Texte intégral
L’Express : Il faut qu’un peuple soit allé loin dans le désaveu de ses représentants et le désarroi pour en arriver à dire qu’il ne compte plus que sur lui-même…
Nicole Notat : Oui, c’est terrible ! Ces 52 % qui pensent que plus personne n’est capable de leur donner de l’espoir, de la confiance, c’est la marque d’une société où l’individualisme prime, où les solutions simplistes, populistes ou le n’importe quoi peuvent gagner en influence – la marque d’une société qui désespère.
L’Express : Cette société risque-t-elle de basculer dans l’aventure ?
Nicole Notat : Difficile de répondre. Tout paraît indiquer que nous sommes historiquement à un tournant. Tel que je lis ce sondage, le tournant peut déboucher sur le meilleur… ou le pire.
L’Express : Quelle gifle pour vous, ces 5 % de Français à peine qui comptent sur les syndicats pour améliorer la situation !...
Nicole Notat : C’est sévère, en effet. Et ça pourrait même avoir un côté décourageant pour nous, à la CFDT, qui essayons d’infléchir le cours des choses. Nous ramons pour apporter la preuve qu’un syndicat ne se cantonne pas forcément dans un rôle d’amplificateur de l’inquiétude, de l’angoisse, de la colère. Nous, nous ne voulons pas que ça aille plus mal en espérant que tout va enfin péter. Avec la CFDT, je fais en sorte de montrer notre capacité à avancer des propositions, à promouvoir des solutions concrètes. Paradoxalement, je remarque d’ailleurs que la plupart des idées que nous défendons semblent désormais acceptées.
L’Express. Alors, comment expliquez-vous cette contradiction révélée par notre sondage ?
Nicole Notat : Je crois que les syndicats paient tous le fait d’avoir été considérés comme des sous-marins de partis politiques, en particulier la CGT celui du PC, et la CFDT celui du PS. C’est ce qui explique en partie une anomalie française : la faiblesse de notre taux de syndicalisation, qui atteint aujourd’hui un record, puisqu’il est le plus bas d’Europe. Mais, quand 95 % des Français refusent d’accorder du crédit aux syndicats, cela ne signifie pas qu’ils souhaitent leur disparition. Les gens veulent surtout des syndicats d’un autre type.
L’Express : Ne cherchez-vous pas à vous rassurer ?
Nicole Notat : Il y a malgré tout de quoi espérer, dans votre sondage. D’abord, les messages les plus importants à mes yeux sont passés. La majorité est acquise à la maîtrise des dépenses de santé, à la réduction du temps de travail, à la monnaie unique. C’est quand même un démenti cinglant à tout ce que les lobbys nous racontent toute la journée, médias en tête, sur le prétendu état d’esprit des Français à l’égard de toutes ces réformes ! Je prends un exemple : les médecins renâclent devant le tour de vis que le gouvernement veut leur imposer, mais plus des deux tiers des assurés et leurs familles sont disposés à limiter leurs dépenses de santé, eux, pour sauver la Sécu. Vous vous attendiez à ça ? C’est une bonne surprise !
L’Express : L’autre bonne surprise, pour vous, concerne, bien sûr, la réduction du temps de travail avec diminution du salaire. Êtes-vous étonnée ?
Nicole Notat : Pas du tout. Alors que certains en sont encore à se demander si la réduction du temps de travail est une solution au chômage et si elle doit s’accompagner d’une réduction du salaire, les Français ont un train d’avance sur leurs dirigeants. Au moment où l’on conteste la loi Robien, il faut tirer très vite les leçons d’un tel plébiscite. Même si la situation est extrêmement contrastée selon les secteurs. À la CFDT, nous avons procédé à une enquête auprès de 25 000 salariés. Elle sera rendue publique courant novembre. Elle démontre qu’aucun groupe, pas plus les smicards que les autres, ne se prononce globalement pour ou contre la réduction du temps de travail. Chaque cas, chaque entreprise est spécifique. Votre sondage plus cette vérité du terrain démontrent qu’il faut à la fois indiquer la direction générale et faire du sur-mesure, non du prêt-à-porter.
L’Express : Pourquoi les chefs d’entreprise ont-ils plus de crédibilité que les institutionnels pour lutter contre le chômage ?
