savoir ?

R - Cela relève d'un travail spécialisé du fisc et des douanes. Ils travaillent sur des indices, pas sur des soupçons. Et cela manquait. Pour cette affaire de frégates, je me souviens que l'atmosphère était pesante. Ce n'est qu'après mon départ de Matignon que des rumeurs de fraude me sont venues aux oreilles.

Q - Faut-il s'inquiéter qu'un Premier ministre ne puisse empêcher de telles malversations ?

R - Mais non ! Il est l'homme le mieux informé de France, comme chef des services, mais l'Etat est une énorme machine (dont l'efficacité dépend de la qualité des services actifs et de la fermeté de commandement). Le Premier ministre à le pouvoir de donner des ordres aux services de police, il peut inviter à plus de zèle dans la chasse à la fraude. Il ne faut pas avoir du pouvoir une idée naïve, mais il ne faut pas croire non plus que la corruption est partout. La France a la fonction publique la plus claire du monde et une classe politique en moyenne plus honnête qu'on ne le croit.

Q - Muni de « robustes soupçons », avez-vous songé à démissionner ?

R - Jamais, au contraire. Je le répète, j'ai tout de suite considéré, lors de ma nomination à Matignon, que ma principale mission était de protéger la République et nos concitoyens d'un certain nombre de dérives possibles. Par une sorte d'esthétisme, le président de la République aimait à s'entourer de gens un peu à la limite. Ainsi est montée autour de lui, à son insu en large partie, toute une culture politique cynique, portée par des gens intéressés par les privilèges liés au pouvoir et non par l'action politique dans ce qu'elle a de créateur.

Q - Pour vous, le devoir était de « couvrir » pour défendre la République plutôt que de dénoncer pour assainir plus vite ?

R - Je n'accepte pas le mot « couvrir » et je n'ai rien couvert. Mais l'homme d'Etat ne fait que passer des compromis. Il est dans l'éthique de responsabilité, pas dans l'éthique de conviction. Un Premier ministre doit-il être honnête par rapport aux relations argent-puissance publique ou par rapport à l'ensemble des confiances et des fidélités politiques qui lui donnent la légitimité pour gouverner ? Les choix sont toujours empiriques. La morale est dans la finalité, dans les critères de ces choix.

Q - Mais doit-on s'indigner de la corruption ou faut-il s'y faire, puisqu'elle est dans la nature humaine ?

R - Le Créateur a, certes, produit une espèce imparfaite, mais on doit tout à fait s'indigner et juger la corruption scandaleuse. Il y a deux façons d'y remédier : punir après coup, la France fait cela depuis trois ou quatre ans, mieux qu'avant grâce à l'action conjuguée de la presse, de la police, de la justice, et organiser partout des contre-pouvoirs à l'intérieur des pouvoirs publics afin de réduire la liberté de faire n'importe quoi. Mais vous savez, les sociétés relèvent d'un équilibre très subtil : en améliorant les droits de la défense, par exemple, on améliore aussi ceux des truands.

Q - Mais ce serait quand même très grave si le président du Conseil constitutionnel avait touché les commissions dont on parle ?

R - Rien n'est prouvé jusque-là et n'oubliez pas que Roland Dumas est un avocat brillant qui a gagné beaucoup d'argent par son talent. Mais, bien sûr, ce serait très grave, un très grave dysfonctionnement de la République. Cependant, nos concitoyens doivent savoir que les grands assainissements sont en cours. Ce n'est pas la photo qui compte, c'est le film, pas l'instantané mais l'évolution générale. Et elle n'est pas mauvaise.