Texte intégral
A. Ardisson : Partagez-vous le point de vue de L. Jospin qui vient de rompre un tabou en invitant les intellectuels et les hommes politiques français à ne pas donner l’impression de soutenir inconditionnellement le pouvoir en place, mais de soutenir les forces démocratiques ? Est-ce que c’est facile ?
J.-P. Chevènement : Ce n’est pas facile parce qu’on ne peut pas se contenter d’incantation et d’exhortation à un dialogue dont on ne sait pas très bien qui il vise. Je rappelle que la politique américaine semble, en Algérie, privilégier une solution à la soudanaise, c’est-à-dire, finalement, une entente entre les généraux et les intégristes dès lors qu’ils auraient renoncé à l’usage de la violence. Ce qui intéresse les États-Unis en Algérie, c’est le pétrole et surtout le gaz. Je pense que la position de la France ne doit pas se déterminer de cette manière.
A. Ardisson : Vous voyez vraiment une main américaine très présente ?
J.-P. Chevènement : Je ne sais pas si vous suivez ces affaires de près, mais il y a une dizaine de jours, un rapport commande par le Pentagone a été rendu public, envisageant très clairement le triomphe du FIS en Algérie. Je pense que la parution de ce rapport n’est pas tout à fait innocente. Et on sait très bien que les États-Unis ont été longtemps l’asile d’un certain nombre de chefs du FIS. Je pense que toute la politique américaine a depuis longtemps consisté à jouer la carte de l’intégrisme dans le monde arabo-musulman, dès lors que des régimes intégristes plus ou moins modérés permettraient au pétrole de couler. La position de la France doit se définir autrement : par la démocratie. L’expression me convient, encore qu’elle peut être hypocrite dans certains cas ; On ne peut pas renvoyer dos à dos le général Zéroual et les terroristes fanatiques du GIA. Il faut surtout soutenir le peuple algérien qui manifeste à travers les enseignants qui continent à faire des cours, les intellectuels, les journalistes, les femmes qui ont beaucoup de courage. Nous sommes très proches de ce peuple. Nous devons mettre l’accent en effet sur les valeurs de la démocratie et nous poser la question de savoir pourquoi au Quai d’Orsay, on reçoit par exemple M. Nanah et pas S Sadi.
A. Ardisson : On va rester sur un sujet qui vous est cher, à savoir l’anti-américanisme...
J.-P. Chevènement : Pas l’anti-américanisme, disons la défense de l’indépendance nationale de la France.
A. Ardisson : Cette semaine, on va beaucoup parler d’armée. On va en parler dès demain avec l’examen du projet de loi sur le nouveau service national et puis vendredi prochain avec la publication de l’accord franco-allemand conclu à Nuremberg en décembre dernier, et qui pose les bases d’un concept stratégique commun visant à doter les deux pays d’une défense concertée. Vous avez été le premier à réagir à ce document, dont quelques bribes sont sorties dans la presse, en disant que cela aboutirait ni plus ni moins à s’aligner sur les positions américaines. Qu’est-ce qui vous fait incliner en ce sens alors qu’on pourrait penser que cela vise à faire contrepoids au leadership de fait des États-Unis qui n’ont plus de bloc cohérent en face d’eux.
J.-P. Chevènement : C’est ce que l’on a dit pour commencer mais en réalité, c’est la politique de Gribouille. On dit il faut que l’Europe existe par rapport aux États-Unis, pourtant on constate que nos principaux partenaires, et d’abord l’Allemagne, sont dans l’OTAN, donc on réintègre l’OTAN sans aucune contrepartie. La France a renoncé, par la bouche de M. de Charette il y a quelques jours, au commandement sud de l’OTAN qui était pourtant la condition mise par le Président Chirac à notre réintégration, et on signe avec les Allemands un document que l’on appelle « concept stratégique » où il n’y a pas de concept et où il n’y a pas de stratégie. La seule qui est dite, c’est que nos forces classiques sont en priorité à la disposition de la défense des alliés dans le cadre des obligations qui découlent de Bruxelles et de Washington, c’est-à-dire de l’OTAN. Autrement dit, on s’aligne, sous prétexte de faire contrepoids aux Américains, sur les Allemands qui ont la position des Américains. C’est la politique de Gribouille qui se jette à l’eau de peur d’être mouillé par la pluie.
A. Ardisson : Mais alors, que faut-il faire de ce document, de ce texte, et surtout comment faut-il le considérer ? Un document de travail pour ouvrir le débat au Parlement français, un document pour aiguillonner les Européens ou quelque chose qui a force de traité et qu’il faut prendre très au sérieux ?
