Article de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, dans "Le Monde" du 14 novembre 1996, sur la privatisation de Thomson, intitulé "Le cas Thomson : erreur ou renoncement suicidaire ?".

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Circonstance : Décision du gouvernement le 16 octobre 1995 de choisir le groupe Lagardère comme repreneur de Thomson

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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N’étant pas personnellement partisan de la privatisation des industries de défense qui sont des industries de souveraineté, je dois cependant m’incliner, en démocrate, devant le choix du Président de la République et de l’actuelle majorité. Pour autant, la représentation nationale doit veiller à ce que les intérêts stratégiques et patrimoniaux de l’État soient préservés.

La commission de privatisation à la même mission de sauvegarde à remplir. Saura-t-elle s’en acquitter ? Que le gouvernement ait fait connaître par avance sa préférence ne serait pas illégitime, s’il était clair que l’avis conforme de la commission sera néanmoins rendu en toute liberté.

Du point de vue des intérêts de la Défense nationale, le gouvernement plaide pour une logique d’intégration verticale entre un ensemblier (Matra) et un fabricant d’équipements (Thomson). L’autre logique, celle de l’intégration horizontale, mettait en avant le développement de technologies duales (à la fois civiles et militaires) dans une période de restrictions budgétaires, et surtout l’adossement à un grand groupe de taille mondiale. Je n’entrerai pas dans cette discussion pour des raisons de fond et de principe à la foi.

Ma surprise vient de ce que le chef d’État avait annoncé une vente unique, préservant l’unité du groupe Thomson, alors que l’opération retenue par le gouvernement consiste à vendre simultanément deux morceaux : la partie militaire à Matra, la partie électronique grand public au groupe coréen Daewoo. La commission de privatisation va donc devoir se prononcer sur deux dossiers très différents, et pourtant inextricablement liés.

Si les 6 milliards de francs de recapitalisation que Thomson réclamait à l’État en 1990 avaient été accordés, la société aurait été allégée des charges financières assassines qui l’accablent aujourd’hui et il ne serait nul besoin d’opérer une recapitalisation à hauteur de 11 milliards de francs, et cela pour vendre l’ensemble pour 1 franc symbolique !

La préservation des intérêts patrimoniaux de l’État sera-t-elle assurée ? Le gouvernement a décidé d’organiser un débat parlementaire, pour lui sans risque, après l’avis de la commission de privatisation. Il entend ainsi s’éviter la constitution d’une commission d’enquête parlementaire. Dans ces conditions, la responsabilité de la commission de privatisation n’en serait que plus grande. La recapitalisation de la société mère, Thomson SA, pour 11 milliards de francs, permettra d’éponger 11 milliards sur les 12,5 milliards de francs (ces chiffres ont été cités par M. Lagardère devant la commission de la défense le 5 novembre) de dettes de cette société. Matra indemnisera, par ailleurs, les actionnaires minoritaires (42 %) de Thomson CSF, ou du moins ceux qui le souhaiteront, sur la base de 156 francs l’action, cours légèrement inférieur à la cotation actuelle (un peu plus de 160 francs).

Il est probable que Matra n’aura pas à débourser l’intégralité de la somme de 7,8 milliards de francs qui résulterait d’une indemnisation de la totalité des actionnaires minoritaires. Beaucoup préféreront sans doute conserver des actions Matra-Thomson. Toujours selon son Pdg, Matra devra prendre en charge 9,5 des 17 milliards de dettes de Thomson Multimédia, filiale à 100 % de Thomson SA. Le reste, soit 7,5 milliards de francs, sera effacé par Daewoo, qui consacrera 2,2 milliards supplémentaires à un investissement de capacité dans la fabrication de téléviseurs. Au total, Matra consacrerait donc, selon son président au maximum 18,8 milliards de francs à la reprise de Thomson.

Si on ajoute les 7,5 milliards de francs qui seront alloués par Daewoo à l’apurement de la dette de Thomson Multimédia, on arriverait ainsi aux 26 milliards de francs qui, selon M. Lagardère, représenteraient le coût réel de Thomson. On peut, bien sûr, s’interroger sur le fait de savoir si la reprise d’une grande entreprise implique automatiquement l’apurement de ses dettes. J’ai cru apercevoir le contraire dans plusieurs opérations de ce type où la reprise de l’entreprise s’est financée à crédit.

