Interview de Mme Martine Aubry, membre du bureau national du PS et présidente du mouvement Agir, à RTL le 27 novembre 1996, sur le conflit des routiers, les réformes fiscales du PS et le logement social.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Q. : Hier, les députés socialistes ont pris à parti le Gouvernement à l’Assemblée nationale sur la grève des routiers. En quoi le Gouvernement a-t-il failli ? C’est un conflit d’ordre privé.

R. : « Je pense que le Gouvernement a failli à partir du moment où il n’a pas aidé à ce qu’un accord, qui avait signé en 1994, s’applique. Chacun sait que cette profession souffre économiquement, ainsi que dans ses conditions de travail. Il y a eu un grand conflit en 1992, qui avait conduit à un contrat de progrès qui visait à réduire la durée du travail maximale à 46 heures par semaine ; or nous savons aujourd’hui qu’il y a encore 20 % des routiers qui travaillent plus de 47 heures. Il y a un vrai problème dans cette profession. Une fois de plus, le Gouvernement semble insensible aux problèmes concrets que peuvent ressentir certains salariés. »

Q. : Il s’est impliqué, il a nommé un médiateur, il fait des propositions pour les départs en retraite.

R. : « Il s’est impliqué un peu tardivement – c’est ça qui me frappe avec le gouvernement de M. Juppé, mais c’est peut-être aussi une tendance en France : on ne sait pas régler les vrais problèmes, et la crise du transport routier est une vraie difficulté. Il faut qu’on trouve la cohérence avec les autres politiques de transport. Il faut qu’on accepte des conditions de travail correctes pour les chauffeurs routiers. On ne sait régler ces problèmes-là qu’en période de crise ou de paroxysme. Depuis cette crise, on a l’impression que le Gouvernement attend que la France soit bloquée pour enfin renter dans le jeu, pare qu’il était clair de toute façon qu’il fallait faire des propositions sur les préretraites. »

Q. : Vous paraît-il normal que la collectivité, c’est-à-dire, l’État, paye pour satisfaire les avantages particuliers d’une profession ?

R. : « Je ne pense pas que ce soit des avantages particuliers. Nous avons tous besoin des chauffeurs routiers. On le voit bien aujourd’hui, puisque lorsqu’ils se mettent en grève, on n’a plus d’essence, on n’aura bientôt plus d’alimentation, les entreprises souffrent énormément et sont au chômage partiel. Ce n’est pas parce qu’on a besoin des chauffeurs routiers que ceux-ci doivent travailler dans des conditions déplorables. Ou bien nous faisons un effort considérable pour rendre cette profession rentable et permettre de réduire fortement la durée du travail, ou bien nous donnons des avantages à des salariés usés par de fortes durées du travail – c’est ce qu’on a toujours appelé des préretraites anticipées pour les travaux pénibles, et je crois que c’est le cas aujourd’hui. Dans ce cas, c’est la collectivité qui paye. Je préférerais qu’on avance des deux côtés à la fois, c’est-à-dire des préretraites pour ceux qui ont une longue carrière derrière eux, et un aménagement lourd de la durée du travail pour ceux qui aujourd’hui sont plus jeunes, afin qu’on ne retrouve pas ces situations dramatiques. »

Q. : N’est-il pas surdimensionné de bloquer tous un pays pour obtenir satisfaction ?

R. : « C’est là le vrai problème du pays aujourd’hui. A partir du moment où le Gouvernement ne présente plus aucun projet, si ce n’est une vision comptable, on ne peut pas mobiliser les Français – qui ont peur pour l’avenir, qui ont peur du chômage, qui ont peur pour leurs enfants – sur la réduction des déficits publics et sur une vision comptable du pays. Il faut donner un sens à cette société. Tant qu’il n’y aura pas de sens, tant que les gens ne verront pas que la société peut aller de l’avant, vers plus de solidarité, vers plus de créations d’emplois, vers moins de dureté, nous aurons ce que nous voyons aujourd’hui : des corporatismes les uns derrière les autres, les ambulanciers, les médecins, les chauffeurs routiers et demain je ne sais quoi, qui défendront chacun leur profession. »

Q. : La CGT et FO ont-ils raison d’appeler à une extension du conflit ? On voit même des cheminots qui se mettent en grève à Sotteville-lès-Rouen.

