Interview de M. Alain Madelin, président de Démocratie libérale, à RTL le 13 décembre 1999, sur les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, la politique du gouvernement en Corse et sur "l'embouteillage" de la justice.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Q - A Helsinki, les Européens ont décidé que la Turquie pourrait adhérer à l'Union européenne. C'est une bonne idée ?

- « Très mauvaise. Je crois qu'il y a eu deux bonnes décisions à Helsinki, une décision de principe sur l'élargissement et une décision sur la défense. La décision que je juge très mauvaise est d'ouvrir l'Europe à l'adhésion de la Turquie. Parce que, je crois que, comme le pense R. Prodi et d'autres en Europe, dont je suis, il y a besoin d'un débat sur les frontières de l'Europe. Et quand j'entends le Premier ministre turc nous expliquer que ceci c'est le début, que derrière il y a l'Azerbaïdjan, il y aura l'Asie centrale, je dis : « Nous ne sommes plus en Europe. » L'Europe ce n'est pas seulement un marché – c'est un libéral qui vous dit ça – l'Europe, c'est une unité culturelle qui doit se retrouver dans une unité politique. »

Q - Vous ne voulez pas de musulmans en Europe ?

- « Il y a déjà des musulmans en Europe, mais je pense que si la Turquie a vocation d'être associée à l'Europe – je pense qu'il faut lui offrir un grand traité politique, une association totale à un système de libre échange – je crois que l'arrivée de la Turquie en Europe dénature l'idée que l'on peut se faire de l'Europe. Le Premier ministre et le Président de la République, s'ils ont donné leur accord à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, l'ont fait en accord à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, l'ont fait en leur nom propre et ils ne peuvent en aucun cas engager la France. Où est le débat préalable sur cette question d'importance ? En a-t-on parlé à l'Assemblée nationale, y a -t-il eu un vote ? Il va falloir en parler. Je pense, pour ma part, d'ailleurs que cette question sera un enjeu fort des prochaines élections et j'affirme qu'ils n'ont pas reçu le mandat d'engager la France dans l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. »

Q - En tout cas, au Parlement, lorsque la question sera posée, vous voterez contre ?

- « La question s'est déjà posée. J'ai déjà agi à l'intérieur de mon groupe – je n'étais pas le seul d'ailleurs – qui est le parti populaire européen, pour qu'on ait une attitude extrêmement prudente sur l'adhésion de la Turquie. Il ne faut pas mentir à la Turquie. Cela ne se fera pas, il n'y a pas un référendum gagné en France ou en Allemagne sur l'adhésion de la Turquie ! A ceux des démocrates qui en Turquie comptent beaucoup sur l'Europe, il faut leur ouvrir une autre solution, que cette perspective, cette fausse promesse d'adhésion à l'Union européenne. Voilà ma position. En tout cas, moi je dis qu'il faut un débat. Et je regrette que et le Président de la République et le Premier ministre aient à ce point engagé la France. »

Q - La Corse : la réunion d'aujourd'hui à Matignon entre les élus corses et quelques membres du gouvernement, dont bien sûr L. Jospin. Le président de l'Assemblée territoriale, J. Rossi, de Démocratie libérale, a été le premier à demander un débat, sans préalable, y compris sur la violence. C'était judicieux d'abandonner ce préalable ?

- « En tout cas ce que je ne comprends pas, c'est la politique un peu « stop and go » du Gouvernement. Je pense qu'il y avait besoin d'organiser un dialogue. A la place de monsieur Jospin d'ailleurs, j'aurais d'abord organisé le dialogue avec les parlementaires avant de l'élargir à l'ensemble des élus. Cela étant, ce dialogue est important, il est important pour les Corses. Mais à mon sens, ce dont souffre la Corse, peut-être plus que d'autres en France, c'est de la crise du jacobinisme. Le modèle jacobin français n'est pas adapté à de nouvelles réalités. Je souhaite une redistribution des pouvoirs entre l'État central et les régions. C'est dire que mon propos dépasse le cadre de la seule Corse. Cette redistribution des pouvoirs, cela intéresse les Bretons, cela intéresse les Bourguignons, cela intéresse tout le monde. »

Q - Il y a un peuple Corse ?