Nicole Notat : Les Français savent mieux que les commentateurs, obsédés par les politiques et l’État, quelle part de responsabilité ont les patrons en matière d’emploi. Ils leur signifient ainsi qu’ils ne sont pas dupes, et ils ont bien raison ! Quand je pense à Jean Gandois, qui s’est fait élire à la tête du CNPF avec pour slogan l’« entreprise citoyenne », je trouve qu’il l’a drôlement oublié depuis. Quelle est cette histoire dont les patrons nous rebattent les oreilles ? Les entreprises ne vont quand même pas nous dire qu’elles vont éternellement faire de la variable d’ajustement sur les effectifs et qu’elles n’accepteront jamais leur responsabilité sociale ! La productivité et la compétitivité françaises sont excellentes, mais je ne crois pas, moi, à la prospérité des entreprises dans un océan de précarité. Bien sûr, avec 3,4 millions de chômeurs, le rapport de forces est en faveur des patrons, et ils en abusent. Ils sont tranquilles, pardi ! puisqu’on focalise sur tous les acteurs sociaux, sauf sur eux. Ils se désintéressent, pour beaucoup, de la situation sociale. Eh bien, il ne faut plus les lâcher ! Sinon, il y aura un jour un retour de bâton dont personne ne peut prédire ce qu’il sera. Que les patrons ne viennent pas alors pleurer, au cri d’« Arrêtez la révolte ! ». Ils auront eu ce qu’ils méritent…
L’Express : Pendant qu’ils manifestent un tel égoïsme ou une telle inconscience, les Français, eux, affichent une belle générosité de comportement. Y croyez-vous ?
Nicole Notat : Oui, et c’est cohérent avec le fait qu’ils ne comptent plus que sur eux-mêmes. Aider les associations caritatives, consacrer du temps à sa ville ou à son quartier, nous savons que c’est une réalité. Il y a donc une grande marge de manœuvre pour des actes de solidarité concrète. Malgré la situation, les gens sont encore capables de se mobiliser pour des causes. C’est un potentiel formidable pour une société.
L’Express : L’avertissement donné aux hommes politiques est sans appel. Faut-il désespérer de renouer les liens entre les Français et eux ?
Nicole Notat : L’avertissement est en effet très grave. Inutile de revenir là-dessus. Mais les Français indiquent en même temps leurs solutions pour que le politique retrouve, à leurs yeux, estime et efficacité. Ils pointent les moyens de la réhabilitation. Une façon de dire aux politiciens : « Voilà, nous sommes brouillés, mais, si vous nous écoutez, nous pouvons nous réconcilier. » Cela prouve qu’ils en ont plutôt envie. Deux choses me frappent. La première : le très fort consensus autour des trois premières propositions du sondage. On peut alors parler de l’opinion d’un peuple, puisque les clivages déterminants d’ordinaire disparaissent. La seconde : la cohérence forte de ces solutions qui s’articulent parfaitement entre elles.
L’Express : Pour vous, quelle est la plus étonnante ?
Nicole Notat : Franchement, dans tout ce sondage, c’est la parité hommes-femmes qui constitue pour moi une bombe. Ce résultat, cinq mois après, confirme ceux que vous aviez déjà publiés. Donc, il y a une vraie demande. Devant un tel score, les partis politiques devraient se remuer.
L’Express : Vous savez mieux que personne que les femmes au pouvoir suscitent des réactions ambiguës. Alors, qu’y a-t-il derrière cette aspiration à la parité ?
Nicole Notat : Dans notre société, le rapport aux femmes est ambivalent. Les Français sont, il est vrai, d’une sévérité sans pareille à l’égard des femmes au pouvoir. À connerie égale, nous payons quand même beaucoup plus que les hommes. C’est pourquoi je ne crois pas qu’on puisse aller jusqu’à prétendre que nos concitoyens se retournent vers les femmes comme vers un recours. J’interprète plutôt ce vœu de parité comme le refus d’une discrimination indigne d’un pays comme la France. Une moitié de l’humanité privée de la gestion des affaires, ça ne fait pas moderne. De plus, à l’instar de la proportionnelle, l’accession des femmes à la politique semble un gage de diversité – une diversité que notre système institutionnel ne respecte plus, mais qui apparaît comme une source inexploitée de démocratie.
