Interview de M. Pierre-André Périssol, ministre du logement, à RTL le 6 novembre 1996, sur l'action du gouvernement pour réduire la fracture sociale (exemple du logement) et sur l'objectif de la monnaie unique.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Anne Sinclair : Je voudrais que vous réagissiez aux propos de C. Pasqua repris par Le Monde de ce soir. Je les résume en quelques mots : « nous sommes en 1788, dit C. Pasqua, à la veille de la révolte. Nous n’avons pas fait tout ce que nous avons fait pour assister à cette sorte de déconfiture ». Il parle de la politique du Gouvernement dont vous faites partie ?

P.-A. Périssol : Je crois que le rôle d’un élu c’est de donner du sens à l’avenir. C’est d’ouvrir des perspectives, et non pas, disons, de faire commerce de telle ou telle situation.

Anne Sinclair : Commerce, vous dites. Vous êtes sévère là. Vous pensez que c’est pour des raisons personnelles qu’il fait une critique ?

P.-A. Périssol : Je pense qu’on n’a pas à s’épanouir sur telle ou telle situation. Je crois, encore une fois, que le rôle d’un élu, c’est de tracer un projet, c’est de donner du sens à l’avenir.

Anne Sinclair : Qu’est-ce que vous pensez de cette analyse sur la fracture sociale qui perdurerait et à laquelle le Gouvernement serait sourd ?

P.-A. Périssol : Je suis évidemment en totale contradiction avec cette analyse qu’il y aurait une coupure avec ceux qui dirigent, ceux qui ont des responsabilités, qui sont des acteurs, et la situation des Français. Lorsque J. Chirac, pour réduire la fracture sociale, a demandé au Gouvernement de construire le droit au logement, il est parti d’une analyse de la situation des Français, des demandes concrètes, et qu’est-ce que je vois ? Moi je vois qu’il y a des gens qui sont mal logés. C’est pour cela qu’on a fait 20 000 logements d’urgence et d’insertion en dix-huit mois. Aucun gouvernement ne s’y était attaqué. Je ne sais pas si vous ne voyez pas la situation des Français. En tout cas, moi je savais qu’elle était cette situation, et nous avons fait ce qu’il fallait faire. Qu’est-ce qu’on voit ? On voit qu’entre 88-91, il y a une spéculation immobilière effrénée dans ce pays, avec des banques nationalisées qui ont englouti des centaines de milliards de francs, et qu’il y a aujourd’hui, dans la même société, des locaux vacants et des gens qui sont pas logés. Monsieur Fabius, un certain nombre de Gouvernements qu’il a soutenus, ont toujours dit : il faudrait faire des réquisitions. Quand vous parlez comme cela, vous n’êtes pas un homme politique. Moi je les ai faites.

Troisième point : qu’est-ce que je constate ? Ça c’est la vie quotidienne. Je constate qu’aujourd’hui, il y a des Français qui sont confrontés à des difficultés, qui souffrent, qui sont fragilisés et qui ont, en fin de mois, des difficultés pour payer leurs charges. Et qu’est-ce qui se passe ? Eh bien ! on va leur couper le gaz, l’eau, l’électricité. Là aussi, j’ai entendu de grandes exhortations de Monsieur Fabius et d’autres de ses collègues. Concrètement, c’est nous, c’est le Gouvernement qui répond à un problème de préoccupations quotidiennes pour certains Français, puisque, comme vous le savez, demain, un ménage dans le besoin, bien entendu dès lors qu’il est de bonne foi, ne verra plus son eau ou électricité coupées. Ça c’est de l’action concrète au plus près des préoccupations des gens et de la réduction concrète de la fracture sociale.

Anne Sinclair : Est-ce que vous êtes à vous seul l’exemple même de la réduction de la fracture sociale de l’action gouvernementale dans ce domaine ?

