Texte intégral
M. le président : La parole est à M. Georges Hage, premier orateur inscrit.
M. Georges Hage : Monsieur le président, messieurs les ministres, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, chers collègues, alors que la construction européenne en cours n’a jamais été aussi contestée, c’est de son approfondissement et de son élargissement que vont discuter les chefs d’État et de gouvernement réunis à Dublin les 13 et 14 décembre prochains.
Il y a moins d’une semaine, 300 000 métallurgistes italiens manifestaient à Rome contre la remise en cause de hausses de salaires due au retour de l’Italie dans le SME pour protester contre l’« eurotassa » qui vient d’être instituée afin de préparer l’Italie au rendez-vous de l’Europe.
Samedi dernier, 150 000 fonctionnaires espagnols ont manifesté à Madrid contre le gel de leurs salaires décidé par le gouvernement pour faciliter l’entrée du pays dans l’union monétaire.
Il y a quelques semaines, des actions aussi massives se déroulaient en Allemagne et en Belgique, tandis que l’on s’accorde à reconnaître que la poussée de l’extrême droite en Autriche résulte de ces menées européennes.
Dans notre pays, la monnaie unique est mise au pilori dans toutes les luttes pour l’emploi, pour la protection sociale et contre l’austérité. Ces jours-ci, les chauffeurs routiers ne font-ils pas la démonstration que les déréglementations nées de la concurrence en Europe sont devenues insupportables ?
La discussion est en cours d’un budget de la nation tout pénétré par les exigences des critères de convergence qui affectent les budgets sociaux, ce que nous dénonçons, comme les sondages à leur manière – ce qui n’a pas pu échapper à M. le Premier ministre et au président de la République – si la majorité, elle, s’efforce d’en tirer vertu.
Faut-il que la situation soit sérieuse, pour que, au risque de faire désordre, du sein de l’UDF comme du RPR, les voix des plus autorisées s’élèvent à l’occasion du débat sur la monnaie unique, ce qui soulignerait, si besoin était les dangers d’un système qui livre la France pieds et poings liés à la Bundesbank et l’importance et l’urgence d’un débat sur la monnaie unique. Les propos de M. Giscard d’Estaing, si pertinent fussent-ils, ne sauraient remplacer un véritable débat. Je crois que ceux qui ont tenu de tels propos s’étonnent, non sans ravissement et non sans humour, d’avoir tiré ainsi une sorte de coup de pistolet dans un concert, ce qui, à l’écoute de M. Giscard d’Estaing et de ses développements, ne me paraît pas sans conséquence.
C’est au peuple de décider s’il faut poursuivre ou non la construction en cours, car l’échec ne serait pas seulement celui de la monnaie unique. Il risquerait de compromettre pour longtemps la construction européenne.
Conscients de ce danger, tous n’en tirent pas les mêmes conclusions. C’est ainsi que la Commission européenne a dégagé des sommes considérables pour impulser une campagne de propagande indécente, puisqu’on ne saurait parler d’un « dialogue national pour l’Europe », et que c’est à Bruxelles d’où pleuvent les directives, à Francfort, siège de la Bundesbank, et demain à Dublin que le sort des peuples se décide à leur insu.
Il n’est que d’examiner les propositions d’actes communautaires soumises à la délégation de notre Assemblée et définissant le pacte de stabilité pour mesurer l’ampleur des abandons de souveraineté qui sont exigés des États membres pour mieux soumettre et livrer les peuples à un nouveau dieu financier, l’euro, et relancer à la puissance quinze la guerre économique.
Les dispositions prévues par le pacte de stabilité, que les peuples ignorent, visent pourtant leur niveau de vie, leur emploi et leurs prestations sociales.
Décider arbitrairement que le critère de l’équilibre budgétaire est consubstantiel à la monnaie unique, c’est priver la nation de toute possibilité propre d’intervention et d’initiative dans le domaine économique et social.
Le choix des critères n’est pas innocent. Pourquoi, par exemple, avoir choisi 3 % de déficit budgétaire et non pas un taux de chômage de 3 % qui témoignerait évidemment d’une volonté d’Europe sociale, alors que les critères de convergence fonctionnent comme une machine à aggraver les inégalités à l’intérieur de chaque pays et entre les pays au détriment d’un développement équilibré de chacun d’entre eux ?
