Texte intégral
« RTL – Radio France – RFI » (Bonn, 25 mars 1998)
Question : Au cours de cette réunion de Bonn et à propos du Kosovo, quelles nouvelles mesures avez-vous prises concrètement ?
Hubert Védrine : L’analyse a été élargie à l’ensemble des pays de la région du Sud-Est de l’Europe. Depuis le début de la crise, un certain nombre de mesures positives – disons encourageantes –, ont été annoncées, notamment du côté de Belgrade. À ce stade, la situation ne justifie donc pas de nouvelles sanctions à proprement parler, même si nous y réfléchissons, même si nous les étudions. Dans le même temps cependant, les progrès ne sont pas encore suffisants, ne sont pas encore assez concrétisés sur le terrain pour que nous puissions revenir sur les premières mesures et sanctions qui avaient été décidées à Londres.
Ce qui prédomine aujourd’hui, c’est qu’il faut persévérer dans cette politique de pression pour que les responsables yougoslaves et serbes entrent vraiment dans une négociation visant à définir une large autonomie pour le Kosovo. En même temps, nous avons décidé de continuer à encourager et à inciter très fortement les responsables albanais du Kosovo – Monsieur Rugova est renforcé par la consultation informelle qui a eu lieu – à participer eux-mêmes aux négociations. Il y a, sur ce point, une cohérence très forte au sein du groupe de contact. C’est d’ailleurs une ligne qui est partagée par les pays voisins dont je parlais il y a un instant. Il faut tenir bon et persévérer. Manifestement le cap est le bon.
Question : Est-ce qu’en donnant un délai supplémentaire de quatre semaines, vous ne donnez pas l’impression à Miloševic de gagner du temps ?
Hubert Védrine : Le fait que nous fixions déjà un nouveau rendez-vous pour le groupe de contact, dans un mois, est une façon de rester vigilants et de pouvoir poursuivre l’analyse de la situation. Il n’y a pas de délai quant à la satisfaction des mesures que nous avons demandées, et notamment, il n’y a aucun délai en ce qui concerne l’ouverture du dialogue qui, pour nous, devrait être imminente. Nous avons fixé un nouveau rendez-vous précisément pour montrer que le groupe de contact va rester très mobilisé et très présent sur cette affaire.
Kosovo. Réunion du groupe de contact. Conférence de presse du ministre des affaires étrangères, Monsieur Hubert Védrine (Bonn, 25 mars 1998)
Question : Messieurs les ministres Védrine et Kinkel, vous étiez jeudi dernier à Belgrade pour rencontrer Monsieur Miloševic. Pensez-vous que l’approche dure est la meilleure envers lui ? Ou faut-il plutôt l’encourager ? La carotte ou le bâton en d’autres termes ?
Hubert Védrine : Je crois que nous faisons clairement les deux. Depuis la première réunion du groupe de contact, à Londres, nous avons dit de façon très nette au président Miloševic les risques qu’il prenait s’il persévérait. Le statu quo au Kosovo continue d’être intolérable. En même temps, nous avions indiqué, dans un paragraphe 8 du texte de Londres – et cela demeure parfaitement exact –, que si la Yougoslavie change de cap, accepte ce dialogue tel que nous l’avons défini et répond aux nombreuses demandes qui ont été faites à Londres et ont été répétées aujourd’hui, à ce moment-là le dialogue pourra recommencer à avancer dans le sens qu’il semblait avoir adopté depuis quelques temps. Je pense à son comportement par rapport à la question de la Bosnie, de la République Srpska [République serbe de Bosnie] et de la question de la Slovénie.
Nous avons dit les deux avec une parfaite clarté, mais l’urgence et la priorité aujourd’hui étaient plutôt du côté des pressions, du côté des autorités de Belgrade pour que le dialogue soit engagé sans condition préalable et de l’autre côté doté par un encouragement très fort du côté des Albanais du Kosovo pour qu’eux-mêmes mènent ce dialogue. Je crois qu’au sein du groupe de contact, nous avons la bonne position. Nous combinons l’ensemble des actions et pressions nécessaires.
Question : (sur les livraisons d’armes de la Russie).
