Texte intégral
France 2 – jeudi 8 janvier 1998
France 2 : On va parler des chômeurs. Le Premier ministre, Lionel Jospin, réunit aujourd’hui et son gouvernement et les associations et les syndicats. Ce mouvement, cette contestation, c’est un premier écueil sérieux pour le Gouvernement ?
François Bayrou : C’est un premier écueil parce qu’il met le doigt là où cela fait mal, si j’ose dire. Le Gouvernement s’est fait élire en faisant des promesses considérables du point de vue de l’emploi et un certain nombre de Français l’ont cru. Aujourd’hui, c’est en face des résultats qu’ils sont. Que disent ces résultats ? Ils disent que du point de vue du chômage le plus lourd et le plus pénalisant, à savoir le chômage de longue durée, les chiffres remontent. Au bout de six mois, sept mois de gouvernement, ceux qui sont en cause se sentent floués. Donc, ils le font savoir. Ils mettent en place les manifestations que nous savons. Je crois qu’il y a là l’indice du phénomène le plus inquiétant. Il y a deux phénomènes inquiétants dans cette affaire. La première, c’est en effet, une situation de très grande souffrance et tension de la société française. Et là, il ne serait pas juste de dire que c’est uniquement la faute du Gouvernement. C’est une faute partagée ou, en tout cas, une responsabilité partagée. Mais il y a une deuxième inquiétude, c’est l’inquiétude devant les résultats de la politique de ce gouvernement-ci. Et vous savez que notre analyse à nous est que le résultat de la politique de ce gouvernement-ci non seulement ne favorise pas l’emploi, mais vont directement à l’encontre de l’emploi.
France 2 : Sur cette situation d’urgence, de grande précarité, d’exclusion, qui doit intervenir aujourd’hui ? C’est l’État ? Ce sont les partenaires sociaux par le biais de l’UNEDIC ?
François Bayrou : Pardonnez-moi de vous dire que si l’on avait continué d’examiner au Parlement la loi que nous avions déposée sur l’exclusion, dont l’examen était en cours au moment de la dissolution de l’Assemblée nationale, si cette loi avait été maintenue, même amendée, elle serait adoptée aujourd’hui et un grand nombre des réponses que les chômeurs recherchent, sur l’exclusion en particulier, seraient déjà trouvées.
France 2 : Peut-être ne fallait-il pas dissoudre alors s’il y avait tant d’urgence sur l’exclusion ?
François Bayrou : C’est une autre question. Mais on a examiné beaucoup de lois au Parlement depuis la dissolution, on pouvait examiner celle-là. Et vous avez vu que l’on n’est pas prêts de l’examiner. Il va falloir encore de longs mois avant d’avoir un texte nouveau.
France 2 : Quand Nicole Notat parle de manipulation à propos de ce mouvement de chômeurs. Vous trouvez qu’elle y va un peu fort ?
François Bayrou : Il y a deux aspects dans les mouvements comme cela. Il y a toujours ceux qui les organisent et, de ce point de vue-là, les organisations ne sont pas toujours innocentes, mais il y a le sentiment populaire profond ou le sentiment d’inquiétude profond des catégories auxquelles on s’adresse ; et la vérité que nous savons bien, vous et moi, c’est qu’il n’y a pas de mouvement qui prenne, quelle que soit l’organisation, s’il n’y a pas un sentiment profond d’inquiétude ou d’attente. Donc, elle parle des organisateurs et je crois qu’il est juste aussi de parler de ceux qui sont les relais et les acteurs de ce mouvement.
France 2 : D. Bredin a qualifié Madame Notat de « boutiquière » dans sa façon de gérer l’UNEDIC. Vous en pensez quoi ?
François Bayrou : J’ai trouvé que c’était une expression très choquante ! Et puis, il faut voir ce que cela veut dire quand on fait de « boutiquier » une insulte ! Madame Notat est présidente de l’assurance-chômage. Quand vous êtes président de l’assurance-chômage, que vous présidez, au nom des salariés qui paient et des entreprises qui paient, vous êtes obligés de rechercher l’équilibre.
France 2 : Donc, cela doit être une gestion de mère ou père de famille plutôt que boutiquière ?
