Texte intégral
Pour qui a suivi la trajectoire de la CFDT depuis janvier 1978, c'est-à-dire depuis la publication d'un rapport (1) définissant le sens de son recentrage, le récent discours d'Edmond Maire à Nantes n'a rien de surprenant.
Il s'inscrit dans une logique qui, depuis trois ans — et non pas depuis mars 1978 — voit la CFDT parcourir en marche arrière le chemin sur lequel elle s'était engagée après que la tendance — Reconstruction — fut devenue majoritaire au sein de la CFDT.
Ce rapport présentait une critique de l'action antérieure de la CFDT et donc de l'unité d'action avec la CGT trop globalisée, trop antigouvernementale. Il portait, sur la crise, des appréciations minimisant ces origines nationales pour privilégier sa dimension internationale, et préconisait une meilleure « prise en compte des problèmes réels vécus dans la production et la société », ce « réalisme » étant rendu nécessaire, selon l'analyse du rapport, par le caractère inéluctable de la crise commandant aux syndicats une adaptation à celle-ci de leurs propositions et revendications.
Le 11 janvier 1978, à l'occasion d'une rencontre CGT-CFDT au siège de la CGT, Edmond Maire nous disait sans détour : « Nous n'acceptons plus d'action nationale interprofessionnelle ; nous ne souhaitons pas aboutir à un texte commun avant les élections législatives : nous voulons savoir quelle serait l'attitude de la CGT vis-à-vis d'un gouvernement socialiste homogène ».
Ce jour-là nous avons compris que les dirigeants CFDT feraient tout pour se dégager de l'important accord d'unité d'action du 26 juin 1974, tout pour faire oublier l'une de ses considérations fondamentales : « L'unité d'action entre la CFDT et la CGT a été un élément déterminant de la lutte sociale de ces dernières années. »
Cette affirmation, que le rapport Moreau devait rejeter trois ans plus tard, nous continuons à la faire nôtre.
Le réalisme, présenté comme la base du recentrage, a conduit la CFDT à réviser en baisse la plupart des objectifs revendicatifs, à prêter à la négociation détachée de l'action des vertus illusoires, à attacher plus d'importance à la recherche du compromis à tout prix qu'au rapport des forces.
Dans cette optique, elle a signé une convention dans la sidérurgie, aux conditions du patronat, conformément aux exigences de ceux qui font la loi à Bruxelles et, par la voix de son secrétaire général adjoint, elle a annoncé dès le 31 décembre 1979 qu'elle était prête à en faire autant pour l'automobile.
« Un bilan globalement négatif »
Malheureusement pour cette stratégie, si le patronat, le pouvoir et le Président de la République lui-même n'ont pas été avares d'hommages à ce syndicalisme compréhensif, raisonnable et modéré, leur reconnaissance n'est pas allée jusqu'aux concessions « significatives » qui auraient pu permettre aux protagonistes du recentrage de présenter autre chose qu'un bilan globalement négatif de leur revirement.
On ne peut évidemment apprécier ce changement indépendamment de l'influence qu'a pu exercer sur la CFDT, dans le cadre de son option favorable à l'intégration européenne, le mouvement syndical réformisme inféodé à la social-démocratie qui ne préconise pas de solutions anticapitalistes de la crise mais la gestion consensuelle de celle-ci dans le cadre d'une économie largement dominée par les firmes multinationales.
Il ne pouvait être question pour la CGT d'accompagner la CFDT dans cette voie au nom d'une unité qui ne pouvait plus être que de façade.
Voilà pourquoi les initiatives d'action de la CGT seule se sont multipliées au cours de ces trois dernières années, et notamment en 1980.
Mais il est faux de nous suspecter de nous être accommodés de la remise en cause de l'unité d'action CGT-CFDT. Lors de notre quarantième Congrès, après avoir critiqué fermement la stratégie CFDT du recentrage, nous avons tenté — sans illusion il est vrai — de relancer l'unité d'action sur des bases novatrices. C'était une perche tendue au congrès CFDT qui siégeait à Brest, sept mois après celui de Grenoble.
En tournant le dos à la démarche unitaire de notre congrès, les dirigeants CFDT ont prouvé qu'ils entendaient persévérer dans la marche arrière.
On reparlera dans l'avenir des idées avancées à Grenoble en matière d'unité d'action : inexploitables aujourd'hui en raison de l'attitude de la CFDT, elles trouveront un jour ou l'autre leur signification pratique, mais, dans les conditions de la lutte actuelle et des réalités dans le cadre desquelles elle se déroule, il nous fallait être clair sur ces problèmes d'unité d'action : nous le sommes depuis que le comité confédéral national a adopté le 16 juin 1980, un texte déterminant fondamentalement la position de la CGT dans ce domaine.
Les dernières positions de la CFDT, telles que Maire les a présentées au cours du mois d'août dans Syndicalisme, dans son interview à l'Usine nouvelle et à Nantes prouvent le bien-fondé de la résolution du 16 juin.
Un moment interloqué par la manière dont la CGT a réagi au discours incendiaire de Nantes, les moyens d'information enclins à soutenir en tout et pour tous les positions de la CFDT, avec un parti pris tellement lourd qu'il indispose jusqu'au sein de la CFDT, se sont rapidement ressaisis avec un ensemble parfait pour s'écrier : « Séguy se dérobe, il refuse de répondre aux questions de fond posées par Maire ! »
Quelles questions de fond ?
La question de savoir si la CGT est ou n'est pas la courroie de transmission du PCF, qui constitue le fil conducteur de tout le discours de Nantes ?