Hubert Védrine : Cela a été mentionné incidemment. Ce n’était pas le cœur du sujet. Ce qui est important, c’est que la réunion d’aujourd’hui a confirmé l’adoption d’une bonne approche avec cette combinaison de pressions, de menaces, de mesures – de mesures déjà décidées – et de calendrier. C’est la stratégie que l’on avait arrêtée à Londres. C’était très important d’avoir fixé un rendez-vous à cette date. On l’avait d’ailleurs fixé exprès, en tenant compte des élections qui devaient avoir lieu parce qu’il était clair qu’avant ça, on ne pouvait pas. On devait fixer la date exprès en tenant compte du fait qu’avant cela, Rugova n’aurait pas eu la force, n’aurait pas eu la marge de manœuvre suffisante par rapport à son aile extrémiste. Il faut prendre l’initiative maintenant. Apparemment toutes les conditions sont réunies. Ce qui est très fort, ce qui est un contraste très frappant par rapport à ce qui s’est passé, il y a sept-huit ans. C’est une question compliquée. Il y a une vraie cohérence, mais cette cohérence ne tombe pas du ciel. C’est un vrai travail parce que les réactions des uns et des autres ne sont pas spontanément les mêmes, notamment entre les États-Unis et la Russie.
Voilà donc ce que je ne dis pas en « off » mais en « on » : je pense que c’est une très bonne réunion. On a bien fait d’adopter cette politique de pressions combinées et du calendrier. Le travail intense, au sein du groupe de contact, pour avoir des positions communes, porte ses fruits puisqu’on arrive à un texte qui est fort, qui continue à être très précis sur ce que nous acceptons et ce que nous n’acceptons pas, sur ce que nous recommandons sur l’ensemble des points. Nous avons obtenu un certain nombre de choses clairement positives et clairement encourageantes, depuis la réunion de Londres, soit grâce aux déclarations et aux menaces de Londres, soit grâce à la visite de Primakov, aux visites de Kinkel et moi. Nous continuons plus que jamais.
C’est ça l’impression générale.
Alors pourquoi on est encore dans cette stratégie du délai : parce qu’il ne faut pas relâcher la pression. C’est pas pour fixer, contrairement à une question d’une journaliste américaine – elle a compris à l’envers –, c’est pas du tout pour retarder le délai ou pour maintenir le système, c’est pour maintenir l’incitation. Or là, presque toutes les conditions préalables, pour que le dialogue puisse s’ouvrir, sont réunies, mais il n’a pas encore commencé. Il faut qu’il commence ce dialogue, il faut qu’il soit soutenu, qu’il soit accompagné.
Question : D’accord, mais vous leur donnez quatre semaines de plus alors que vous aviez déjà donné dix jours après votre réunion de Londres.
Hubert Védrine : Je maintiens tout à fait mon analyse. C’est une réaction extrêmement rapide. Londres, c’est très rapide, c’est une bonne réaction. C’est une réaction exceptionnellement homogène parce nous avions eu, en quelques jours, à Londres, à la conférence européenne, la réunion des pays de la région, une analyse qui, en gros, était la même. L’axe général n’est pas l’indépendance, pas de statu quo, mais une autonomie à négocier, la plus substantielle possible. C’est une politique partagée par de nombreux pays. C’est un événement quand même tout à fait considérable. Alors on note les résultats. On dit : « il faut continuer » ; on continue.
Ce n’est pas comme si on donnait des délais à des gens qui n’ont rien fait. Il s’est passé un certain nombre de choses significatives depuis Londres. Par exemple, le président serbe a dit qu’il était prêt à engager un dialogue sans condition. Le président Miloševic a dit qu’il était engagé par ce dialogue, qu’il le soutenait : il a désigné un représentant de niveau fédéral qu’il a engagé lui-même. D’autre part, il y a un certain nombre de mesures prises dans les autres domaines. C’est pour cela qu’on considère qu’il y a des résultats. Ils sont réels. Cela ne justifie pas qu’on prenne à ce stade des mesures nouvelles qui soient des sanctions.