François Bayrou : C’est une gestion raisonnable, élémentaire. C’est un devoir élémentaire de la part des gestionnaires d’arriver à l’équilibre au bout du compte, sinon on vous envoie en prison et on a raison. La question est que, depuis sept mois, on parle de dépenses, mais on ne demande jamais qui paie ! Or, ceux qui vont payer, une nouvelle fois, ce sont ceux qui travaillent, c’est-à-dire que l’ensemble de la politique gouvernementale est, en réalité – même si ce n’est pas les intentions car les intentions sont toujours bonnes –, dirigée contre le travail. Les 35 heures qui vont entraîner une augmentation massive du coût du travail en France, les modifications que l’on va apporter ou que l’on veut apporter au droit du travail, le fait qu’on fasse peser des impôts de plus en plus lourds alors que nous avions prévu et commencé une diminution des impôts, le fait que l’on taxe les entreprises, tout cela est en réalité une manière d’aller contre le travail. Et vous verrez, je prends un pari puisque nous sommes au début de l’année, qu’on va se trouver devant l’addition, c’est-à-dire que l’année ne se finira sans que des problèmes financiers importants se révèlent.
France 2 : Une question sur un tout autre thème qui est celui de la réforme constitutionnelle liée au traité d’Amsterdam. Deux hypothèses pour réformer la Constitution française : un référendum ou un Congrès. Qu’est-ce que vous préférez, vous ?
François Bayrou : C’est au président de la République de choisir. C’est à lui d’interpréter si le débat a déjà eu lieu au moment du traité de Maastricht comme Jacques Delors, par exemple, le dit et je crois à juste titre. En fait, au moment de Maastricht, on a étudié tous ces problèmes-là.
France 2 : Donc, le référendum a déjà eu lieu ?
François Bayrou : De quoi s’agit-il ? Il s’agit de savoir si on peut faire une politique de l’immigration sans une politique commune et énergique dans tous les pays européens. Regardez ce qui se passe en Italie aujourd’hui. On est sous le risque de voir arriver des centaines de milliers de Kurdes exilés, de gens malheureux, il faut bien dire les choses.
France 2 : Vous n’avez pas répondu à ma question. Êtes-vous pour le référendum ou pour le Congrès ?
François Bayrou : La question est de savoir si l’on peut faire une politique de l’immigration sans que l’Italie en soit membre. La question est de savoir si on peut imposer à l’Italie, par hypothèse, une politique. C’est au président de la République de faire le choix. Moi, je suis plutôt de ceux qui croient que le débat a déjà eu lieu et que, lors du référendum précédent, le peuple a déjà tranché sur ce sujet. Donc, le Parlement, le Congrès peut modifier la Constitution sur ce point déjà tranché par le peuple.
France 2 : Claude Allègre, qui vous a succédé à l’éducation nationale, vous le trouvez comment, en ce moment ?
François Bayrou : Je le trouve silencieux. En tout cas, j’observe une chose, c’est que rien ne change à l’éducation nationale. En particulier, la grande réforme de l’université que nous avions fait adopter par tous les partenaires de l’université prend – c’est le moins que l’on puisse dire – un peu de retard. Elle a été abandonnée dans des volets essentiels. C’est bien la preuve qui est apportée de ce que j’avais dit, il y a plusieurs mois. Ce n’est pas en faisant des grandes déclarations tonitruantes que l’on fait changer les choses à l’éducation nationale. C’est trop sérieux et trop profond. Il y a trop de conscience engagée pour qu’on le fasse comme cela, de manière tonitruante.
RTL – vendredi 16 janvier 1998
RTL : Avec les regrets qu’entend exprimer Lionel Jospin à l’Assemblée nationale, est-ce que la page est tournée pour vous ?
François Bayrou : J’en prends acte et puis, à mon avis, le jugement des Français a été assez sévère sans qu’on passe son temps à remettre ce sujet sur le tapis. Je crois que les Français ont très sévèrement jugé ce que le Premier ministre a essayé de faire, c’est-à-dire une nouvelle fois couper la France en deux, expliquer qu’il y avait tous les bons d’un côté et tous les méchants de l’autre et que ça avait été comme ça depuis la nuit des temps et que l’histoire militait elle-même pour cet affrontement entre les deux France.
RTL : Ce qui veut dire que, pour vous, ce n’est pas un dérapage de la part de Lionel Jospin ?
François Bayrou : Vous le savez, je l’ai dit, je crois qu’il a essayé de ressouder sa majorité plurielle explosée avec un grand coup de trompette. Il s’est trompé et de ce point de vue-là, il a rendu un mauvais service à une certaine idée que nous devons nous faire tous ensemble de la France et de ses valeurs.
RTL : On ne voit pas très bien comment le mouvement des chômeurs pourrait prendre fin. Le Gouvernement envisage une restructuration et le relèvement des minima sociaux. C’est une façon d’en sortir ?