P.-A. Périssol : Bien entendu que non. Qui est-ce qui a vu, que, pour s’attaquer au chômage de longue durée qui est le plus déstabilisant dans la société, il fallait créer le CIE et qu’avec le Contrat Initiative emploi, il y en a aujourd’hui 300 000 bénéficiaires, et donc chômeurs de longue durée de moins ? Qui est-ce qui s’attaque aux problèmes des jeunes dans les banlieues, là aussi en créant 100 000 contrats de ville ? Qui est-ce qui voit que des gens, aujourd’hui, n’ont pas de protection sociale et crée l’assurance maladie universelle ? On pourrait prendre de multiples exemples. On ne peut pas tout faire en quelques jours et même en quelques mois, mais sur tous les fronts, il y a des actions concrètes qui visent à réduire la fracture sociale dans de pays.

L. Viannet : Vous avez parlé de vos efforts concernant le logement. Je n’ai pas à vous abreuver de chiffres. Je les ai sous les yeux : 5 millions d’exclus du logement, aujourd’hui, un million d’attentes pour des logements HLM, 45 000 abris de fortune, 60 000 personnes en centres d’urgence permanents, 500 000 logements de substitution insalubres. Bon alors, effectivement, je crois que vraiment vous êtes très très loin de ce que sont les réalité s à partir desquelles la société est en train de devenir grosse d’une explosion de colère, qui va bel et bien vous sauter à la figure.

Anne Sinclair : P.-A. Périssol, vous avez la parole à la fois sur le logement. Mais je voudrais qu’on déborde et qu’on réponde à ce cri de désespoir qui était celui d’un de nos auditeurs ?

P. -A. Périssol : Premièrement, je voudrais quand même souligner ce côté déterminé de notre auditeur qui souffre et qui, avec courage, envisage l’avenir. Deuxièmement, il ouvre le problème du chômage. Il est évident que réduire la fracture sociale, c’est travailler pour couper les racines de cette fracture sociale, ou plutôt une des racines essentielles de la fracture qui est le chômage. Ce n’est pas la seule. Quand je visite l’ensemble des logements dans lesquelles arrivent des gens en difficultés, je me rends compte que, par exemple, l’éclatement des structures familiales est un élément très fort, un facteur très fort de la fracture sociale notamment pour les jeunes. Ça c’est la réalité. Mais ce qui est vrai, c’est que dans la lutte contre le chômage, il faut construire les bases d’une croissance plus forte, c’est l’objet de la politique économique. Je crois qu’on va en reparler. J’ai été très choqué d’entendre M. Todt juger qu’il est dérisoire d’aider des gens qui sont dans la difficulté. Vous avez employé le terme de « dérisoire ». Je n’ai pas créé des maux. La situation française est ce qu’elle est. Ce n’est pas moi qui l’ai créée, ce n’est pas ce Gouvernement qui l’a créée. Et il ne peut pas être dérisoire d’aider des gens qui sont en difficultés. Quant au logement, on en parlera, parce que je voudrais répondre à Monsieur Viannet.

Anne Sinclair : Répondez tout e suite. Pas sur l’ensemble des chiffres, mais sur l’ampleur, parce qu’au fond, c’est ça ; Et c’est ce que voulait dire, je crois, E. Todt. Il voulait simplement dire que c’était par rapport à l’ampleur des problèmes, c’est vrai que chacun apporte sa goutte d’eau ?

P.-A. Périssol : Anne Sinclair, il bien est évident qu’il y a dix-huit mois, lorsque j’ai pris la tête de ce ministère et la responsabilité du Logement, j’ai trouvé tous les éléments d’une crise du logement qui étaient réunis. Et qu’est-ce que j’ai fait ? Lorsque je mets un taux de TVA réduit sur les HLM – ce Gouvernement considère la construction HLM comme un bien de première nécessité – lorsque sur le prêt à taux zéro, Monsieur Viannet, il y a 10 000 accédants sociaux à la propriété par mois, dont 6 000 ouvriers et employés, eh bien, qu’est-ce que nous faisons ? Nous redonnons de l’espérance sociale. – Ne vous inquiétez pas, dans les 6 000 ouvriers et employés qu’il y a, il y en a qui sont à la CGT… - Eh bien ! nous avons réussi à rendre de l’espérance sociale et un projet-vie à des gens qui ne pouvaient plus rien avant et qui le peuvent dorénavant. Et c’est vrai que si ça avait été fait plus tôt, la situation du logement et la situation sociale ne seraient pas celles d’aujourd’hui.

