Texte intégral
O. Mazerolle : Cette nuit, il n’y a pas eu d’accord entre routiers malgré l’implication du Gouvernement. Est-ce que vous êtes inquiet, ce matin ?
A. Lamassoure : Non il n’y a pas eu d’accord mais ce qui est très important, c’est que la négociation continue, qu’elle est intense et qu’il y a eu quand même des progrès sur des points qui ne sont pas négligeables. Le médiateur nommé par le Gouvernement, M. Cros, va publier dans quelques minutes un communiqué pour faire le point de l’avancement des négociations et on pourra constater, sur trois sujets notamment, que l’on est parvenu à un accord. Ce sont des éléments positifs sur le délai de carence d’indemnisation de maladie qui serait réduit de 50 %, sur la clarification de la notion de frais de déplacement et sur la généralisation de l’interdiction aux camions de tous les pays de circuler le dimanche.
O. Mazerolle : Mais il reste les deux gros points qui sont l’âge de départ à la retraite et le paiement de toutes les heures travaillées.
A. Lamassoure : Alors, il reste effectivement ces deux points. On a commencé par ce qui était le plus facile. Ce qui est très importants, c’est que toute le monde soit resté autour de la table des négociations. Il y a eu maintenant six réunions tripartites sous l’autorité du médiateur et on se revoit cet après-midi. C’est-à-dire que c’est une sorte de négociation non-stop. On va effectivement aborder au fond des sujets dont on a déjà parlé, qui sont les plus importants, sur les salaires, sur les conditions de cessation d’activité en fin de carrière et également sur la notion de durée du travail.
O. Mazerolle : Mais je reprends ma question : est-ce que vous êtes inquiet ? Est-ce que vous vivez, ce matin, avec devant les yeux le spectre de décembre 1995 ?
A. Lamassoure : Non, c’est tout à fait différent. En 1995, il y avait un conflit entre le Gouvernement et certains services publics à la suite des réformes annoncées. Aujourd’hui, nous sommes dans un conflit tout à fait différent, un conflit classique en matière de droit du travail entre des employeurs et des salariés, dans un secteur qui est complètement privé. De ce point de vue, ce conflit sera un test de l’état du dialogue social en France. La branche des transports routiers est caractérisée par un formidable développement économique – c’est d’ailleurs un paradoxe de cette crise –, est en même temps caractérisée par une très grande atomisation de la profession puisqu’à côté de très grandes entreprises qui ont des centaines ou des milliers de camions, il y a beaucoup de petites entreprises artisanales avec très peu de salarié et beaucoup d’ailleurs de chauffeurs propriétaires de leurs camions qui non pas de salariés du tout. Cette branche est-elle capable de traiter un conflit de ce genre entre représentants des deux parties ?
O. Mazerolle : Mais précisément, test du dialogue social : on voit que l’État est obligé de s’impliquer. Vous, vous appartenez à un Gouvernement qui voudrait que l’État s’implique un peu moins dans la vie économique française et les Français se tournent toujours vers l’État. Alors, est-ce que vous n’êtes pas pris à contre-pied ?
A. Lamassoure : C’est exactement l’éditorial de M. Cotta tout à l’heure. Il y a un réflexe en France qui est complètement différent de la manière dont fonctionnent les relations sociales en Allemagne fédérale par exemple, sans parler des États-Unis : quand les partenaires sociaux n’arrivent pas à se mettre d’accord, ils se tournent vers l’État. Comme le disait très justement M. Cotta, l’État c’est nous. C’est-à-dire qu’à la limite, tout le monde est d’accord, dans une profession donnée, pour considérer…
O. Mazerolle : C’est-à-dire que la France ne change pas ?
A. Lamassoure : … que ce sont les autres Français qui doivent payer. Alors, nous essayons de transformer un petit peu ces pratiques et cet état d’esprit. Et vous aurez observé que, depuis le début, le Gouvernement a eu une attitude à la fois très positive pour inciter les partenaires sociaux à se mettre à la table des négociations, dès le 7 novembre. Donc dix jours avant le début de la crise, le ministre des transports avait reçu les représentants du patronat des transports routiers, le Premier ministre leur avait écrit également en disant que l’État était prêt à faire un certain nombre de choses pour appliquer la législation existante. Nous avons ensuite nommé le médiateur, et l’État est prêt à prendre ses responsabilités, en particulier pour faciliter l’accord sur la cessation d’activité et pour contribuer à l’allégement des charges sociales. Mais en même temps, l’essentiel de la responsabilité, elle, est entre les partenaires sociaux directement concernés.