En revanche, ce n’est pas suffisant pour revenir sur les mesures déjà décidées à Londres et de toute façon, cela exige la poursuite des pressions. Des pressions dans tous les sens parce qu’il y a des pressions sur Belgrade et l’incitation très forte sur les Albanais du Kosovo à entrer dans le dialogue. Je ne les mets pas sur le même plan, mais il y a une action menée sur chacun et là je trouve qu’on est dans une bonne combinaison de la démarche multilatérale, qui est encore illustrée par la cohérence entre le groupe de contact et le texte des pays de la région. C’est une très bonne cohérence. D’autre part, une floraison d’initiatives qui continuent à se développer, menées par un pays, deux pays en même temps, en s’informant en même temps.
Question : Qu’est-ce qui était plus important ? Était-ce, pour être un peu provocateur, se limiter au groupe de contact ou au contraire trouver une solution au Kosovo ? Je m’explique : est-ce que, dans le fond, ce délai de quatre semaines que vous avez donné, en quelque sorte après celui de dix jours qui s’est d’ailleurs un peu prolongé, n’était-il pas dû au fait que la Russie n’est pas d’accord pour l’application de la deuxième partie des décisions que vous avez prises à Londres ?
Hubert Védrine : Permettez-moi de vous dire que vous lisez à l’envers la notion de délai. Ce n’est pas comme si on fixait des ultimatums, terme employé. Et qu’on dise : « ah bien, il n’y a pas eu de réponse, on va en donner une autre », « il n’y a toujours pas de réponse, on va en donner une troisième ». Ce n’est absolument pas comme cela. Ce serait un contresens du début à la fin de dire cela.
On prend un problème qui est extraordinairement compliqué. C’est le problème du Kosovo. On se demande quelle peut être la solution, une solution viable, idéale, acceptée par les uns et les autres. Faites vous-même l’exercice ! Je vous dis tout de suite : c’est très compliqué. On le prend et on se dit : « quelles sont les conditions à rassembler ? » L’ensemble des mesures, type bâton, et l’ensemble des mesures, type carotte – pour reprendre une des questions posées –, pour faire bouger les choses, pour stopper la crise, pour éviter l’escalade, pour que cela ne dégénère pas.
Il y a eu des incidences depuis, mais on ne peut pas dire que la crise a explosé, on ne peut pas dire qu’elle soit étendue. Elle n’a pas dégénéré. On essaie de maintenir la cohésion de tous les pays intervenants. Pourquoi ? Parce qu’il y a beaucoup de pays qui ont tiré des leçons d’un certain nombre de problèmes qui se sont produits dans le monde depuis une dizaine d’années. Des pays dans lesquels certaines crises n’ont pas pu être traitées assez tôt parce que les pays concernés – qui ne sont pas toujours les mêmes d’ailleurs – n’avaient pas pu faire à temps le travail de mise en cohérence de leur position de base. Les protagonistes des crises pouvaient jouer les uns contre les autres.
Quand je souligne cet élément, ce n’est pas pour la forme diplomatique, c’est vraiment très important. S’il n’y a pas cette condition préalable de cohésion des pays qui interviennent, ce n’est pas la peine de chercher des solutions. Là, c’est une cohésion assez large. Je répète – je le disais tout à l’heure – que la cohésion ne tombe pas du ciel non plus. Il y a un travail permanent au niveau des ministres, des rencontres, des coups de téléphone, des lettres, des directeurs politiques, des services, un travail permanent. On est dans le même momentum. C’est un momentum plutôt que des problèmes de délai. On va continuer, il s’agit de maintenir un système de pression féconde, on va continuer jusqu’à ce que le dialogue ait vraiment démarré et jusqu’à ce qu’il aboutisse à un vrai résultat. Cela prendra le temps que cela prendra.
Question : Est-ce que vous ne pensez pas qu’à Belgrade on va faire cette lecture-là également ? Qu’ils se disent : « au fond, on a obtenu quatre semaines de plus… »
Hubert Védrine : C’est pour cela qu’il faut maintenir la pression. Vous pourriez raisonner comme ça, si vous aviez à faire à un protagoniste qui n’a rien fait, qui dit : « non, il n’y a pas de dialogue », ou alors : « il y a un dialogue à douze conditions », ou alors : « il y a un dialogue, mais il n’y aura pas de représentant de l’autorité fédérale dans le dialogue… » Ce n’est pas ce qui s’est produit. Regardez le texte des ministres de la région. Lisez attentivement les deux textes. Analysez la situation. Il est évident que cela a bougé, sinon les pays du groupe de contact ne se mettraient pas d’accord sur cette ligne.