C’est encore à Bruxelles et à Francfort, loin des peuples, que l’on veut soumettre les lois de finances des pays membres à un contrôle a priori avant que leur représentation nationale ait son mot à dire.
Plus grave encore : tout gouvernement ou parlement dérogeant au budget fixé par la Banque centrale européenne écoperait d’une sanction financière, voire politique, au détriment en tout état de cause du niveau de vie de leur peuple.
Avec ce pacte de stabilité, à nos yeux imposé par la pression conjointe des dirigeants allemands et des marchés financiers, nous assistons à une interprétation nouvelle du traité de l’Union, interprétation qui a vu non seulement l’intronisation de l’euro mais encore un abandon des objectifs économiques et sociaux du traité pour faire de cet euro un instrument affûté d’agression économique et de spéculation.
Comme il est de coutume, sur tous ces bancs sauf sur les nôtres, de proclamer caducs les propos du candidat Chirac à l’émission 7/7 du 6 novembre 1994, je me dois de vous en rappeler un passage : « La France a les mêmes droits que les autres pays et, comme elle a fait ratifier le traité de Maastricht non par son Parlement mais par un référendum, cela veut dire qu’il faudra, avant de passer à la troisième phase, qu’un référendum en France autorise le gouvernement à le faire. »
Il va sans dire que la troisième phase est celle du passage à la monnaie unique, dont le Danemark et le Royaume-Uni, voire l’Allemagne si le tribunal constitutionnel de Karlsruhe est entendu, décideront par référendum.
Ce renoncement patent, à allure de reniement, est d’autant plus insupportable qu’il incarne une sujétion aux critères financiers édictés par la Bundesbank, comme c’est déjà le cas dans le processus actuel de la marche vers la monnaie unique. Son préalable fausse totalement le débat en cours, quand il est urgent d’ouvrir au plus vite une autre perspective, mais comment celle-ci serait-elle possible si la France n’a plus la liberté de choisir ce qui est bon pour elle ?
Une nouvelle politique ne peut exister, pour la France et pour une autre construction européenne, que si l’on révise en profondeur nos engagements européens et remet en cause leur logique ultralibérale.
Il n’est pas possible de sauver le malade sans éradiquer la maladie. En tout état de cause, on ne peut promettre à la fois la justice sociale et Maastricht, le progrès économique et la monnaie unique, la protection sociale et la domination de la Banque centrale européenne.
Le débat sur la monnaie unique est donc loin d’être achevé, d’où nos deux propositions qui prennent en compte la situation nouvelle issue du pacte de stabilité. Outre le référendum sur la monnaie unique, il serait nécessaire que notre Assemblée puisse débattre des projets d’actes communautaires E 719 et E 720.
Monsieur le ministre des affaires étrangères, si l’opposition à votre type de construction européenne prend de l’ampleur, c’est parce que cette construction tourne le dos aux aspirations qui ont initié l’Europe. Jean Monnet y retrouverait-il les valeurs de coopération qu’il professait dans son projet européen ?
Vous avez fait savoir qu’à l’occasion du Conseil de Dublin, les 13 et 14 décembre prochains, la présidence irlandaise présenterait un projet de traité abordant tous les sujets décisifs, mais vous avez d’ores et déjà indiqué que la France et l’Allemagne, par une sorte de question préalable, saisiraient la présidence d’une nouvelle contribution commune. Or des réticences existent. Faut-il rappeler que les discussions concernant le deuxième et le troisième pilier de l’Union européenne, c’est-à-dire les questions de politique étrangère et de sécurité, des affaires intérieures et de justice, relèvent de la souveraineté nationale ?
Il se trouve que ce que le gouvernement se plaît à considérer comme un progrès de la discussion coïncide avec le document parlementaire de la CDU-CSU de 1995. Il s’agit notamment de contourner le droit de veto et de créer un autre triangle des Bermudes vouant les nations à la déshérence : commission restreinte, extension de la règle de la majorité qualifiée, nouvelle pondération des voix.
