Tribune de M. Christian Sautter, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, au journal "Le Monde", le 11 novembre 1999, sur le départ de Michel Camdessus, directeur général du FMI et sur la nécessité de réguler l'économie mondiale en luttant contre la délinquance financière, les paradis fiscaux et les fonds spéculatifs et sur le concept de "mondialisation citoyenne".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Michel Camdessus, directeur général du FMI, vient d'annoncer son départ. Avec la détermination des grands commis et le panache des Gascons, il n'a pas voulu achever ses trois quinquennats. Je salue cette décision, même si je la regrette à beaucoup d'égards : elle me prive du plaisir de travailler avec un homme que j'apprécie ; elle prive notre pays d'un de ses meilleurs ambassadeurs ; elle prive le système monétaire et financier international d'un serviteur essentiel. Autant qu'un financier, Michel Camdessus a été un humaniste pétri du souci des finalités.

Je ne voudrais pas, par un usage immodéré des superlatifs et des compliments, donner à cet éloge un parfum d'adieu. Je connais suffisamment la liberté d'être de Michel Camdessus pour savoir qu'il continuera, à l'avenir, d'agir dans le sens du bien commun. Disons simplement que, par son action et son rayonnement au cours des treize années qu'il a passées à la tête du FMI, il a dessiné le portrait de ce que doit être un bon directeur général : rigoureux et exigeant, y compris avec les plus puissants ; généreux et réaliste, notamment avec les plus pauvres ; audacieux et ouvert, pour que son action s'inscrive dans le sens de la croissance mondiale et de la réduction des inégalités.

Le FMI que quitte Michel Camdessus n'est pas celui qu'il avait trouvé. D'une institution dédiée à la stabilité macro-financière, souvent dépeinte comme une bureaucratie opaque, il a fait un acteur du développement, soucieux des conséquences sociales de son action. D'une instance limitée aux pays occidentaux et à leurs anciennes dépendances, il a fait une institution mondiale, pilotant notamment, à la demande du G7, la transition des économies de l'ex-bloc soviétique.

D'un organisme d'assistance aux pays en difficulté, il a commencé à faire une authentique institution de régulation. Les candidats à sa succession – je ne doute pas qu'ils seront nombreux parmi les Européens – auront une tâche difficile pour emporter la conviction… Ceci d'autant plus qu'il leur faudra démontrer qu'à la suite de Michel Camdessus ils sont capables d'oeuvrer concrètement pour maîtriser les évolutions de notre temps.

Le mot mondialisation est devenu un pont aux ânes du discours politique. Les libéraux en font le slogan d'un marché devenu roi, les sceptiques, l'emblème de la « contrainte extérieure » des années 1970 et 1980, les illusionnistes, le symbole d'un combat de valeurs. La mondialisation n'est rien de tout cela. Elle est une réalité qu'il faut juger et maîtriser. Je pense que nous n'avons pas à regretter ce grand mouvement qui, depuis vingt ans, a transformé la planète. Politiquement : n'oublions jamais – la commémoration de la chute du mur de Berlin est là pour nous le rappeler – qu'ouverture économique et émancipation politique vont souvent de pair. Economiquement : l'ouverture de nombreux pays émergents et en développement autarcique vouées à l'échec, la mobilité des hommes, des biens et des capitaux a souvent favorisé l'amélioration des conditions de vie. Mais je me garde de toute illusion. Ce mouvement s'est aussi accompagné d'un développement préoccupant des inégalités, dans les pays industrialisés comme entre pays riches et pays pauvres. Les pays les moins avancés sont restés au bord de la route. Les stratégies collectives se sont heurtées à l'égoïsme et au scepticisme. Les mafias ou la corruption sont venues combler le vide parfois laissé par les Etats. Je ne m'accommode pas de ces réalités comme autant d'effets, certes négatifs, mais inévitables de la mondialisation. Celle-ci ne peut s'épanouir que si elle est un atout pour tous. Et il y a trois conditions pour cela : plus de règles, plus d'institutions, plus de citoyenneté. En un mot, plus de régulation. « Plus de règles », cela ne veut pas dire qu'une dérive bureaucratique doive répondre aux éventuelles dérives des marchés. Cela veut dire que, pour  qu'une économie de marché fonctionne de manière efficace, pour que les capitaux s'investissent dans le long terme, pour que la croissance favorise l'emploi, nous avons besoin d'un cadre stable, d'un code de la route.

