Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à La Chaine info le 3 mars 1998 et dans "Paris-Match" le 5, sur le rôle de la diplomatie française pour la résolution de la crise irakienne.

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Média : La Chaîne Info - Paris Match - Télévision

Texte intégral

Entretien avec « LCI » (Paris, le 3 mars 1998)

LCI : ... Jacques Chirac, de son côté, a envoyé aujourd’hui un émissaire à Bagdad pour demander à Saddam Hussein de jouer le jeu. Le chef de la diplomatie française rappelle la position de la France, nous l’écoutons.

Hubert Védrine : C’est une très bonne résolution, d’abord parce qu’elle soutient dans des termes très favorables et très positifs l’accord signé par le secrétaire général des Nations unies avec M. Tarek Aziz. Elle l’endosse, donc tout le Conseil de sécurité est engagé maintenant dans l’application de cet accord dans tous ses aspects : d’autre part, parce que la résolution est assez claire dans les deux directions :  dans l’hypothèse où l’Irak ne joue pas le jeu, l’Irak s’expose à de très graves conséquences et dans l’hypothèse où l’Irak joue le jeu c’est l’application de la résolution 687 de 1991 qui, dans son article 22, a prévu de façon précise comment, à ce moment-là, on pourra lever les sanctions, c’est naturellement le souhait de tout le monde, à condition que l’accord soit appliqué.


Paris-Match : 5 mars 1998

Paris-Match : La position spécifique de la France dans la gestion de la crise irakienne aura-t-elle des conséquences dans nos relations avec les États-Unis ? N’est-ce pas paradoxal que la France se soit retrouvée l’alliée de la Russie ?

Hubert Védrine : Ce ne sont pas des alliances mais des ajustements successifs à cinq (les membres permanents du Conseil de sécurité). Et là, c’est plutôt Moscou qui a soutenu nos efforts (par exemple, nos idées sur les modalités d’inspection). Depuis une dizaine de jours, la tentative d’une sortie de crise diplomatique s’est organisée autour des propositions françaises. Le travail diplomatique de la France, depuis le début de cette crise, est salué par tous les pays, y compris les États-Unis, qui n’ont émis aucune critique à notre encontre. Une vraie solution à la crise des sites présidentiels semble trouvée, durable, conforme aux résolutions. La perspective des frappes s’éloigne grâce à la combinaison des pressions de toutes sortes, des propositions diplomatiques de la France et du très remarquable travail de M. Kofi Annan. Il faut s’en réjouir.

Paris-Match : Selon vous, la dictature de Saddam Hussein pourra-t-elle résister à un second bras de fer, en moins de dix ans, avec la communauté internationale ?

Hubert Védrine : Il est hasardeux de faire de la politique-fiction sur l’Irak ! Depuis 1990, Saddam Hussein a surmonté toutes les épreuves : malgré l’attaque de la coalition, malgré le vote des résolutions de l’Onu, malgré la rébellion kurde, malgré les mouvements de résistance chiite, malgré l’embargo, il est resté au pouvoir.

Paris-Match : Saddam Hussein s’impose aujourd’hui comme le plus énigmatique des dirigeants au monde. La France a-t-elle pris en compte la dimension psychologique du personnage dans l’analyse de cette crise ?

Hubert Védrine : Bien sûr, et c’est pour cette raison que la France a jugé indispensable que Saddam Hussein entende directement et lui-même la position de la France par la voix d’un envoyé spécial muni dans ce but d’un message du Président de la République. Car Saddam Hussein n’a depuis longtemps presque plus aucun contact avec les chefs d’État, ni du monde arabe ni du monde occidental. Et, le passé l’a prouvé, il peut commettre d’immenses erreurs de jugement.

Paris-Match : Quelles seraient les répercussions au Moyen-Orient d’un pouvoir irakiens fragilité ?

Hubert Védrine : Cette région demeure potentiellement explosive : problème kurde, enjeux pétroliers, changements encore incertains en Iran, asphyxie du processus de paix. Déstabiliser en plus l’Irak serait irresponsable. C’est pourquoi tous les dirigeants arabes souhaitent l’application des résolutions de l’Onu, mais étaient aussi hostiles à des frappes militaires contre l’Irak. Jusqu’où, en effet, irait l’onde de choc ? Limiter la capacité agressive de l’Irak, voilà la vraie préoccupation des pays arabes. La France, elle aussi, s’est interrogée publiquement sur l’opportunité, l’utilité et les conséquences d’une action militaire contre l’Irak. Rappelons que, en sept ans de travail sur le territoire irakien, l’Unscom est parvenue à démanteler plus d’armes que ce qui a été détruit pendant la guerre ! L’Unscom a imposé au pouvoir irakien la surveillance permanente de près de 300 établissements, et de plus de 60 sites. Il faut poursuivre dans cette voie pour les armes chimiques et bactériologiques, ce qui deviendrait impossible en cas de frappe.