La défense commune apparaît dans ce schéma comme l’une des dimensions les plus structurantes de la PESC, propre à induire une politique étrangère de faits accomplis. La décision de la droite française de bouleverser complètement notre politique de défense est conforme en fait au souhait des plus chauds partisans de l’intégration politique qui voient dans la politique européenne de sécurité commune un élément structurant de l’identité commune, dont le préalable suppose la disparition d’une politique nationale de défense.
La conclusion qui règne dans le débat sur les rôles respectifs de l’OTAN et de l’UEO a au moins le mérite de mettre en évidence la difficulté d’attenter à la souveraineté des États.
Quand le Parlement n’est informé que quelques jours avant la rencontre, comme en témoigne d’ailleurs l’organisation de ce débat, qui n’aboutira pas à un mandat précis, ce gouvernement peut-il aller de capitale en capitale proclamer urbi et orbi l’aliénation de notre souveraineté nationale, toute honte bue ?
Il me semblerait naturel, en toute démocratie, que les débats de notre Assemblée précédant les conseils européens portent sur les points précis qui seront débattus et que, sur chacun d’entre eux, par leur vote, les parlementaires donnent au gouvernement un mandat précis et limité.
Est-il besoin que je rappelle ici que les communistes ont une vision ambitieuse pour les peuples d’Europe, ce qui suppose des institutions européennes fondées sur le partage des responsabilités et sur des projets communs décidés souverainement par chaque pays ? C’est dans ce cadre que nous avançons l’idée d’un instrument de coopération monétaire, un écu nouveau, fondé sur les monnaies nationales, et que nous proposons, par exemple, une taxation commune des mouvements de capitaux et une coopération entre services publics respectant leur originalité nationale.
Notre projet européen estime indispensable de garantir la souveraineté nationale, cette toute première liberté des peuples, de limiter les pouvoirs de technostructures, de rapprocher les centres de décision des salariés et des citoyens et de favoriser l’intervention de ces derniers.
Enfin, la défense des avancées sociales des pays européens, notamment en matière de protection sociale, est impérative, et proposer de nouveaux droits sociaux peut être un grand objectif rassembleur en Europe, tout particulièrement pour la sécurité de l’emploi face au chômage et la précarisation croissante.
Parallèlement à l’Union européenne, il y a besoin d’un cadre nouveau permettant à tous les pays européens de se retrouver sur un pied d’égalité pour trouver ensemble des solutions à leurs problèmes communs. C’est le sens de notre proposition d’un forum des nations d’Europe incluant tous ces pays, y compris la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine.
Enfin, nous proposons de réévaluer profondément les relations de l’Europe avec les pays du tiers monde en avançant, dans cet esprit, l’idée d’un pacte de solidarité entre l’Europe et le Sud.
La France est la quatrième puissance économique du monde. Si elle agissait de tout son poids en faveur d’une telle construction européenne, elle heurterait sans aucun doute d’immenses intérêts, mais elle rencontrerait en Europe et au-delà l’adhésion de peuples nombreux pour qui le changement dans le monde est devenu vital. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste.)
M. le président : La parole est à M. Laurent Fabius.
M. Laurent Fabius : Je ne pourrai commencer mon propos en m’adressant à M. le Premier ministre, puisqu’il s’est absenté dès que les représentants de l’opposition ont commencé à prendre la parole ce que je regrette.
Monsieur le président, monsieur le ministre des affaires étrangères, mes chers collègues, ce débat sur la politique européenne de la France vient au bon moment. Le Conseil de Dublin se réunit dans quelques jours, sous des auspices malheureusement peu favorables. Or nous souhaitons qu’elle fasse avancer la construction européenne car il s’agit à la fois d’une des questions majeures posées à notre pays et d’un aspect important des prochaines échéances nationales. Comment, dans ces conditions, l’aborder ?
Je commencerai, monsieur le ministre, puisque vous avez la gentillesse d’être là malgré l’heure tardive, par formuler auprès du gouvernement et, à travers lui, auprès du Président de la République, une interrogation sur le calendrier. La date normale des prochaines échéances législatives est mars 1998.