Pourquoi des pays comme les États-Unis et la Russie se trouvent-ils d’accord sur ce texte ? Il y a eu d’ailleurs un accord – je vous le signale – très rapide et très profond des Européens dans cette région. Il y a eu des pas en avant. Ils ne sont pas suffisants pour annuler les premières mesures, mais ils sont suffisants pour qu’on considère que le problème immédiat n’est pas de prendre des mesures supplémentaires, mais de maintenir la pression. C’est parce que les choses bougent des deux côtés. Vous avez l’air de ne penser qu’à Belgrade dans vos remarques.
Du côté albanais, il y a plusieurs stratégies en présence. Il s’agit de savoir si ce que nous avons fait depuis le début est de nature à consolider la stratégie de ceux qui cherchent une solution pacifique. Le maximum d’autonomie, mais une autonomie qui s’obtienne par le dialogue et par des solutions pacifiques. Nous avons été extrêmement clairs depuis le début dans la condamnation du terrorisme. Je le signale parce que plusieurs des questions des journalistes anglo-saxons montraient qu’ils n’interprétaient l’embargo sur les armes comme concernant uniquement Belgrade. Ce n’est pas vrai. La résolution concernera la fourniture d’armes à la Yougoslavie et à la Serbie, mais aussi aux Albanais du Kosovo. D’autre part, les élections ont eu lieu, des élections qui ne sont pas légales, qui ne devraient pas exister, mais elles ont eu lieu ; Rugova a renforcé sa main. Il y a quinze jours, ce n’était pas du tout évident. On pensait qu’il allait être débordé en quelques jours par des extrémistes de son camp. Il faut avoir une vision complète du sujet pour rassembler les conditions d’une négociation puisque c’est la ligne que nous avons arrêtée.
Question : Dans l’hypothèse où effectivement vous percevez que le dialogue n’est pas engagé, vous vous réunissez. Quelle est l’étape suivante que vous envisagez d’ores-et-déjà ?
Hubert Védrine : C’est la même chose que la dernière fois. On n’a pas répondu à l’avance au fait de savoir ce qu’on allait décider à Bonn.
Question : Vous aviez un cadre quand même, que vous aviez fixé à Londres.
Hubert Védrine : Oui, exprès… La position fondamentale du groupe de contact demeure la même, je rappelle sans arrêt que l’analyse de Londres est la même. L’analyse de fond : nous ne sommes pas pour l’indépendance, nous ne sommes pas pour le statu quo, nous sommes pour l’autonomie la plus substantielle possible – que nous ne définissons pas à l’avance parce que ce n’est pas à nous de la définir.
Nous allons maintenir la pression pour que ce dialogue, qui s’engage contraint et forcé quand même, pour que les parties aient intérêt à continuer à dialoguer, et pour trouver une solution viable.
On va continuer. On a fixé un rendez-vous. Il faut maintenir la pression. Il vaut mieux le fixer à l’avance parce que c’est un élément d’incitation, d’accompagnement du processus. On fera l’analyse. On verra où on en est, jusqu’à quel point on estime qu’il a été répondu à nos demandes, à nos attentes. Il ne faut pas raisonner de façon formaliste. Nous voulons qu’un vrai processus de négociation s’engage. C’est extrêmement difficile. C’est épouvantablement difficile pour les Albanais de ne demander que l’autonomie. C’est épouvantablement difficile pour quelque Serbe que ce soit – indépendamment de Miloševic –, compte tenu de la position de l’ensemble des Serbes sur ce point, de consentir quelque chose qui aille au-delà d’une autonomie formelle. C’est donc extrêmement difficile. Il faut rester mobilisés, vigilants, présents pour faire pression sur les uns, soutenir les autres et en même temps, contrôler partout les dérapages extrémistes. C’est très compliqué.
Question : Qu’est-ce que vous avez appris dans le fond de la crise de 91 et de 92 ?