C'est vrai dans le domaine financier. Depuis deux ans et demi, la France oeuvre en faveur d'un système plus robuste et plus juste. Les crises asiatique et russe ont démontré la nécessité d'une action en ce domaine. Et nos partenaires se sont progressivement ralliés à ces idées. Nous devons ainsi lutter plus efficacement contre les paradis bancaires et fiscaux et contre la délinquance financière internationale. La France a proposé qu'une liste noire des centres offshore soit établie et que des sanctions, allant jusqu'à l'interruption des flux de capitaux avec ceux d'entre eux qui refuseraient tout régulation, puissent être prises. Il faut également renforcer le contrôle des fonds spéculatifs (les hehge funds) et limiter le caractère déstabilisant des mouvements de capitaux à court terme. Il faut enfin que les prêteurs privés participent à la résolution des crises financières. Il n'est pas acceptable que la communauté internationale allant au secours d'un pays désintéresse du même coup des spéculateurs imprudents. Sur ces questions, je compte revenir à la charge, notamment lors des prochaines réunions du FMI et de la Banque mondiale, en avril prochain. Voilà un objectif concret pour l'année 2000 : que la communauté internationale se dote d'un code de la route cohérent et efficace.

C'est  aussi vrai dans le domaine commercial. A la logique de la libéralisation qui a présidé aux travaux du GATT doit succéder une logique de la régulation, sous l'égide d'une OMC travaillant en bonne intelligence avec les autres institutions internationales. Préserver les ressources naturelles, appliquer le principe de précaution, notamment dans le domaine alimentaire, favoriser le respect des normes sociales fondamentales, faire émerger une nouvelle alliance entre les pays développés et les pays en développement, voici des enjeux fondamentaux pour le prochain cycle de négociations commerciales qui doit s'ouvrir à Seattle, à la fin du mois. Et je me réjouis que, sous l'égide de Pascal Lamy, l'Europe soit unie autour de ces objectifs.

C'est enfin vrai dans le domaine fiscal, notamment en Europe. Il y a deux ans, tous les Etats sont convenus qu'il fallait éliminer la concurrence fiscale déloyale. Nous allons maintenant pouvoir juger de la réalité de cet engagement unanime car les travaux doivent aboutir au sommet d'Helsinki, en décembre prochain. Les dernières réunions européennes ont montré qu'une grande majorité d'Etats souhaitait cette harmonisation. Elle est effectivement nécessaire pour que l'Union européenne se dote d'une vraie stratégie en faveur de la croissance et de l'emploi. Ce projet ne doit pas échouer par la volonté de quelques-uns.

« Plus d'institution » : pour être plus fortes, les institutions internationales doivent être plus légitimes et donc plus démocratiques. Ceci passe à la fois par une implication accrue des gouvernements dans leur fonctionnement et par un renforcement du contrôle exercé par les opinions publiques. Le temps des négociations dans le secret des antichambres ministérielles et rencontres internationales est révolu. La transparence sur les enjeux comme sur les solutions envisageables doit être la règle. Et les gouvernements doivent associer la représentation nationale et l'opinion aux choix qu'ils proposent. C'est le sens de la démarche mise en oeuvre pour préparer, en France, les négociations commerciales de Seattle. Cette démarche sera généralisée pour toutes les réunions internationales auxquelles je participerai.

« Plus de citoyenneté » : il faut que chacun de nos concitoyens puisse participer à la mondialisation. Ceci implique que nous renforcions nos efforts en faveur de la formation initiale et professionnelle, en faveur des nouvelles technologies et en faveur de l'enseignement des langues. Ceci implique aussi que nous sachions faire de l'Europe un projet concret et mobilisateur, autour d'un modèle économique et social convaincant. De ce point de vue, j'attends beaucoup du sommet qui se réunira en mars prochain à Lisbonne. Le thème proposé par Antonio Guterres est en effet au coeur de la démarche engagée par le gouvernement, sous l'autorité de Lionel Jospin : « Emploi, réformes économiques et cohésion sociale, pour une Europe de l'innovation et de la connaissance. »

Sur beaucoup de ces sujets, Michel Camdessus a montré la voie. Fidèle médecin de l'économie mondiale, il a montré un égal talent pour la médecine d'urgence et pour la médecine préventive. Parce que je refuse les prescriptions de l'ultralibéralisme, je crois que cette prévention des crises est indispensable et je ne me résigne pas à la fatalité des dérives mafieuses du capitalisme. Il nous reste beaucoup à faire, en gardant à l'esprit la phrase de Jaurès : « L'humanité aura accompli son destin lorsque toute sa folie aura pris la figure de la sagesse. »