M. Henri Emmanuelli : Juppé ne sera plus là !
M. Laurent Fabius : La période durant laquelle sera opérée l’analyse des pays qui satisfont ou non aux critères de la monnaie unique commence en janvier 1998 et la décision doit normalement intervenir en avril. Le gouvernement entend-il prendre cette décision très importante entre janvier et mars 1998, alors que son mandat pour le faire, à quelques semaines des élections, sera pour le moins incertain ? S’il attend avril 1998, c’est-à-dire après les élections générales, comment évitera-t-on des secousses monétaires ? Une autre solution est-elle envisagée ? Laquelle ? Ces problèmes ne sont pas une invention de l’esprit. Ils ont une grande importance politique, économique et sociale pour notre pays. Il serait utile que le gouvernement, s’il a réfléchi à ce point sur lequel il est jusqu’ici resté fort discret, puisse éclairer la représentation nationale.
Sur le fond, je souhaite aborder trois questions principales. Mais auparavant, je voudrais dire un mot – c’est bien normal – sur le débat relancé ou lancé – je ne sais pas quel mot employer –, certains diront même familièrement mais il ne faut pas le prendre en mal, sur l’esclandre lié à l’article, puis aux déclarations du Président Giscard d’Estaing. Avec le soutien remarqué de plusieurs responsables de l’actuelle majorité et sur un sujet très sensible, M. le Président Giscard d’Estaing, avec beaucoup de courtoisie, vient en effet publiquement de morigéner son successeur. L’événement est suffisamment peu banal pour qu’on s’y arrête un instant. Une question est depuis longtemps posée, et elle doit l’être objectivement : à quel taux de conversion interne se fera le futur passage du franc à l’euro, et selon quelle méthode ? J’ai entendu le Premier ministre dire tout à l’heure, dans sa sécheresse : « La réponse, c’est le passé et le marché. » J’avoue que cela ne m’a pas convaincu.
La question de la parité dollar-euro est également réelle. J’y reviendrai longuement. En l’espèce, je souligne qu’elle n’a été abordée que de façon partielle et d’une manière qui ne permet pas de faire avancer les solutions. En effet, la question de la parité de l’euro par rapport au dollar ne peut pas être dissociée d’autres interrogations cruciales. Une véritable autorité politique européenne sera-t-elle capable d’apporter demain une réponse au dumping monétaire américain ? Les Quinze feront-ils passer chronologiquement l’approfondissement de leurs liens institutionnels et la dimension sociale de l’Union avant l’élargissement de son territoire ? J’y reviendrai longuement. Plus fondamentalement encore, la construction européenne pourquoi ? Pour l’édification d’une sorte de continent – terrain vague, ouvert aux vents du laisser-faire et du recul social, ou bien, comme nous le souhaitons, pour une Europe-puissance, une Europe du développement durable et de l’emploi qui permette à nos pays et leurs habitants d’affronter dans de meilleures conditions les défis du siècle qui vient ?
J’ajoute qu’il est rare, mais les circonstances sont particulières, que l’on prêche une dépréciation monétaire par voie de presse et que – cela a été honnêtement souligné – le lancement d’une controverse ne garantit pas la découverte d’une solution. Il reste que cette controverse intra-majoritaire confirme ce que nous avons souvent dit : cela fait bientôt deux ans que notre pays apparaît dépourvu d’une politique européenne déterminée. Nous le regrettons. J’ai entendu cet après-midi l’actuelle majorité applaudir avec à peu près le même enthousiasme des thèses radicalement contradictoires. C’est un comportement un peu particulier. Chacun, dans cette majorité, proclame sa solidarité, voire son affection pour son voisin alors que celui-ci, manifestement, ne la lui rend pas vraiment, l’ensemble partageant cependant une même admiration réelle pour le général de Gaulle, que l’on fait parler assez facilement, bien qu’il soit disparu depuis près de trente ans. En cette circonstance, la majorité me fait penser à une distribution moderne de l’« Andromaque » de Racine que l’on résumait ainsi quand j’étais lycéen : Oreste aime Hermione qui ne l’aime pas, laquelle aime Pyrrhus qui ne l’aime pas, lequel aime Andromaque qui ne l’aime pas, qui aime Hector qui est mort. (Rires et applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) Chacun des personnages concernés se reconnaîtra. (Sourires.) Pour le reste, je rappelle qu’« Andromaque » ne se termine pas très bien !