Anne Sinclair : Monsieur Périssol, un mot sur l’Europe.

P.-A. Périssol : On est dans le débat économique. Si j’ai bien compris, Monsieur Todt – je parle donc sous son contrôle – dit qu’avec les problèmes monétaires traités autrement, la situation se résoudrait. Rappelons quand même une chose d’évidence : c’est qu’une monnaie n’est pas évaluée à son juste cours si son niveau est tel qu’elle empêche des exportations. Il faudrait quand même rappeler aujourd’hui que la France a un excédent commercial de 111 milliards de francs sur l’extérieur, et que la France a un excédent commercial par rapport à l’Allemagne. Ceci relativise les solutions un petit peu simples, et en tout cas, pour l’instant, il n’y a pas de raisons objectives de changer la parité de la monnaie. Je voudrais quand même continuer, juste une seconde, sur le point suivant : Monsieur Todt nous dit qu’il faut décrocher le franc, reconnaissant ainsi un rôle économique à la monnaie, et citant d’ailleurs l’exemple américain.

Anne Sinclair : P.-A. Périssol, je vous ai coupé, je vous redonne la parole sur la monnaie unique, cause ou non de tous nos maux. C’est ce que certains Français ressentent aujourd’hui, certains Européens, d’ailleurs ?

P.-A. Périssol : Ceux qui veulent donner un rôle excessif à la monnaie sont ceux qui pensent qu’elle a un rôle économique, et souvent ils mettent l’exemple américain en avant, où la monnaie fluctue. Personne ne peut faire croire, si on est dans cette hypothèse-là, que la France peut à elle seule tenir en respect le dollar et lui empêcher de jouer au yo-yo. A ce moment-là, si on pense que la monnaie à un tel rôle qu’on est obnubilé par elle, à ce moment-là, seule la monnaie unique européenne est capable de tenir en respect le dollar et de doter l’Europe d’une arme monétaire. Et d’ailleurs, vous savez, il faut quand même être modeste dans la vie. On peut toujours avoir tort contre tout le monde. Mais qu’est-ce que je constate aujourd’hui ? C’est que tous nos voisins, quelle que soit leur sensibilité politique, j’allais dire quelles que soient leurs oppositions – opposition travailliste, en Angleterre, les communistes et la gauche qui sont arrivés en Italie, pour prendre l’un ou l’autre – leurs premières déclarations, c’est de dire…

Anne Sinclair : … Vous avez raison, mais il y a des débats partout, qui traversent tous les partis, y compris le parti travailliste anglais, par exemple ?

P.-A. Périssol : N’empêche que tous les dirigeants et tous ceux qui aspirent à le devenir, leurs premières déclarations, c’est de dire : il faut faire une monnaie unique, parce que c’est une arme monétaire pour maintenir notre rang.

E. Todt : Je voudrais juste rajouter un petit mot sur la monnaie. Je suis de plus en plus convaincu que les gens du Gouvernement ne comprennent pas bien les mécanismes monétaires. Les dernières déclarations d’A. Juppé sur l’objectif de la monnaie unique à laquelle il faut arriver me convainc de plus en plus que les gens ne comprennent pas bien ce dont il s’agit, au Gouvernement. Donc, il y a un élément d’aveuglement. La monnaie unique franco-allemande est réalisée. Quand j’entends les membres du Gouvernement dire : il faut aller vers la monnaie unique et quand nous serons à la monnaie unique et quand nous serons à la monnaie unique, les conditions économiques vont changer, il faut savoir que, du point de vue de la France, le régime de parité franc-mark est tout à fait respecté, les taux d’intérêts ont baissé, le différentiel de taux d’intérêts entre la France et l’Allemagne n’est plus important. On est en régime de monnaie unique, et le désastre économique auquel on assiste actuellement, c’est la réalisation de la monnaie unique. Donc, la monnaie unique, maintenant, c’est simplement éterniser un échec. C’est ça le projet de monnaie unique : c’est éterniser la faillite.