Hubert Védrine : Ce que je pourrais dire à titre personnel, c’est que quand on regarde l’histoire de ce qui s’est passé dans la désintégration de l’ex-Yougoslavie, notamment sur l’affaire de la Bosnie, la fameuse communauté internationale, qu’on invoque tout le temps – et on sait pas ce qu’elle recouvre –, disons les pays concernés par la Bosnie, n’ont commencé à avoir une certaine influence sur les événements, qu’à partir du moment où tous les pays concernés ont été d’accord pour faire tous pression en même temps sur toutes les communautés, sur les trois communautés, pour essayer d’imposer la même solution, à savoir vers 1994, quand on retrouve la même vision.
Indépendamment de savoir quelle solution on veut, quelles sont les préférences des uns et des autres, et les sentiments profonds de chacun, il est clair que, quand on parle de communauté internationale – qu’il s’agisse de l’OTAN, du Conseil de sécurité ou de l’Union européenne, ou bien des Américains, des Européens, des Russes ou des voisins –, il faut un accord essentiel sur le type de solution qu’on veut imposer. Si l’on fait pression et qu’on ne sait pas ce que l’on veut imposer, ça ne peut pas marcher. Si on veut imposer des solutions extrémistes qui soient entièrement pour un camp et contre l’autre, cela ne peut pas marcher non plus. Des peuples ou des pays résistent à cela. C’est donc une condition nécessaire. C’est manifestement une leçon qui a été tirée.
Question : On ne pourra négocier que s’il y a une présence…
Hubert Védrine : Ce que vous venez de dire, cela va dans les deux sens. Il y a les deux côtés. Je ne les mets pas sur le même plan parce que, évidemment, si Miloševic n’avait pas annulé l’autonomie du Kosovo en 1989, tout cela ne se serait sans doute pas développé sous cette forme ou, en tout cas, pas si vite. Il est clair que, du côté yougoslave, ils vont négocier en essayant de donner le moins possible et du côté des Albanais du Kosovo, ils vont négocier en disant qu’ils négocient pour l’autonomie en essayant d’arriver à l’indépendance quand même. Il est clair que, dans chacun des camps, les extrémistes vont essayer de faire des choses pour casser la négociation. Dans les deux camps, parce que les extrémistes n’ont pas intérêt à ce qu’une solution de type « groupe de contact » s’impose. Donc il faut redouter, dans des actions de ce genre, qu’il n’y ait des engrenages. Il faut être vigilants, il faut être présents.
Question : C’est une présence militaire ?
Hubert Védrine : Non, nous sommes tous présents à travers le regard que nous avons sur cette région en ce moment. Les Albanais demandent une tierce partie. Il y a une sorte de tierce partie qui est le regard du monde à travers les médias, à travers les voyages, à travers les initiatives multiples. La présence militaire, c’est autre chose. Il y a déjà la présence militaire à la frontière de la Macédoine. Il faut tout faire pour qu’elle soit reconduite et non pas annulée cet été. Il y a la question entre l’Albanie et le Kosovo. Elle dépend des intéressés : de l’Albanie et de la Yougoslavie. Après, on est à l’intérieur de la Yougoslavie et de la Serbie. Cela ne peut s’inscrire que dans un cadre négocié.
Question : Au sein du groupe de contact, personne n’a dit, à un moment ou à un autre, qu’il faudra qu’on envoie des troupes sur le terrain ? Aux frontières mêmes, soit du côté macédonien, soit du côté…
Hubert Védrine : Ce sont des questions très différentes. Du côté macédonien, il y en a déjà. Entre l’Albanie et le Kosovo, c’est autre chose. Si c’est sur place, alors c’est une opération énorme. Pour le moment, personne ne l’a envisagée. Il a été question de façon un peu vague d’une interposition entre l’Albanie et le Kosovo. Cela a plutôt été mis en avant par ceux qui pensent que le terrorisme du côté albanais est alimenté de ce côté-là en fait. Mais il n’a pas été question d’une interposition au sens où vous posez la question, à ce stade. Je crois cela très compliqué. Compte tenu de la nature de cette crise, encore une fois, la réaction du groupe de contact a été rapide, vraiment homogène. L’ensemble des pressions forme un tout cohérent et logique. La priorité absolue est de maintenir la pression en restant très mobilisés.