L’Express : Aspiration à plus de démocratie aussi, la préférence nationale à l’embauche ?
Nicole Notat : C’est très inquiétant, mais il faut regarder les choses en face. Si les Français sont pour, mieux vaut le savoir, et vous avez eu raison de poser cette question sans détour. Il faut en finir avec le silence bien-pensant sur ces vérités horribles. Puisque le racisme continue à faire son chemin souterrain dans notre société, c’est pour moi une faute éthique grave que de le taire. On ne combat bien que ce qui parvient à la conscience. Le reste, c’est de l’obscurantisme.
L’Express : Mais, en tant que responsable syndicale, vous attendiez-vous à un tel score ?
Nicole Notat : Franchement, pas tout à fait. J’avais l’intuition que le Front national, ça n’arrive pas qu’aux autres. Le résultat prouve que chez les salariés aussi, c’est-à-dire chez ceux que nous sommes censés connaître et représenter, il progresse.
L’Express : Que peut faire la CFDT ?
Nicole Notat : J’ai constaté que dans les entreprises nos délégués n’osaient pas spontanément aborder ce thème avec les employés. C’est tabou, d’autant que ceux qui y sont sensibles le gardent évidemment pour eux. Face à cette situation, il fallait faire émerger la parole. Nous avons donc engagé une recherche avec le sociologue Michel Wieviorka et des équipes de la CFDT qui ont accepté de se livrer à ce travail dans leurs entreprises. Nous en aurons bientôt les résultats. D’ores et déjà, je peux vous dire que l’immigré occupe de plus en plus la place de l’accusé auprès des salariés français.
L’Express : Les adhérents de la CFDT sont-ils à l’abri de ces thèses ?
Nicole Notat : Je serais très fière de vous répondre oui. L’honnêteté m’oblige à vous dire que ce n’est pas si sûr.
L’Express : Selon vous, les insultes que vous avez récemment essuyées, lors d’une manifestation, ont-elles un lien avec ce constat ?
Nicole Notat : On ne lance pas des slogans comme « Collabo ! » ou « Rasez-la ! » au hasard. Il faut déjà en être imprégné soi-même. De plus, les mots, les insultes, les regards mêmes voulaient blesser la femme. Racisme et sexisme ont une origine commune.
L’Express : Voulez-vous dire que dans les rangs de FO ou de la CGT ces idées ont droit de cité ?
Nicole Notat : Je pense que certains extrêmes, dans le mouvement syndical, sont disposés à exacerber tous ces sentiments-là pour mieux exploiter une situation de crise. On parle toujours de Le Pen. Mais il n’y a pas que lui à vouloir profiter du terreau de la révolte.
L’Express : N’avez-vous pas choisi une attitude trop aristocratique ? Vous-même, n’appartenez-vous pas à l’élite ?
Nicole Notat : Sans doute, et hélas ! dans la mesure où les dirigeants syndicaux sont identifiés comme tels par les Français. Et il y a une tentation, en chacun d’entre nous, d’accepter cette identification. Mais j’y résiste, je crois, très bien. Je sais qu’il faut fuir comme la peste ce genre de séduction.
L’Express : Pourtant, vous accepteriez bien d’être ministre d’un gouvernement d’alternance…
Nicole Notat : Honnêtement, je vous réponds non, avec 1 % de doute. Le politique s’inscrit par nature dans un contrat à durée déterminée, alors que nous avons besoin de rythmes longs pour faire les changements de fond qui m’intéressent. Les politiques passent, et moi, secrétaire générale, je reste. Enfin… les syndicats et leurs leaders restent.
L’Express : Rien ne vous différencie d’un homme, avec cette belle déclaration !
Nicole Notat : Si les femmes arrivaient massivement au pouvoir, ça changerait sûrement quelque chose. Quant à moi, je crois que le pouvoir requiert quelques qualités unisexes.
L’Express : Quand cessez-vous de dire « la CFDT » pour dire « je » ?
Nicole Notat : J’essaie de dire les deux alternativement. Quand je dis « nous », il paraît qu’on ne sait pas qui c’est. Mais je ne dois pas perdre de vue que je ne suis rien sans les militants.