Mais j’en viens aux questions de fond. La première est précisément celle de l’euro. Il n’était pas écrit, il y a plusieurs années, que les progrès de l’Europe passeraient d’abord et nécessairement par les progrès de l’euro. Mais, au point où en sont arrivées les discussions et compte tenu des engagements incontestables qui sont ceux de la France, le choix est désormais simple : ou bien l’euro se fait et la construction du continent européen se poursuit, ou bien il ne se réalise pas et nous reculons de trente ans.
Je ne reviendrai pas longuement sur les avantages de l’euro, d’autres l’ont fort bien fait. Les questions monétaires ne règlent assurément pas tout, mais elles comptent d’autant plus qu’elles ne sont pas sans lien avec les taux d’intérêt aujourd’hui encore nettement trop hauts quoi qu’on nous ait dit. D’une part, il est clair qu’il ne peut pas y avoir de marché unique s’il n’y a pas de monnaie unique. D’autre part, l’euro doit contribuer à l’instauration d’un système monétaire international stable qui fait aujourd’hui gravement défaut, ce qui handicape notre développement et nos emplois. Si l’Europe veut peser économiquement face au dollar et au yen, elle a besoin d’une monnaie à elle, l’une des futures trois grandes. Faute d’euro, la maîtrise restera au dollar américain. Dans notre monde désormais globalisé, comment équilibrer nos échanges commerciaux, améliorer notre productivité, renforcer notre potentiel et nos emplois si un autre continent ou un autre pays au sein même de l’Europe peuvent démolir toute avancée économique et sociale par le dumping monétaire ? L’euro stabilisera notre environnement, il facilitera notre développement. Encore faut-il que ses conditions de création ne compromettent pas ce rôle. Or – et c’est toute la vraie discussion, du moins entre ceux qui ne nient pas la nécessité d’une politique monétaire d’ensemble – plusieurs dérives graves peuvent compromettre ce rôle et, je crains, monsieur le ministre, que cela ne soit déjà le cas.
La première dérive consisterait à s’engager dans une monnaie exclusivement franco-allemande. L’Allemagne nous ferait alors sans cesse payer le prix d’un soupçon de laxisme, cependant que nous lui imputerions en permanence je ne sais quel revanchisme économique. Il faut donc lui préférer – et de ce point de vue la réintégration de la lire dans le SME constitue une bonne nouvelle même si son niveau est discutable – la constitution d’une monnaie comprenant, outre le Luxembourg, les Pays-Bas et l’Autriche, l’Italie et l’Espagne, voire si elle le souhaite la Grande-Bretagne, dans le respect des textes qui nous engagent, afin que la nouvelle puissance monétaire européenne soit pleinement représentative. C’est la première condition qui doit être mise à l‘euro : un euro représentatif et non pas un euro restreint.
Une deuxième dérive consisterait à adopter puis à entretenir un euro surévalué par rapport au dollar, ce qui handicaperait la croissance de l’Europe, donc l’emploi. Certes, nous savons que, dans le monde contemporain, ce sont les marchés qui fixent les parités réelles, notamment entre l’euro et le dollar, mais les dirigeants des gouvernements doivent avoir leur propre analyse et leur approche peut peser son poids sur les réactions des marchés. Nous devons empêcher le dumping monétaire des États-Unis à travers le dollar qui, à d’autres moments d’ailleurs – je le souligne en passant –, pourrait se transformer, comme cela fut le cas dans le passé, en une hausse intempestive. Nous voulons aller, pour notre part, vers la reconstruction d’un système monétaire international stable à trois pôles ; l’euro équilibré en constitue une étape. Bref, nous voulons un euro équilibré et non un euro surévalué : c’est la deuxième condition.