R. : « Je ne crois pas que ce soit le sujet. Les chauffeurs routiers ont des problèmes spécifiques. Très certainement aujourd’hui, un certain nombre d’agents publics, dans les services publics, se posent des questions parce que là aussi. Il n’y a aucune clarification sur ce que vont devenir les transports publics en France. C’est vrai d’Air France, c’est vrai de la SNCF. Il faudrait, dans tous ces domaines, que nous ayons de grands débats dans notre pays. Qu’est-ce qui mérite de rester dans le service public ? Avec quelle action ? Ce n’est pas seulement poser des problèmes de statut, de privatisation. Or ces débats-là, nous ne les avons pas. Nous avons un Gouvernement qui dit qu’il faut privatiser au maximum, alors qu’on sait pertinemment que ça ne réglera pas un certain nombre de choses et que ça reviendra sur des droits sociaux fondamentaux pour les citoyens. On n’a aucune clarification sur la direction. Donc, les gens ont peur. Donc, ils se mettent en grève. »

Q. : Mais la France peut-elle s’offrir un second décembre 95 ?

R. : « La France ne peut rien s’offrir de tout cela. Mais comment les Français, qui aujourd’hui souffrent sont inquiets, qui ont des chômeurs dans leur famille, qui ont des enfants qui restent jusqu’à 26 et 27 ans chez eux, peuvent-il comprendre que les seules mesures que prend le Gouvernement, c’est baisser l’impôt sur le revenu des personnes les plus favorisées ou baisser l’ISF ? Ne croyez-vous pas qu’il y a d’autres priorités pour notre pays aujourd’hui ? Il y a un vrai problème aujourd’hui. Les gens sentent une telle distance avec ce qu’ils ressentent, leurs craintes, leurs inquiétudes, et ils descendent dans la rue. Je le regrette profondément, parce qu’on est évidemment en difficulté et qu’on ne peut pas se payer ça. Je pense que c’est la conséquence d’une absence de politique et de cohérence. »

Q. : Sur la fiscalité, les sénateurs socialistes ont proposé hier un certain nombre de mesures fiscales qui prennent complètement à rebours tout ce qu’avait décidé P. Bérégovoy, le dernier des Premier ministres socialistes. Le PS s’en va-t-il « à gauche » ?

R. : « Ça n’a rien à avoir avec ça. Il faut le dire, et nous l’avons dit : pendant le second septennat de F. Mitterrand, nous avons eu les mêmes dérives que les autres pays européens. Nous sommes allées beaucoup trop vers une politique monétariste et financière au détriment de la politique économique et de la politique sociale. Nous avons, par exemple, pour attirer les capitaux, donné des avantages fiscaux exceptionnels : vous pouvez, par exemple, placer aujourd’hui 30 millions en assurance-vie, ne payer aucun impôt et pouvoir le transmettre sans impôt sur les successions, à vos enfants. C’est inacceptable. Aujourd’hui, près de la moitié des revenus du capital ne paye pas d’impôts. C’est inacceptable dans un pays qui a besoin d’argent, qui a besoin de justice sociale et qui a besoin d’abaisser le coût sur le travail. Donc, ça va tout à fait dans le bon sens, et c’est d’ailleurs dans le programme du PS. »

Q. : Vous aviez également proposé au PS de décider la rupture avec la libéralisme. Ça se décrète comme ça ?

R. : « Cette phrase a été retirée de son contexte. J’ai tout simplement dit que nous étions dans une économie libérale. Aujourd’hui, la droite veut nous faire une société libérale, avec le "chacun pour soi" et que le meilleur gagne. Moi, je suis pour que le marché, le libéralisme se retrouve là où il sait faire les choses, c’est-à-dire pour les biens et services traditionnels, mais qu’en revanche, l’État retrouve fortement sa place dans les services publics, dans le maintien des droits sociaux fondamentaux et que, par ailleurs, l’État retrouve sa place pour inciter notre pays à être moins dur, à être plus solidaire. Donc, c’est rompre avec un tout-libéralisme, et c’est remettre le marché à sa bonne place. C’est ce que j’ai souhaité dire. »

Q. : Avec votre mouvement, Agir, vous voulez proposer aujourd’hui une politique pour le logement social, notamment la mixité de peuplement dans les quartiers, faire en sorte que les préfets puissent imposer la présence de démunis dans des quartiers dits riches. Ça peut se faire ?

R. : « C’est plus compliqué que ça, parce que la mixité sociale, c’est un problème à moyen terme : il ne s’agit pas d’imposer tout de suite, de mettre des populations en difficulté dans des immeubles bourgeois. Il s’agit de dire aux maires – comme le disait la loi qu’avait préparée M. Besson et qu’a remis en cause Balladur – que, quand ils autorisent des permis de construire, il faut qu’il y ait un certain pourcentage de logements sociaux. On sait très bien aujourd’hui qu’une vraie ville, c’est une ville où les catégories sociales se frottent, se rencontrent et non des villes où on a des quartiers de riches et des quartiers de pauvres, avec tout ce que ça entraîne en termes de sécurité, d’échec scolaire. Donc, aller vers la construction de vraies villes pour demain, où on mélange les types de logement, nous paraît effectivement un objectif essentiel. »