Interview de Mme Dominique Voynet, ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement, dans "Le Nouvel observateur" du 27 novembre 1997, sur les conditions du succès de la conférence de Kyoto sur l'effet de serre.

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Circonstance : Conférence internationale sur la lutte contre l'effet de serre à Kyoto (Japon) du 1er au 11 décembre 1997

Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Le Nouvel Observateur : Le sommet de Kyoto, consacré à l’effet de serre, débute le 1er décembre. Vous représentez la France dans cette négociation internationale cruciale pour l’avenir de la planète. Curieusement, on en a peu parlé jusqu’à présent. Pourquoi ?

Dominique Voynet : On en parle de plus en plus ; mais vous avez raison : jusqu’en septembre dernier, les décideurs, comme les citoyens, ressentaient comme un malaise. On savait fort bien que les engagements pris en 1992 à Rio de Janeiro pour réduire l’effet de serre n’avaient pas été tenus. Tout le monde a préféré se taire tant la faillite collective a été grande. Et puis, pendant longtemps, le dossier est resté extrêmement technique. Aujourd’hui, à la veille de l’ouverture de la conférence de Kyoto, il est devenu très politique.

Nouvel Observateur : Avant d’en venir aux affrontements auxquels on va inévitablement assister à Kyoto, dites-nous, en quelques mots, pourquoi il faut s’entendre pour lutter contre l’effet de serre.

D. Voynet : Parce que la conséquence de cet effet de serre, c’est que la Terre se réchauffe. La température moyenne a augmenté d’un demi-degré en un siècle. Et elle va continuer d’augmenter. Tous les scientifiques ne sont d’accord sur l’ampleur du phénomène, les estimations varient entre 1,5 et 3 degrés de plus à la fin du siècle prochain. Mais plus personne ne nie son existence. Et cette montée des températures risque de modifier profondément le climat de nos pays tempérés, mais surtout celui des régions fragiles : celles où règne la sécheresse pourraient être transformées en déserts. Des îles du Pacifique risque de disparaître avec la montée des océans, et cela ne concerne pas que des régions qui nous sont étrangères. Les élus de la Réunion, des Antilles ou de la Polynésie française sont extrêmement inquiets. Les populations qui vivent dans les deltas des fleuves sont menacées… Et nous avons une responsabilité toute particulière à l’égard de ces phénomènes. Parce que lorsqu’ils se manifesteront, quand ils commenceront à inquiéter vraiment les gens, il faudra des décennies, peut-être même des siècles, pour redresser la situation. Et plus on tardera à avoir une politique ambitieuse dans ce domaine, plus sera long et difficile d’agir.

Nouvel Observateur : Vous parlez de politique ambitieuse. L’Union européenne va à Kyoto avec un objectif honorable de réduction de 15 % de ses émissions de gaz à effet de serre en 2010. Mais que penser de la France qui se contente, pour sa part, d’un objectif de 0 % ? C’est ambitieux, 0 % ?

Dominique Voynet : Je veux défendre ce 0 % qui n’a rien à voir avec le 0 % que proposeront pour leur part les Américains à Kyoto. En France, chaque habitant rejette chaque année dans l’atmosphère, en moyenne, 1,8 tonne de CO2. Aux États-Unis, avec un niveau de confort comparable, c’est trois fois plus. L’Américain gaspille, et s’en moque. La France a une structure de production de l’énergie différente. Elle a fait la part belle au nucléaire qui génère d’autres pollutions, mais pas de gaz à cette de serre, ce qui explique pour une part notre « vertu ». Et 12 % de son énergie proviennent de ressources renouvelables, comme l’hydroélectricité. Et puis nous avons su faire des efforts à la suite de la crise pétrolière de la guerre du Golfe. Non, décidément, et objectif de 0 % n’a rien de négligeable. Il signifie que de 1990 à 2010 nous aurons eu vingt ans de croissance économique sans émission polluante supplémentaire. Avec une population qui, dans l’intervalle, aura augmenté de 8 % !

Nouvel Observateur : Mais les Allemands vont réduire leurs émissions de 25 %, eux... !

Dominique Voynet : Les Allemands ont les Länder de l’ex-Allemagne de l’Est. Il leur suffira de fermer quelques usines technologiquement dépassées, mais très polluantes, pour atteindre leur objectif sans rien changer à l’activité des régions performantes comme la Ruhr ou la Sarre. Mais pour en revenir à la France, nous allons essayer de faire mieux que le 0 % annoncé. Une centaine de mesures sont actuellement à l’étude dans tous les domaines, qui vont de l’isolation des maisons jusqu’à la teneur en soufre des carburants de navire. S’il est possible de faire mieux, croyez-mois, on le fera.

Nouvel Observateur : Vous avez l’appui du reste du gouvernement ?

Dominique Voynet : Absolument. Et je suis optimiste pour une raison très simple : les mesures que nous étudions sont de celles où il n’y a que des gagnants. Elles sont bonnes à la fois pour l’économie, pour l’emploi et pour l’environnement. Qui aurait, dans ces conditions, envie de s’y opposer ? Un exemple parmi cent autre ? Je pourrais citer le projet Besson de réhabilitation des logements sociaux. On va améliorer l’isolation des logements, ce qui permettra de faire des économies d’énergie, d’abaisser donc les émissions de gaz à effet de serre et de créer des emplois…

Nouvel Observateur : À Kyoto, l’Union européenne arrivera avec sa proposition d’une diminution de 15 % de ses émissions de gaz à effet de serre, les Américains vont mettre sur la table de négociation un projet de marché des « permis d’émission » – c’est-à-dire, en fait, des « droits de polluer » – qui leur permettrait de ne guère faire d’efforts dans l’immédiat… Une réussite à Kyoto, se serait quoi, pour vous ?

