Texte intégral
Les États membres de l'OMC vont-ils décider, le 30 novembre à Seattle, de relancer une nouvelle déréglementation des échanges mondiaux, en ouvrant ce que les Américains ont baptisé « cycle du Millénaire » ?
Le choix de la ville de Boeing et de Microsoft n'est pas innocent. Voilà six ans, le président Clinton y avait déjà réuni les pays riverains du Pacifique afin de leur faire intégrer une « communauté Asie-Pacifique », décrite comme une inéluctable préfiguration du XXe siècle sous la bienveillante tutelle des Etats-Unis. Les dirigeants asiatiques, rompus au décryptage des ruses de guerre, firent savoir qu'Internet n'était pas un argument suffisant pour brader leurs civilisations millénaires et se muer en vassaux. Le projet s'arrêta là. Il avait suffi de dire : « Non ».
La députée socialiste Beatrice Marre, auteur du rapport sur les enjeux de la conférence de Seattle, n'a pas ces réticences. Elle invite les députés français à accepter l'ouverture d'un nouveau cycle, en assenant l'argument massue : « La mondialisation est un fait dont aucune organisation internationale, serait-ce l'OMC, n'est la cause. Elle est d'abord la conséquence directe du progrès technique et de son accélération récente, notamment avec l'Internet ». A Washington, derrière les portes capitonnées, on doit en trépigner de rire : faire croire aux gogos qu'Internet implique la reddition des nations devant l'Oncle Sam est décidément un coup de maître !
Car nous sommes en pleine mystification : les inventions du téléphone, de l'automobile, de l'avion, de la radio, de la télévision, des satellites et des fusées interplanétaires n'ont jamais empêché les Etats-nations, dont le nombre a quadruplé au cours du siècle, de protéger s'ils le voulaient leur indépendance, leurs spécificités culturelles et leurs régimes sociaux. Internet est certes un bel outil mais ce n'est pas lui qui a changé les rapports de forces mondiaux, c'est l'effondrement de l'URSS. Et cette heureuse victoire sur le totalitarisme a malheureusement rendu les Etats-Unis ivres de puissance, tandis que l'esprit d'abandon s'emparait d'une partie des élites françaises.
Cette mise en avant d'Internet vise à détourner l'attention des conséquences du dernier cycle commercial et a nous d'empêcher de voir que notre intérêt est de ne pas réouvrir un cycle. Car il faut savoir que les 20 000 pages (!) de mesures de démantèlement du cycle conclu à Marrakech en 1994 n'ont même pas encore été toutes mises en oeuvre. Qu'aucun bilan n'a été tiré des conséquences des mesures déjà entrées en application. Et que les derniers rapports des Nations unies sont inquiétants : crises financières à répétition, concentration des richesses chez les plus riches et de la pauvreté chez les plus pauvres, développement des violences urbaines partout sur la planète, explosion des activités criminelles transnationales, déferlement de l'américanisation du monde, dépossession sournoise des souverainetés nationales. D'ailleurs, ces cycles commerciaux suscitent un rejet croissant des opinions publiques qui commencent à flairer la supercherie.
Face à ces résistances, il serait normal – mieux : démocratique – de freiner le mouvement plutôt que de l'accélérer. Alors pourquoi la Commission de Bruxelles, par laquelle la France est représentée dans ces négociations, propose-t-elle de dire « oui » à Seattle ? Officiellement parce que cet engagement figure dans les accords de Marrakech. Mais, selon ces mêmes accords, l'Union européenne aurait aussi dû accepter les décisions de l'OMC favorables aux Etats-Unis sur la banane ou le boeuf aux hormones. Or, sous la pression des opinions publiques, elle les a refusées.
Nous pouvons donc dire « non » à ce « cycle du Millénaire », comme le général de Gaulle sut dire « non » au « Reich Millénaire ». Car la convocation de Seattle relève d'une politique stratégique de domination mondiale menée par les Etats-Unis et dans leur intérêt supérieur, sous le couvert d'un mot lénifiant et faussement sympathique la « mondialisation », qui sonne assurément mieux aux oreilles que « colonisation ».
L'urgence n'est pas de démanteler frénétiquement les derniers garde-fous mais au contraire de maintenir la pluralité et l'authenticité des civilisations du globe, en empêchant qu'elles ne soient réduites à des folklores sans épaisseur ou balayées par une sous-culture mondiale avilissante. Il faut que tous les Français lisent cet incroyable aveu du rapport de la députée socialiste : « Notre ambition n'est pas d'inonder les marchés des pays étrangers de films ou d'émissions de télévision européens, elle est plus modestement de continuer à exister. » Mais nous marchons sur la tête ! Si l'« ambition » culturelle que le gouvernement fixe au pays de Molière pour l'issue du prochain cycle est de « continuer à exister », pensant que ce serait déjà un beau résultat, c'est que quelque chose ne tourne plus rond.