J.-P. Chevènement : Ça n’a évidemment pas force de traité puisque nous apprenons le contenu de ce document par la presse par Le Monde. Je crois que ce document est grave dans la mesure où il manifeste à quel point la France a renoncé à une défense indépendante. Je regarde également ce qui est dit sur le statut de nos forces nucléaires réduites à un rôle d’appoint. La garantie ultime de sécurité des Alliés est fournie par la forces nucléaires des États-Unis, c’est dans le texte. Et par ailleurs, tout est prévu pour constituer des forces armées disponibles, faciles à intégrer dans des structures multinationales, c’est le texte là encore. C’est tout à fait cohérent avec la suppression du service militaire et avec la réduction de l’armée française à un petit corps expéditionnaire dont le format, vous le savez, sera réduit de moitié par rapport à ce que sont aujourd’hui les forces armées françaises.
A. Ardisson : Dans le débat sur le service militaire, les ennuis pour le Gouvernement viennent surtout de sa majorité et notamment de l’UDF qui a amendé le texte dans le sens d’une plus grande militarisation des rendez-vous citoyens. Est-ce que ça vous réjouit ou ça vous laisse totalement indifférent ?
J.-P. Chevènement : Ça me laisse totalement indifférent parce que ce rendez-vous citoyen est de la blague. Supprimer le service militaire et maintenir, voire allonger le conseil de révision, n’a pas de sens. Réunir la jeunesse de France dans des casernes pendant cinq jours, pour vérifier son état sanitaire, mental, intellectuel et rattraper les cours d’éducation civique dont l’horaire vient d’être réduit de moitié par M. Bayrou, ça n’a absolument aucun sens. Je pense que le maintien du rendez-vous citoyen permet certes un recensement qui peut être utile si on veut rétablir le service national. Et moi, personnellement, je suis partisan de rétablir le lien entre l’armée et la nation. Ce sont les citoyens qui doivent contribuer à la défense du pays, une défense orientée, par rapport aux intérêts fondamentaux du pas, à la préservation de notre indépendance, et pas une défense d’avance mise à la remorque d’expéditions qui obéiront à des intérêts qui ne sont pas les nôtres.
A. Ardisson : Mais vous croyez qu’on pourra revenir sur cette réforme de suppression du service militaire ?
J.-P. Chevènement : C’est arrivé dans le passé, ça pourrait arriver à nouveau dans l’avenir. Il y a des pays qui n’avaient jamais eu le service militaire et qui l’on quand même institué – je pense à la Grande-Bretagne qui l’a supprimé ensuite. Donc cela dépendra beaucoup de la situation internationale mais je crois que c’est une grave erreur de la part du Président de la République de faire l’impasse sur tous les risques qui peuvent survenir en Europe dans les dix prochaines années. Vous savez, la situation de l’Europe n’est pas tellement sûre. Il y a plus de minorités russes à l’Est de l’Europe qu’il n’y avait de minorités allemandes, après la paix de Versailles.
A. Ardisson : Une question de pure politique pour terminer. Vos négociations avec le Parti socialiste en vue des élections législatives ont échoué à la fois sur le fond et sur le nombre de circonscriptions concédées. Est-ce que c’est une rupture définitive ou y aura-t-il une session de rattrapage ?
J.-P. Chevènement : Il n’y a pas eu d’accord politique de fond, non seulement parce que le Parti socialiste de nous offrait que des circonscriptions où nous sommes capables de faire élire par nous-mêmes des députés, mais c’est essentiellement sur la question de la monnaie unique que nous achoppons. Il est clair que, comme le dit L. Jospin, être contre la monnaie unique, c’est un contresens, du moins de son point de vue. Pour nous, ce n’est pas un contresens car cette construction est bancale, elle est antisociale, elle est antirépublicaine. Je dirais qu’elle est antinationale et même anti-européenne parce qu’elle est grosse de tensions et d’affrontements à venir. Donc nous sommes en désaccord. Mais ce n’est pas une découverte. Ce n’est pas neuf. Donc, nous avons observé que nous avons une grave divergence et à plus d’un an de l’élection, il n’était peut-être pas utile de donner le sentiment que cette divergence n’existait pas.
A. Ardisson : Donc on laisse décanter ?
J.-P. Chevènement : Je pense que oui, il faut que le Parti socialiste continue à évoluer. Surtout, il devra être jugé sur les actes puisque, vous le savez, le passage à la monnaie unique est prévu en avril 1998. Nous demandons, avec le Parti communiste et beaucoup d’autres sensibilités républicaines, un referendum sur le passage à la monnaie unique. Il y a une majorité de Français pour le souhaiter, le Président Chirac s’y est engagé. Le 19 février, il y aura un grand meeting à la Mutualité avec R. Hue, moi-même et quelques autres.