- « Écoutez, on ne va pas jouer sur les mots. Il y a un sentiment d'un peuple corse. La Constitution a dit qu'il ne pouvait pas y avoir de peuple corse, et donc il n'y a pas de peuple corse. Mais si les gens se reconnaissent dans ce terme, je n'y vois pas pour ma part de matière de guerre de religion. En tout état de cause, la Corse, elle fait partie de la France, et on ne va pas jouer les Tchétchènes en Corse. »

Q - Donc c'est : autonomie mais indépendance ?

- « Le plus large statut d'autonomie pour la Corse. C'est vécu, il y a un sentiment d'unité culturelle, et puis c'est une île. Mais je crois qu'une plus large autonomie et la redistribution du pouvoir au profit des régions – encore une fois, ce n'est pas seulement un problème corse, c'est un problème français. »

Q - La semaine dernière, vous vous êtes livré à une véritable attaque, offensive sur la marche de la justice. Vous ne parlez pas du tout de la réforme du Conseil de la magistrature ou de choses comme ça, vous dites : « La justice cela ne fonctionne pas. »

- « Je crois qu'il y a un débat, qui est un débat de façade. Je ne dis pas qu'il n'a pas son importance. Je souhaite une justice indépendante, transparente, efficace, rapide… »

Q - Vous voterez le janvier ?

- « Non. Je n'ai déjà pas voté, je vais continuer à ne pas voter. Je souhaite un autre type de réforme de la justice, je serais ravi de pouvoir en parler plus longuement chez vous. Mais ce que je constate aujourd'hui, c'est qu'il y a un grand embouteillage de la justice. Et ce grand embouteillage de la justice, il agit un peu par un effet domino sur la sécurité des Français. L'État n'a plus aujourd'hui les moyens de traiter la délinquance et de faire respecter la loi pénale. On assiste avec impuissance à une sorte de gigantesque embouteillage de la justice. Les plaintes sont classées sans suite, les gens sont donc découragés de déposer des plaintes. On n'a pas les moyens de donner des suites aux plaintes, on ne trouve pas les délinquants. Quand, par hasard ceux-ci sont condamnés, eh bien on ajuste la répression au nombre de places disponibles dans les prisons – il n'y a pas assez de places dans les prisons françaises, elles sont surpeuplées, les conditions sont particulièrement scandaleuses, inhumaines, indignes d'un pays, qui par ailleurs prétend défendre les droits de l'homme. S'agissant des jeunes, on n'a pas de maison d'accueil, on n'a pas d'unité spécialisée dans l'accueil des jeunes. Moralité : c'est le grand embouteillage. Depuis dix ans, la délinquance est restée à peu près stable. Cela signifie quoi ?  Cela signifie que le risque d'être condamné, d'exécuter une peine à la mesure des faits reprochés a diminué. Et quand le risque de la délinquance diminue, eh bien la délinquance elle-même augmente. C'est le piège dans lequel nous sommes enfermés. Voilà la vraie cause de l'insécurité des Français. Voilà pourquoi, je dis qu'il y a besoin d'un plan Orsec, aujourd'hui pour la justice. »

Q - Mais vous y allez fort ! Vous dites qu'il faut 12 milliards par an mais vous les prenez où ? – puisque que, par ailleurs, vous voulez diminuer les impôts ?

- « Si vous réfléchissez au fait que le budget de la justice, plus le budget de la police – deux budgets essentiels dans le travail d'un État – sont inférieurs au seul déficit annuel, argent consacré par les contribuables, de la SNCF, on dépense moins pour la justice, pour la police, pour la sécurité des Français que pour la SNCF. »

Q - Mais les trains c'est important !

« Oui, c'est important, mais la sécurité des Français aussi. Et peut-être que l'on peut gérer autrement les autres fonctions de l'État et diminuer progressivement les dépenses publiques en redéployant le budget de l'État vers ses vraies missions. Je considère que la sécurité des Français, c'est la première des fonctions de l'État. Et l'on ne peut pas assister encore longtemps impuissant à ce grand embouteillage de la justice. Voilà le sujet de la vie quotidienne, qui intéresse les Français quand on parle de justice, et non pas des réformes un peu théoriques sur la magistrature. »