Quelle est donc cette force suicidaire qui produit notre asservissement, et qui ne cesse de servir les intérêts américains au lieu des nôtres ? La réponse tient en deux mots : construction européenne. Pour deux raisons. D'une part, les transferts massifs et renouvelés de souveraineté opérés par les traités de Maastricht et Amsterdam ont fini par blaser les responsables. Après avoir transféré tant de pouvoirs à Bruxelles, Francfort et Luxembourg, on ne va pas chipoter pour céder ce qui reste à Genève, siège de l'OMC, d'autant que c'est Bruxelles qui en décide.
D'autre part, la construction européenne bâillonne la France. En négociant nous-mêmes, comme tous les autres membres de l'OMC, nous pourrions empêcher des décisions contraires à nos intérêts nationaux puisque ces cycles fonctionnent par consensus. Quatrième puissance du monde, la France rallierait à ses vues d'autres Etats européens, africains, asiatiques ou latino-américains, ayant des intérêts identiques aux siens, notamment de très nombreux pays en voie de développement qui ne veulent pas plus que nous d'un nouveau cycle de démantèlements. A l'opposé de l'isolement dans lequel certains prétendent sottement que nous voulons nous enfermer, la France retrouverait son audience universelle, en affirmant la liberté et l'indépendance des peuples et des nations.
Oui, mais voilà : parce que nous sommes censés construire l'Europe, travail de Sisyphe qui nous occupe déjà depuis plus de quarante ans et dont l'idée nous fut susurrée à l'origine par les Américains, nous sommes obligés de nous taire et de déléguer à Bruxelles le soin de parler à notre place. Les Français pro-européens exultent, en proclamant que « l'union fait la force », et que l'UE va enfin faire reculer Washington. Mais leur raisonnement est faux, car une communauté d'intérêts ne se proclame pas, elle se constate.
Réunis par la géographie, les Etats membres de l'UE ont des intérêts nationaux variés, dont les résultantes sont de fragiles compromis, toujours à renégocier. Bruxelles concocte donc fiévreusement des positions chèvre-chou qui se lézardent dès qu'elles se heurtent à celles d'autres Etats sachant précisément ce qu'ils veulent parce qu'ils se groupent par intérêt.
Déjà, pour Seattle la Commission mitonne des concessions sur l'agriculture contraires à nos intérêts mais favorables à ceux d'autres Etats-membres. En matière de services, elle propose un mandat flou sur des sujets cruciaux, comme la réglementation des prises de participation, des professions libérales, de l'audiovisuel, des services publics (poste, santé, éducation). Nos gouvernants insistent sur des sujets secondaires intéressant quelques grandes entreprises mais ne disent mot des conséquences incalculables qu'aurait une déréglementation de tous ces services, même partielle et progressive, sur notre vie quotidienne, l'aménagement de notre territoire, la saveur de la France.
Et ces choix fondamentaux pour l'avenir vont se prendre en catimini, sans même que les Français en aient conscience ! Le mécanisme qui se met en place vide de sens la notion même de démocratie et va déboucher sur un totalitarisme bureaucratique sans précédent.
Nos responsables politiques le savent. Déjà sur la défensive, ils affirment qu'ils veilleront au grain et que certains secteurs seront exclus. Mais c'est méconnaître que ces négociations acquièrent une dynamique propre, comme on le vit à nos dépens lors du précédent cycle. Et c'est taire le point capital : nos intérêts vitaux seront défendus par une technocratie chargée de défendre aussi d'autres intérêts, souvent contraires aux nôtres.
Comme dans une tragédie grecque, la seule et vraie raison qu'ont nos dirigeants de dire « oui » à Seattle, c'est que leurs choix antérieurs les empêchent de dire « non ». Ayant applaudi aux prémisses, c'est-à-dire aux transferts de souveraineté croissants à une Union européenne dans laquelle ils assurent mordicus que réside notre avenir, ils ne peuvent plus maintenant en refuser les réducables conséquences.
D'où les pathétiques contorsions du gouvernement et de son rapporteur. D'où aussi le silence abyssal de la supposée opposition qui achève ici son processus d'anéantissement. Neuf mois après la ratification du traité d'Amsterdam, soustrait au référendum par peur que le « non » l'emporte, ni le PS ni le RPR ni l'UDF ne peuvent plus s'opposer à la Commission de Bruxelles, même lorsqu'elle dit « oui » à la stratégie américaine de vassalisation. PS, RPR et UDF ne peuvent d'ailleurs plus s'opposer entre eux que sur des broutilles puisqu'ils sont d'accord sur cela, qui est l'essentiel.
Seuls les députés du RPF ont déposé des amendements demandant que la France propose aux membres de l'OMC un report de ces négociations, dans l'attente, répondant au plus élémentaire bon sens, que toutes les mesures adoptées lors du cycle précédent aient été mises en application et qu'un bilan complet et objectif des conséquences de ces mesures ait été établi. Il faut casser la spirale de l'asservissement. Pour cela, je demande solennellement au Président de la République et au Premier ministre de refuser d'ouvrir des négociations à Seattle.