O. Mazerolle : Mais cela implique que vous allez accepter un départ à la retraite à l’âge de 55 ans – c’est-à-dire une diminution de la durée du travail – alors que votre doctrine est au contraire de prévoir un allongement de la durée du travail, et puis vous allez mettre la main à la poche dans un contexte d’économies. Vous êtes complètement pris à contre-pied ?
A. Lamassoure : Non, nous n’en sommes pas là puisque ce sont les sujets sur lesquels on discute. Mais c’est vrai que, dans cette affaire, il n’y a pas de raison pour que l’État soit tout de suite en première ligne. Il est important que les professions concernées se mettent d’accord. Alors, cela dit, c’est un secteur qui rencontre des difficultés particulières. C’est un domaine dans lequel le travail est particulièrement dur, dans lequel le précédent accord qui avait été passé en novembre 1994 – qu’on appelait le contrat de progrès – n’a pas été appliqué par un certain nombre d’entreprises du fait des difficultés générales de la conjoncture. Et là, c’est bien le rôle de l’État de vérifier que la législation existante ou les conventions collectives existantes s’appliquent.
O. Mazerolle : Est-ce que vous ne sentez pas, autour de cette affaire, comme une sorte de démangeaison de protestation des Français contre la société libérale, ouverte à la concurrence totale : le mouvement des routiers est populaire, les cheminots manifestent leur solidarité bien qu’ils soient, dans le transport ferroviaire, en guerre ouverte avec le transport des routiers ?
A. Lamassoure : Je crois qu’il faut être prudent dans ce genre d’analyse. C’est un conflit qui a quand même des caractères propres dans une branche qui a elle-même des caractères particuliers et j’ai été frappé par les…
O. Mazerolle : Oui, mais il est très populaire malgré la gêne qu’il occasionne ?
A. Lamassoure : Oui, enfin, il est populaire, cela dépend de la manière dont on pose les questions aux Français. Moi, ce qui m’a frappé depuis le début de cette crise, c’est le caractère très modéré des représentants des organisations professionnelles de la branche, ou intersyndicales, interprofessionnelles, et également le caractère responsable des patrons, comme des salariés, depuis le début de la crise. Je crois que chacun a bien conscience du fait qu’on n’a pas intérêt à l’étendre à d’autres secteurs. En tout cas, ce n’est sûrement pas l’intérêt des salariés du transport routier parce qu’ils ont un certain nombre de revendications légitimes : on est en train, dans le cadre de ce processus de négociation, de les traiter pour améliorer leur situation. La dilution ne leur profiterait pas.
O. Mazerolle : Cela va durer encore longtemps ?
A. Lamassoure : Nous espérons pouvoir trouver une solution très rapidement. La négociation continue, les éléments acquis ce matin nous permettent d’être raisonnablement optimistes.
O. Mazerolle : Est-ce que tout de même, dans cette affaire, la crédibilité du Gouvernement n’a pas été entamée par les rumeurs de remaniement qui ont couru toutes ces dernières semaines ?
A. Lamassoure : Non. Je crois que c’est un problème tout à fait différent. Les sujets de conversation du microcosme n’ont rien à voir avec les problèmes sociaux du moment.
O. Mazerolle : Il n’y aura pas de remaniement ?
A. Lamassoure : Le remaniement n’est pas à l’ordre du jour.
O. Mazerolle : Et ça, c’est votre conviction personnelle ou c’est une déclaration officielle du porte-parole du Gouvernement ?
A. Lamassoure : Je puis vous dire que le remaniement n’est pas à l’ordre du jour.
O. Mazerolle : Vous parlez au nom d’A. Juppé, du Premier ministre ou du président de la République ?
A. Lamassoure : La décision de changement de gouvernement appartient naturellement au président de la République. Je peux vous dire qu’au niveau du Gouvernement, le remaniement n’est pas à l’ordre du jour.