Anne Sinclair : P.-A. Périssol, un quart de mot là-dessus, parce que je voudrais qu’on avance un tout petit peu.

P.-A. Périssol : Un quart de mot : la monnaie n’a pas empêché cette magnifique victoire commerciale, 60 milliards exportés – c’est le succès de B. Pons – avec 300 Airbus vendus aux Etats-Unis. Deuxièmement, surtout, vous l’avez dit, A. Sinclair, on ne peut pas tout charger sur le dos de la monnaie unique. Comment peut-on accepter une France dans laquelle, à force de l’endetter, nous sacrifierions nos enfants ! Enfin, voyons ! Ce n’est pas parce qu’il y a Maastricht ou autre. Il faut que nous réduisions notre dette, parce qu’aujourd’hui, les Français payent plus d’impôts pour payer les services de la dette que pour permettre l’éducation de leurs enfants, et a fortiori pour se loger. Il faut renverser le dispositif. C’est pour cela qu’il faut baisser notre dette.

Un auditeur : Nous avons appris aujourd’hui qu’aux Etats-Unis, le gouvernement américain avait créé 10 millions d’emplois, dont beaucoup d’emplois pour les jeunes. On s’aperçoit qu’en France, plus ça va, plus les jeunes sont au chômage, et ce sont en particulier les jeunes de moins de 25 ans. Or ces jeunes de moins de 25 ans, les patrons leur demandent d’avoir de l’expérience. Or, ils ne les embauchent pas. Comment peuvent-ils avoir de l’expérience, puisqu’ils sortent de l’école, et surtout ces jeunes ne sont pas du tout indemnisés par les Assedic. Ça veut dire que, de 21 à 25 ans, ils ne touchent absolument rien et si les parents n’étaient pas là pour les aider, on se demande ce que feraient ces jeunes ? Or, il existe dans les familles des parents qui sont au chômage. Alors, je pose la question à Monsieur Périssol : comment des familles où les parents sont au chômage et les enfants sont au chômage peuvent-ils vivre ?

P.-A. Périssol : Oui, c’est vrai que le problème du chômage des jeunes est un problème à la fois très français, et bien entendu dramatique, et qu’il n’y a pas de solutions simplistes, immédiates. C’est le problème de l’apprentissage. 200 000 apprentis en 1996, c’est beaucoup mieux qu’avant, il faut faire encore mieux. 100 000 emplois jeunes, c’est un premier élément. Là, nous payons tout un ensemble de dysfonctionnements dans notre société, et ça doit être une priorité.

Anne Sinclair : P.-A. Périssol, le mot de la fin ?

P.-A. Périssol : La société française – je ne veux rechercher aucune responsabilité – a beaucoup de gens, parmi elle, qui souffrent. Le premier devoir d’un Gouvernement, la ligne qu’a fixée J. Chirac, c’est de rassembler les Français, de renforcer la cohésion sociale, et de diminuer ses éléments de fractures. A partir de là, il y a deux lignes d’action : la première, c’est bien entendu celle de relancer l’emploi et la croissance, il n’y a pas de formule miracle. Il y a la nécessité de se désendetter, de baisser les taux et de repartir. Le deuxième point : il y a des gens qui sont sur le bord de la route, et ceux-là, on ne peut pas les laisser. C’est pour eux que nous agissons pour construire le droit au logement, pour construire dans les faits le droit à la santé, pour faire en sorte que les jeunes et que ceux qui sont dans le chômage de longue durée puissent être soulagés. Bref, toutes ces actions qui sont peut-être des gouttes d’eau, mais avec lesquelles nous aidons ceux qui sont les plus fragiles dans cette société, c’est-à-dire que, concrètement, dans les faits, nous réduisons la fracture sociale au quotidien.