Il serait également erroné d’alourdir les critères de Maastricht, comme certains le proposent et comme le gouvernement français paraît l’accepter, en exigeant des pays participant à l’euro non pas simplement une gestion sérieuse de leur économie, ce qui est légitime, mais aussi une gestion proprement récessive. C’est pourtant l’orientation qui est prise à travers le fameux « pacte de stabilité », sur lequel M. le Premier ministre a été fort discret, en réalité « pacte de récession » interdisant aux États d’utiliser le budget comme instrument contracyclique en cas de conjoncture dépressive. Ce n’est pas un Français qui a dénoncé récemment « l’idéologie monomaniaque déflationniste » du gouverneur de la Bundesbank ; c’est le respecté chancelier Helmut Schmidt.
M. Jean Glavany et M. Jean-Yves Le Déaut : Absolument !
M. Laurent Fabius : Pour notre part, nous souhaitons un « pacte de croissance et de solidarité » qui traduise une volonté européenne de développement durable et d’emploi tout en interdisant aux « pays euro » ou aux pays « hors euro » de s’exonérer des disciplines collectives. Or le pacte de stabilité budgétaire, dont vous allez discuter à Dublin et que vous allez probablement approuver, comprend comme objectif central l’équilibre comptable ou même l’excédent des finances publiques des États membres, des sanctions s’appliquant aux États qui ne respecteraient pas l’objectif. Un délai serait fixé à chaque pays pour le rétablissement de ses comptes, faute de quoi il devrait payer un certain pourcentage de sa richesse nationale. Je m’étonne qu’un engagement d’une telle importance en matière de finances publiques puisse être adopté sans décision du Parlement.
M. Jean Glavany : C’est vrai !
M. Laurent Fabius : Surtout, cela pose la question des moyens mis à la disposition des pays euro en cas de « choc conjoncturel asymétrique », comme disent les techniciens, c’est-à-dire tout simplement de conjoncture déprimée. Les États ne disposeront plus pour réagir ni de la politique monétaire, ni de la politique de change, ni d’une politique budgétaire globale. L’évolution des prix et, le cas échéant, celle des salaires ne joueront qu’à moyen terme. Il serait évidemment inacceptable d’admettre que l’ajustement se fasse par l’aggravation du chômage. Dans ces conditions, nous pensons que ce serait une erreur de lier les pays par un tel pacte récessif. Il faut, si c’est nécessaire, soit faire jouer davantage le budget européen, soit laisser une marge d’action budgétaire aux gouvernements des États membres. D’où notre refus d’un tel « pacte de stabilité » et notre proposition d’un « pacte de solidarité et de croissance » se fixant l’emploi parmi ses objectifs tout à fait centraux. C’est la troisième condition : un euro de croissance et non un euro récessif. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe socialiste.)
La quatrième dérive serait de confier à la seule Banque centrale européenne, ou au futur gouverneur de celle-ci, le soin de tout décider en matière monétaire. J’ai entendu tout à l’heure de belles paroles. Bien sûr, la Banque centrale jouera un rôle majeur, comme le fait la Federal Reserve Bank aux États-Unis, mais face au pouvoir monétaire technique, il est évident que doit exister une autorité politique qui oriente les conditions du développement économique, conditions dans lesquelles s’inscrit la technique monétaire, et qui détermine les lignes générales de la politique de change. Imagine-t-on sérieusement les chefs d’État et de gouvernement européens ou les parlements apprenant par la presse que la future Banque centrale européenne a décidé de serrer le crédit, de monter ou de baisser les taux d’intérêt, de choisir en fait une parité par rapport au dollar ou au yen ?
M. Jean-Pierre Kucheida : Très bien !
M. Laurent Fabius : La vraie question est donc celle-ci : comment empêcher, dès le passage à l’euro, les gouverneurs des banques centrales, et même parfois les ministres de l’économie et des finances – l’expérience nous montre que cela peut être nécessaire –, d’adopter collectivement, pour la conduite des politiques économiques nationales, des objectifs en réalité déflationnistes ? Comment inciter, voire contraindre ces mêmes ministres à utiliser les marges de manœuvre qui existent dans le budget communautaire pour promouvoir une politique de relance qui accompagne, au niveau européen, une orientation des politiques nationales vers le retour à la croissance ? Comment, par exemple, les conduire à débloquer enfin les moyens financiers permettant la mise en œuvre du programme de grands travaux européens préconisé dès 1993 par la commission Delors et repris à son compte aujourd’hui par la commission Santer ? Comment les conduire à amplifier ce programme de développement des grands réseaux dans une perspective d’élargissement à l’Est, à mettre en place un véritable projet européen pour l’emploi et le progrès social ? Il est clair que ces objectifs ne pourront être imposés que par les chefs d’État et de gouvernement.