Question : Est-ce que les Russes ont été gênés aux entournures, à un certain moment de la journée ?
Hubert Védrine : Disons que les positions ne sont pas spontanément les mêmes entre les États-Unis et les Russes, par exemple. C’est fait pour cela, les réunions.
Question : Il y a eu le fameux article sur cet accord…
Hubert Védrine : J’ai dit tout à l’heure que cela avait été évoqué incidemment. Ce n’est pas le cœur de la discussion. De toute façon, la mesure d’embargo, décidée à Londres et proposée au Conseil de sécurité, porte sur les deux côtés. Elle porte sur l’alimentation en armes du côté albanais, elle porte sur la fourniture à la Yougoslavie d’armes qui sont susceptibles de servir à la répression. Elle porte sur l’ensemble.
La position russe était un peu différente. Il y a suffisamment d’avancées encourageantes, fragiles encore mais encourageantes pour que cela ne soit pas justifié de prendre des sanctions supplémentaires aujourd’hui. Nous maintenons une politique de pression. La position russe de départ était qu’il aurait fallu annuler les mesures de Londres.
La question de l’article paru opportunément le même jour n’a pas été spécialement traitée.
Question : C’était la position russe en arrivant à Bonn ?
Hubert Védrine : Ou dans les jours précédents.
Question : Les pays de la région ont quand même mis en avant, ont quand même réfléchi à l’idée d’une force d’interposition ?
Hubert Védrine : Mais pas à l’intérieur du Kosovo. L’idée mise en avant l’a été à la demande de l’Albanie en ce qui concerne le contrôle de ses propres frontières. Ce n’est pas du tout la même chose.
Kosovo. Réponse du ministre des affaires étrangères, Monsieur Hubert Védrine, à une question d’actualité au Sénat
(Paris, 26 mars 1998)
Je vous rappelle qu’il a fallu trois ans, avant les puissances concernées par la tragédie Yougoslavie en 1991 – l’Europe, la Russie et les États-Unis – se résolvent à faire pression sur les parties en présence et proposent un même type de solution. S’agissant du Kosovo, c’est en novembre dernier que Monsieur Kinkel et moi-même, avons dit à Monsieur Miloševic que le statu quo était intolérable, et qu’il fallait au moins en revenir à l’autonomie que le Kosovo avait connue de 1974 à 1989. Actuellement, la tension monte, mais nous ne sommes pas intervenus trop tard. Le groupe de contact s’est réuni très tôt et les six pays membres ont manifesté une réelle unité comme, au-delà, les vingt-six pays de la conférence européenne de Londres et les pays voisins des Balkans. Ce sont trente pays qui, dès la première minute, ont été sur la même ligne en exigeant l’arrêt des violences et le cantonnement, puis le retrait des forces spéciales serbes, en condamnant le terrorisme, en réclamant une autonomie substantielle pour le Kosovo dans le respect des frontières et en refusant de soutenir une revendication indépendantiste qui déstabiliserait la région, à commencer par l’Albanie et la Macédoine. C’est une position forte et cohérente. Des sanctions ont déjà été prises à Londres et nous étions convenus de nous revoir pour décider si celles-ci devaient être maintenues.
Lors de la réunion de Berlin, il a été décidé de tenir compte des « gestes » de ces derniers jours pour ne pas prendre de nouvelles sanctions tout en maintenant les précédentes. D’autre part, des pressions continueront d’être exercées pour que Belgrade accepte d’ouvrir un dialogue et les leaders modérés du Kosovo acceptent d’y participer.
Tous les problèmes ne sont pas réglés, notamment la présence internationale sous une forme qui reste à déterminer, le recours essentiel à un médiateur… L’exemple de l’éducation montre qu’il est possible de trouver une solution.
Il reste que la situation est extrêmement difficile, car les Albanais du Kosovo souhaitent l’indépendance, alors que les forces politiques serbes sont unanimes à la refuser. Il est donc légitime d’utiliser toute la panoplie des instruments diplomatiques en faveur d’une autonomie substantielle afin d’éviter que cette partie de l’Europe ne s’enfonce dans la tragédie.