Mais cela n'est pas une question ! C'est une méprisable diversion qui ne mérite même pas notre indignation tant elle a été utilisée et usée par tous les ennemis de la classe ouvrière, qu'ils soient du côté des patrons, des gouvernants, des partis réactionnaires et même des fascistes.
On peut comprendre que tout ce que le pays compte d'anticommunistes aurait été ravi de voir la CGT tomber dans le panneau d'un affrontement avec la CFDT sur ce terrain piégé qui aurait relégué à l'arrière-plan le développement des luttes revendicatives dont la CGT a pris l'initiative.
La manoeuvre était trop grossière pour que la CGT coure le moindre risque de s'y laisser prendre.
La principale question de fond que pose le discours de Maire, c'est de savoir qui, de la CGT ou de la CFDT, défend le mieux les revendications des travailleurs ; laquelle des deux organisations fait preuve d'un comportement syndical authentique, d'une position indépendante, d'une action autonome :
— La CGT, dont tous les observateurs s'accordent à reconnaître qu'elle est présente sur tous les terrains, à la tête de toutes les luttes ?
— Ou la CFDT, absente de nombreux conflits, toujours prête à les conclure au rabais, appelant à Boulogne à la reprise du travail contre un vote démocratique des grévistes, s'opposant à la grève des marins du commerce, qualifiant les luttes en cours « d'agitation-spectacle », se déchaînant contre la première centrale syndicale nationale ?
Qui des deux centrales fait preuve d'indépendance et d'autonomie :
— La CGT, qui devant le CNPF se bat pied à pied pour la cinquième semaine de congé ?
— Ou la CFDT, dont le porte-parole se déclare, en pleine négociation, satisfait des propositions restrictives et inacceptables du patronat,
— La CGT, qui dépose, à la Commission supérieure des conventions collectives, un texte revendiquant le SMIC à 3 100 F par mois ?
— Ou la CFDT, qui refuse de voter ce texte ?
— La CGT, qui propose un rassemblement unitaire le 1er mai à Paris ?
— Ou la CFDT, qui rejette cette proposition ?
On pourrait allonger la liste des exemples, aussi significatifs les uns que les autres, d'un ramollissement de la CFDT que des brides de fermeté de langage, jetées çà et là sur le pouvoir et le patronat, ne sauraient dissimuler.
Il n'y a vraiment qu'un domaine où les dirigeants CFDT font preuve d'une fermeté supérieure : c'est celui de l'anticommunisme, ce qui permet à Bergeron de lancer : « ils ne font que dire ce que je répète depuis trente ans ! »
Mais attention ! C'est un terrain sur lequel on ne peut que se désyndicaliser, se politiser au sens le plus pervers du terme et se faire récupérer dangereusement par la droite, surtout au moment où elle a tant besoin de division pour perpétuer sa domination.
Il sera, en effet, difficile à Edmond Maire d'empêcher les travailleurs de s'interroger quant à la nature des motivations politiques qui l'ont incité à mettre tant d'huile sur le feu, en ignorant délibérément notre souci de réduire la tension entre les deux organisations.
La violence de son agression, coïncidant avec les magouillages en cours à l'approche de l'élection présidentielle, prend une tournure politique pour le moins insolite qui augure mal de la façon dont la CFDT entend se situer dans la campagne électorale.
Ce n'est pas le dernier article de Syndicalisme évoquant l'éventualité d'une entente sur des objectifs prioritaires qui peut réparer les dégâts causés par le discours de Nantes. Un journaliste a qualifié cet article de « voeux pieux » ; je dirai qu'il relève de l'irresponsabilité. On ne peut tout à la fois rompre les ponts avec la CGT, passer son temps à cisailler tous les liens d'unité d'action subsistent, nous injurier à tout propos, et prétendre que demeure, au niveau confédéral, une possibilité d'unité d'action.
Cela dit, nous ne prendrons pas notre parti de cette détérioration des relations entre nos deux organisations. Si, dans l'immédiat, les dirigeants CFDT ont réussi à rendre impossible l'unité d'action à l'échelle confédérale, nous continuerons à la rechercher à tous les autres niveaux, et surtout à celui de l'entreprise, sur des bases revendicatives claires et des modalités d'action offensive.
Lorsque nous nous heurterons au sectarisme, cultivé par le discours de Nantes, nous proposerons aux travailleurs d'agir avec la CGT. Il n'y a pas de raison pour que l'absence d'unité d'action intersyndicale confine les travailleurs dans la passivité et l'attentisme.
C'est tout le sens des délibérations et décisions de notre dernière commission exécutive confédérale.
Nous continuerons également à assumer toutes nos responsabilités dans les luttes, sans nous dérober au débat, y compris en polémiquant sur toutes les questions à propos desquelles existent des divergences entre nous et la CFDT : les sujets ne manquent pas.
Mais nous continueront à dénoncer le recours à l'invective, à l'insulte, à la diatribe sectaire ; nous critiquerons l'intolérance et la suffisance de ceux qui, ne prenant pour les Luther du syndicalisme, ont la prétention de rallier tout le monde à leurs propres conceptions.
Tout en restant nous-mêmes, nous ferons tout ce qui dépend de nous pour rassembler et unir dans la lutte l'ensemble des travailleurs pour faire rayonner en France le syndicalisme de classe en dehors duquel il n'y a pas d'indépendance syndicale.
(1) Rapport présenté au nom du bureau national de la CFDT au Conseil national du 26 janvier 1978 par Jacques Moreau, aujourd'hui député socialiste au Parlement européen.