Quant à la part de la société de semi-constructeurs, SGS-Thomson, détenue par Thomson (17,5 % du capital, soit 6 milliards de francs), elle serait rachetée par CEA-Industries sans que cette somme rondelette puisse, selon M. Lagardère, venir en déduction de l’effort de Matra. Elle entrerait en effet déjà dans l’évaluation de Thomson CSF, si du moins j’ai bien compris l’argument. Il me semble une thèse différente : la reprise de Thomson se fera, partiellement du moins, par cession d’actifs.

Les deux repreneurs, Matra et Daewoo, payent-ils le juste prix de l’effort consacré par le personnel de Thomson et par la nation à la constitution d’une filière électronique française ? L’État fait-il un bon calcul en payant 11 milliards moins 1 franc pour perdre la propriété à 58 % de Thomson CSF, société rentable, et de 100 % de Thomson Multimédia, dont son président affirme qu’elle le reviendra mécaniquement ? L’État, en recapitalisant Thomson SA à hauteur de 11 milliards de francs (et non plus de 6, comme le principe en était acquis en 1990), ne permettrait pas aujourd’hui à Thomson Multimédia de sortir de sa situation déficitaire grâce à l’émergence des technologies numériques, dont elle est l’un des leaders mondiaux, et grâce aussi à l’arrivée des ressources supplémentaires de ses brevets, à hauteur de 1 milliard de francs par an à partir de 1999 ?

La question décisive est celle de la préservation des intérêts stratégiques du pays. Le choix a été fait, lors d’un conseil des ministres de juillet 1982, de constituer une puissante filière électronique française. Ce défi n’a été que partiellement relevé, faute d’une politique industrielle cohérente et ambitieuse dans la durée. L’État n’a qu’insuffisamment rempli son rôle d’actionnaire. Cette politique a néanmoins permis de constituer quelques « très grands » de l’électronique mondiale. Si l’actionnaire exige un retour rapide sur ses investissements, il lui fallait se débarrasser il y a quelques années d’Airbus, qui vaut aujourd’hui beaucoup d’argent, comme l’atteste l’évaluation récente d’une banque américaine. N’y a-t-il aucune chance qu’il en aille de même pour Thomson Multimédia si l’État le décide ? A-t-on évalué le risque qu’il y aurait à essayer ? Craint-on sérieusement de ne pas retrouver demain des conditions de vente aussi « favorables » qu’aujourd’hui ?

L’État ne peut se désintéresser des conditions industrielles de la fourniture en armements de ses forces. Et pas davantage de l’avenir une branche industrielle où se développent nombre de technologies de pointe, employant 250 000 personnes et fortement exportatrice. L’État, enfin, seul client national de cette industrie, doit protéger sa position d’acheteur en veillant à ce que ne se constituent pas des monopoles par secteurs, fussent-ils européens. Ce qui signifie le maintien de sa présence dans le capital des entreprises du secteur de la défense, particulièrement cruciale durant la période des choix et de la première mise en œuvre des nouvelles stratégies d’alliances. L’exemple de Thomson CSF est là pour montrer que le contrôle majoritaire de l’État n’a empêché ni une gestion concurrentielle, ni le recours au marché, ni le développement d’une stratégie européenne très étendue.

Quels que soient les talents réels de M. Lagardère, on ne peut que s’étonner que ce soit au moment précis où doivent être faits des choix engageant profondément et durablement la nation de l’État se décharge de la conduite de ces choix sur une entreprise privée.

Toute entreprise à sa logique et M. Lagardère a parfaitement raison de revendiquer une position de monopole dans le domaine des missiles et de l’espace. C’est une logique entrepreneuriale incontestable. Mais qui défendra désormais les intérêts de l’État ?

Finalement, une question plus fondamentale encore est adressée à la commission de privatisation et aux parlementaires : celle de savoir ce qui est acceptable en République.