Interview de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, à Europe 1 le 28 novembre 1996, sur le conflit des routiers, la position de l’État dans la négociation et les perspectives d'un accord sur les revendications des camionneurs.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Grève des transporteurs routiers avec barrages sur les routes du 18 au 30 novembre 1996

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach : 75 heures de négociations, on était si près de l’accord. Est-ce un succès, comme dit B. Pons, un demi échec, la rupture, l’impasse ? En tout cas, on a l’impression que c’est une situation explosive, il ne manque plus que l’allumette. Comment définissez-vous cette situation, au-delà de la confusion ?

M. Blondel : Je ne peux pas me prononcer encore mais j’ai déjà un petit peu d’amertume dans la limite où, après avoir eu une négociation aussi longue, après avoir abordé les vrais problèmes pour une fois, être allé jusqu’au bout de la discussion, il y avait des résultats, et il a fallu que ça capote sur un problème qui est, dans le fond, peut-être le plus mineur, c’est-à-dire un problème d’argent.

J.-P. Elkabbach : Vous vouliez l’accord, vous ?

M. Blondel : Bien sûr. J’ai travaillé pendant pratiquement les 75 heures de négociations, j’ai fait des négociations parallèles – tout le monde sait ça – je suis allé voir M. Pons, je suis allé voir M. Barrot, je suis intervenu à tous les niveaux pour essayer de mettre les bouts de ficelle, trouver le moyen au moins que cela discute et essayer d’expliquer pourquoi nous en sommes arrivés là. C’est ça le problème.

J.-P. Elkabbach : Justement, les camionneurs semblent avoir obtenu satisfaction sur beaucoup de points. Est-ce que vous ne croyez pas qu’à un moment, il faut prendre en compte l’intérêt général – j’ai envie de dire l’avis des autres, quand on voit les difficultés de certains – et savoir s’arrêter ?

M. Blondel : Écoutez, il faut quand même que je vous rappelle que, dans ce secteur d’activité, il y a eu des grèves à différentes reprises avec toujours des expressions de grève comme les barrages, etc. Il y a eu des accords qui ont été signés et avec une régularité de métronome, il y a toute une série de patrons qui ne les appliquent pas. À partir de ce moment-là, il y a une crédibilité que nous n’avons pas entre les interlocuteurs et je le regrette. J’étais content que M. Pons ait nommé un médiateur – bien que ce ne soit pas dans nos principes et nos habitudes – parce que justement, M. Pons avait compris, je pense, non seulement l’importance pour l’intérêt général, les conséquences que cela peut avoir quand il y a des conflits dans ce secteur d’activité, mais aussi la responsabilité du Gouvernement qu’il engageait sur des points très précis, notamment des points législatifs.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que Force ouvrière accepte de signer demain matin, vendredi, tous les accords qui ont été déjà conclus ? Est-ce que c’est une bonne idée ?

M. Blondel : Je crois que c’est une erreur. Je pense que l’une des erreurs que vient de faire M. Cros, c’est de dire : je rends mon travail, je mets tous les points au niveau de discussion où nous sommes arrivés et il va falloir signer oui ou non. Si c’est cela, je dis tout de suite que cela va bloquer. Par contre, par exemple sur la retraite ou plus exactement la cessation anticipée à 55 ans, c’était sûr que l’organisation FO aurait signé. Nous sommes aussi disposés à signer l’accord concernant la réduction du temps de travail. C’est très important, c’est une profession dans laquelle on applique encore les équivalences. Que sont les équivalences ? Ce sont les décrets de 1936 qui prévoient par exemple qu’une vendeuse ne vend pas toute la journée et ses temps morts, on les décompte : elle travaille dix heures, on la paye huit heures. Cela a disparu dans toutes les professions sauf dans la profession des transports. Donc, là, nous avons une garantie. Il faut que j’explique bien car parfois les routiers m’écoutent aussi : si, par voie de négociations, on ne supprime pas les équivalences, M. Pons s’est engagé à prendre le décret et à les supprimer. Ça, c’est un élément positif.

J.-P. Elkabbach : Pour vous, c’est fini ou il faut encore discuter ?

M. Blondel : Il faut encore discuter. Le gros problème c’est sur les salaires : 1 % et une prime exceptionnelle, une fois 1 500 francs, c’est insuffisant. Tout le monde sait combien ces gens-là gagnent.

Europe 1 : Mais 23 % demandés par certains syndicats, 10 000 francs, 200 heures… ?

M. Blondel : Vous n’empêcherez pas les gens de dire que, lorsqu’ils travaillent 200 heures, ils mériteraient au moins un salaire mensuel de 10 000 francs.

J.-P. Elkabbach : C’est une sorte de slogan ?

M. Blondel : Bien sûr, c’est une revendication, c’est un slogan et c’est la valeur. Ils se définissent comme valant cela. C’est leur valeur vénale. Moralité : cela fait 25 % avec la réalité. Maintenant, on pouvait quand même faire autre chose que proposer 1 % d’augmentation.

J.-P. Elkabbach : Alors, vous demandez quoi à M. Pons qui considère que la mission est terminée, que l’on discute, là encore ? Qu’il prolonge la mission de M. Cros ?