Dominique Voynet : Pour que Kyoto soit une réussite, il faut plusieurs conditions. D’abord, que la politique européenne, telle qu’elle a été définie, ne se délite pas. On n’en était pas loin lors du dernier conseil de l’Europe, où certains se déclaraient déjà prêts à discuter du système des permis de polluer américain. On a discuté, j’ai embêté tout le monde sur le sujet, mais on est sorti de la réunion avec un mandat clair : l’objectif, c’est d’obtenir que tous les pays de l’OCDF se mettent d’accord pour une réduction de 15 % des gaz à effet de serre en 2010. Cela dit, il est clair qu’on n’évitera pas une discussion sur la proposition américaine. Mais avant de discuter d’un système de marché qui mettrait les pays pauvres sous le joug des pays riches, il faut que les pays de l’OCDE aient décidé pour eux-mêmes d’une politique de réduction contraignante et crédible. Il faut ensuite que ce soient les plus gros pollueurs qui fassent les plus gros efforts, et pas l’inverse. Les États-Unis ne peuvent pas partir de leur situation de gaspillage actuelle et exiger du Mali ou les îles Samoa qu’ils fassent les mêmes efforts en pourcentage qu’eux-mêmes. Et même si ces préalables sont réunis, je me demande à quoi pourrait bien ressembler ce futur marché des permis de polluer. J’ai bien peur qu’il ne suscite bureaucratie, loi du marché et spéculation dans un secteur où il faudrait avant tout se préoccuper de solidarité et de responsabilité.

Nouvel Observateur : Les Européens auront-ils des alliés dans cette négociation ?

Dominique Voynet : L’attitude du Japon est encourageante. Il ne s’est pas aligné sur les États-Unis et s’est fixé un objectif de diminution de ses émissions de 5 %, alors que ses pratiques, en matière de consommation d’énergie, sont proches de celles de la France. Simplement, comme ses habitants sont très nombreux, ses émissions de gaz équivalent à celles de l’ensemble de l’Union européenne. On ne sait pas ce que décidera la Chine. Mais je pense que la plupart des pays en voie de développement seront plus enclins à soutenir la position européenne qua la position américaine.

Nouvel Observateur : En Europe même, quels sont les pays leaders en matière d’environnement, d’écologie ?

Dominique Voynet : Jusqu’à une période récente, c’était toute l’Europe du Nord, à l’exception de la France et de la Grande-Bretagne. Je ne nie pas le courage et la bonne volonté de Corinne Lepage à qui j’ai succédé. Mais à l’époque, elle était bien seule dans son gouvernement. C’est ainsi que pendant longtemps la France a refusé d’appuyer des projets pourtant majeurs dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. Certains dossiers étaient en panne depuis des années. Comme la directive « auto-oïl » qui fixe désormais des spécifications moins polluantes aux voitures et aux carburants pour les années à venir. Ou la directive européenne sur l’énergie : après Rio, la France avait bloqué toute discussion sur une taxe portant sur la production d’énergie. Quand le représentant français revient cinq ans plus tard en disant : « Et si on discutait de cette fameuse écotaxe », il est certain que cela déclenche quelques réactions agacées chez nos partenaires européens, même si ceux-ci conviennent qu’il s’agit d’une avancée importante…

Nouvel Observateur : Donc, plus personne ne traîne les pieds aujourd’hui ?

Dominique Voynet : Il y a eu un rééquilibrage, même de la part des Britanniques, qui ont joué un rôle important dans la préparation de Kyoto. Cela dit, nous devons nous méfier en la matière d’une approche trop donneuse de leçons qui pourrait être perçue de néocolonialisme écolo. Les pays du Nord ont des atouts pour mener une politique soucieuse d’environnement : une opinion publique et une économie qui le permettent. Il faut qu’ils se gardent de toute arrogance à l’égard d’États qui sont pollueurs par obligation, par manque de moyens. Quand un pays dispose d’une seule raffinerie, on ne peut pas lui demander de l’arrêter, même si elle est dépassée et polluante.

Nouvel Observateur : En 1992, juste après Rio, 264 chercheurs, parmi lesquels votre collègue Claude Allègre, avaient signé un appel de Heidelberg dans lequel on affirmait que l’écologie était « une idéologie irrationnelle ». Pensez-vous que les mentalités aient évolué ?

Dominique Voynet : Claude Allègre ne dirait plus cela aujourd’hui. Les écolos n’ont pas toujours eu raison sur tout. Mais ils ont su anticiper nombre de situations auxquelles nous sommes tous confrontés aujourd’hui : pollution atmosphérique, nappes phréatiques polluées par une agriculture trop intensive, etc. Des préoccupations qui sont aujourd’hui partagées par une majorité de citoyens et d’élus locaux. On a fait du chemin. Ce qu’on considère comme évident aujourd’hui était encore très révolutionnaire il y a cinq ans. J’aimerais que pour l’effet de serre cette évidence soit partagée par tous les habitats de la planète.