François Bayrou : Je n’ai pas entendu la même chose que vous. J’ai entendu, en réalité, entre les lignes, Madame Aubry dire exactement le contraire. Et je me réjouis plutôt que l’on fasse attention. Ce n’est pas parce qu’on est dans l’opposition qu’on doit pousser à l’erreur. L’idée qui consisterait à augmenter de manière brutale et soudaine les minima sociaux en France, c’est une idée qui, à terme, se retournerait contre les chômeurs. Alors je pourrais dans l’opposition faire semblant et attendre au coin du bois ou au coin de la rue en disant : ils vont faire cette erreur et nous en bénéficierons. Je crois que nous nous tromperions. Et il faut avoir la responsabilité de dire qu’une augmentation brutale des minima sociaux, c’est une augmentation des charges sur le travail. Et si l’on augmente les charges sur le travail, on augmentera le chômage. C’est-à-dire en croyant bien faire, on fera exactement le contraire.
RTL : Alors comment sortir du mouvement ?
François Bayrou : Moi je pense qu’il y a, et je le dirai demain avec force, un problème du chômage – et finalement que tous les problèmes reviennent à celui-là –, c’est celui du chômage de longue durée. Je pense que nous devrions concentrer la réflexion sur la responsabilité des pouvoirs publics face aux chômeurs de longue durée et pour dire les choses d’une autre manière : comment pouvons-nous faire pour garantir à un chômeur de longue durée une offre d’emploi ? À partir d’un certain temps passé au chômage, il deviendrait une obligation pour la puissance publique d’offrir un emploi aidé dans le privé, ou un emploi public, aux chômeurs de longue durée.
RTL : On va vous dire : mais pourquoi vous ne l’avez pas fait ?
François Bayrou : J’évacue la question du passé. Je veux bien en répondre quand on fera des émissions historiques, mais si nous devons stériliser notre réflexion à perpétuité sous prétexte qu’un jour ou pendant une certaine période, nous n’avons pas fait exactement ce que nous devions, ça nous tuerait.
RTL : C’était simplement pour vous faire remarquer qu’aucun gouvernement de droite comme de gauche n’a réussi pour l’instant à endiguer le chômage.
François Bayrou : Cette idée que je propose, ne l’a jamais été par personne. Je crois que c’est une idée novatrice parce qu’elle vise à traiter le chômage non pas par des allocations, mais par des offres d’emploi. Il y a un moment où en donnant des allocations, vous ne donnez pas la dignité, la valorisation que les chômeurs sont en droit d’attendre. Dans le travail, il y a le revenu et puis il y a le travail. Et le travail a une valeur en soi. C’est aussi la raison pour laquelle, sur ce point, j’approuve le propos de Madame Aubry lorsqu’elle a dit tout à l’heure qu’il fallait éviter qu’en travaillant pour un SMIC on ne gagne pas plus qu’avec une allocation. Parce que là, ça serait la catastrophe des catastrophes. Si vous construisez une société dans laquelle celui qui travaille ne gagne pas plus que celui qui est au chômage, à ce moment, vous incitez les gens à rester au chômage.
RTL : Obligation de fournir un emploi pour les chômeurs de longue durée. Ce n’est pas très libéral ?
François Bayrou : Je n’ai pas dit que je me résumais à être libéral. Je suis un libéral et, en même temps, je pense que le libéralisme ne sera accepté et soutenu en France que s’il a un projet social fort, s’il construit un monde plus humain. Si les gens ont le sentiment que, dans ce monde de rapports de force, de compétition dure, le projet des politiques est de permettre à chacun de trouver sa place et d’être dans un monde plus humain. Voilà pour moi le point. Je crois qu’il y a deux manières d’aborder le libéralisme qui est indispensable et le Gouvernement va se casser la figure parce qu’il oublie ce qu’est la règle du monde. Il y a la manière qui consiste à accepter l’idée que le libéralisme est sauvage et puis il y a la manière qui consiste à vouloir faire dans ce monde sauvage une société humaine.
RTL : Vous venez de dire que le Gouvernement va se casser la figure. Ça veut dire que pour vous l’état de grâce est terminé pour Lionel Jospin ?
François Bayrou : Je pense qu’il est fini. Je pense que désormais les rendez-vous sont là, les rendez-vous pris avec les promesses, les rendez-vous pris avec ceux qui sont dans la difficulté et qui vont s’apercevoir que les promesses étaient des illusions. Ces désillusions vont faire du mal.
RTL : Demain, Force démocrate tient son conseil national. Entendez-vous prendre vos distances avec l’UDF ? Vous allez remettre au cœur de votre discours votre stratégie centriste ?
François Bayrou : Je ne fais pas de politique en passant mon temps à dire du mal des autres. Je fais de la politique en essayant de construire un projet original. Et c’est celui que nous avons abordé à l’instant. Le monde est ce qu’il est. Personne, aucun pays n’échappera à la compétition mondiale, à ses règles. La question est de savoir si cette compétition mondiale nous amène à construire une société indifférente, uniquement construite autour des rapports de force financiers ou si on construit une société plus humaine. Mon choix est de construire une société plus humaine.