M. Blondel : Oui, je vais peut-être demander à M. Pons de demander à M. Cros de refaire un tour de piste. Et puis je vais essayer, je le dis tout à fait clairement, à la fois de faire pression sur le patronat, y compris sur le CNPF, en montrant les conséquences de ce blocage et en disant que, sur le plan des salaires, il va y avoir une aide terrible pour ceux qui vont réduire la durée du travail avec des exonérations de cotisations sociales. Cela donne quand même pas mal de liberté.

J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire que, ce matin, vous ne demandez pas l’extension des mouvements de solidarité dans d’autres secteurs ?

M. Blondel : Écoutez, les mouvements de solidarité – je dis bien de solidarité – vont arriver. Ne vous y trompez pas. Quand je dis les mouvements de solidarité, cela ne veut pas dire que les autres vont se mettre en grève, cela veut dire qu’il va y avoir des soutiens, des délégations, des choses de cette nature. Ça, c’est dans la nature des choses. Seulement l’important, c’est que l’on garde un contact de négociations de manière à ce que les gens qui sont en grève et qui sont sur les barrages puissent s’attendre à avoir un résultat concret.

J.-P. Elkabbach : Sur les barrages, vous dites « extension » aux routiers qui vous écoutent ?

M. Blondel : Je leur demande surtout de ne pas répondre à la provocation. Vous savez que les patrons viennent, parfois il y a des huissiers qui délivrent des lettres recommandées de licenciement, etc. Alors, surtout, je leur demande d’être calmes et de ne pas répondre à ces provocations-là.

J.-P. Elkabbach : Il y a de plus en plus de gens, comme l’interprofessionnelle des fruits et des légumes, qui réclament la réquisition de tous les moyens, y compris la force publique, pour assurer la libre circulation.

M. Blondel : Nous en avons déjà parlé en 1992 quand Bérégovoy était au pouvoir, était Premier ministre. Il y a eu alors une grève de cette nature. Le matin où je suis allé voir M. Bérégovoy pour essayer de faire prendre les bouts de ficelle pour qu’il y ait une discussion, en sortant, on m’a appris qu’il avait envoyé les tanks à Phalempin. Ça n’a rien résolu !

J.-P. Elkabbach : Donc, pour M. Blondel, novembre 96, ce n’est pas décembre 95 ?

M. Blondel : Ce n’est pas du tout la même chose dans la limite où, en novembre et décembre 95, je vous rappelle que c’était sur la Sécurité sociale. Nous avions une responsabilité connue de tous dans ce domaine. Si je m’étais tu, c’eut été de la lâcheté, voire de la complicité. En tout cas, permettez-moi de dire au passage que – rien que ça ! – on a donné la Sécurité sociale à gérer aux parlementaires : ils ont été 110 à voter sur 570. Vraiment, ce n’est pas une bonne affaire !

J.-P. Elkabbach : Êtes-vous partisan d’un rééquilibrage du transport, qu’on favorise un peu plus le rail ?

M. Blondel : Bien sûr. Il ne s’agit pas de favoriser le rail. Je vous donne un chiffre : 1 kilomètre de fret, 1 tonne, ça vaut 7 francs. Il y a des gens qui acceptent de le faire pour 3 francs. C’est donc obligatoirement sur le chauffeur ! Il faut surenchérir un peu les coûts : ça rééquilibrera avec la SNCF.

J.-P. Elkabbach : Mais en 1997, on va voir l’arrivée en France des camionneurs de toute l’Europe. Ça va s’aggraver.

M. Blondel : C’est déjà fait, et c’est justement pour ça qu’il fallait régler ça à froid, et il faut notamment un suivi : il ne faut pas en rester aux documents et aux bonnes intentions, il faut maintenant les appliquer. Il est vrai qu’un pays comme la Hollande, qui n’a pas de marché intérieur sur le plan routier, tombe sur la France parce que c’est le territoire le plus grand, avec l’Allemagne.

J.-P. Elkabbach : Pensez-vous à toutes ces entreprises qui ont raté la saison de Noël 95 et qui sont sur le point encore d’échouer, qui ont peur que ça recommence ?

M. Blondel : Oui. Je suis tout à fait d’accord. Mais je ne suis pas sûr qu’il faille prendre les routiers comme boucs émissaires. Je pense aussi au routier qui arrive dans une grande surface où on lui dit : « tu vas attendre deux heures, on déchargera dans deux heures ou tu déchargeras toi-même ». Là, c’est le transfert de la perte de temps sur le routier qui se fait engueuler par son patron.

J.-P. Elkabbach : Donc, FO va essayer de tout faire aujourd’hui pour continuer les discussions et ira signer demain s’il n’y a pas de protocole global ?

M. Blondel : Si le terme n’est pas trop fort, je vais essayer de faire de la diplomatie. Dans le domaine syndical, c’est rarissime ! Je vais essayer de le faire et faire pression parce que je pense qu’il ne faudrait pas grand-chose sur les salaires pour qu’on trouve un accord qui soit satisfaisant pour tous.

J.-P. Elkabbach : Ce qui me frappe dans cette grève d’un secteur privé, c’est que les trois principaux négociateurs pour les syndicats appartiennent à des entreprises publiques, deux sont à la RATP – dont M. Poletti pour FO – et un à la SNCF : aucun n’est routier. C’est drôle !

M. Blondel : Vous vous méprenez : Poletti a avec lui J.-P. Lecœuvre qui est routier.

J.-P. Elkabbach : Mais les chefs ne sont pas routiers !

M. Blondel : Écoutez, ceux qui font la grève sont sur le terrain.