Dès lors tout se tient. Si l’on considère, comme c’est notre cas, que le passage à la monnaie unique doit se réaliser, la priorité, pour le gouvernement français, sera, outre son impulsion propre, de définir le moment venu, notamment avec l’Allemagne, les termes d’une politique européenne de croissance qui fasse contrepoids à la gestion monétaire probablement notariale de la Banque centrale pour imposer une convergence vers le haut des économies participantes, pour promouvoir une politique d’expansion dans le cadre du budget européen et empêcher, notamment vis-à-vis du dollar, la course folle à la « monnaie la plus forte du monde », où nous ne remporterions que le titre de l’économie la plus pénalisée. Il faudra pour cela, sous le contrôle des parlements, que les chefs d’État et de gouvernement assument le pouvoir qui est le leur, faisant prévaloir la démocratie sur la technocratie. C’est la quatrième condition.
Ces quatre conditions d’une bonne approche de l’euro – un euro représentatif, un euro équilibré, un euro de croissance, un euro « démocratique » – se ramènent en fait à une seule : que l’euro serve la croissance et l’emploi au lieu de contribuer à une approche récessive et qu’on s’en donne les moyens. Ce devrait être la ligne de conduite précise du gouvernement français. Au lieu de cela, que constate-t-on trop souvent ? Un certain silence gouvernemental ou bien un alignement pur et simple le plus souvent sur des positions allemandes.
Monsieur le Premier ministre (« Il n’est pas là ! » sur les bancs du groupe socialiste)…
M. Michel Berson : C’est scandaleux !
M. Laurent Fabius : … on n’est jamais sûr dans une négociation que les positions que l’on défend prévaudront. Mais si on n’en défend aucune, on ne peut pas être entendu.
On m’objectera que ces conditions sont peut-être souhaitables et même sympathiques mais que nous n’avons aucune chance de les faire prévaloir puisque les Allemands ne les accepteront pas. Je suis en désaccord radical avec cette approche. D’abord, je ne suis pas d’accord pour considérer que ce qui ne bénéficie pas d’entrée de jeu du feu vert allemand doit être abandonné : l’Europe est une construction à plusieurs.
Je ne suis pas d’accord, non plus, pour adopter une vision simpliste des positions en présence : le chancelier Kohl, j’en suis certain, est profondément attaché à l’euro, de même qu’il accorde une importance essentielle à la construction politique de l’Europe, ce qui ouvre des mages de négociations entre nous, pour n’évoquer que les relations franco-allemandes.
Enfin, à partir du moment ou dirigeants français et allemands sont aussi attachés les uns que les autres au succès de la monnaie unique, donc de la négociation pour y parvenir, j’estime qu’ils sont placés d’une certaine façon sur un pied d’égalité, à condition, messieurs les ministres, que nous, Français, nous croyions nous-mêmes à nos propres positions !
Or, malgré le discours que nous avons entendu tout à l’heure, le gouvernement français fait le contraire en acceptant de s’engager dans la négociation du pacte de stabilisé sans poser la question du pouvoir politique face à l’autorité monétaire. Cela me semble une grave, et même une très grave erreur. (« C’est vrai ! » sur les bancs du groupe socialiste).
Comme je l’ai indiqué en évoquant les déclarations faites ces jours derniers, les carences de l’approche gouvernementale ne concernent pas seulement l’euro, mais aussi d’autres aspects importants, à savoir la conférence intergouvernementale elle-même et la question de l’élargissement de l’Union. Ce sujet n’a été traité que rapidement par les précédents intervenants. Le déroulement de la conférence intergouvernementale suscite en effet de sérieuses inquiétudes. On évoque un report ou une sorte de dédoublement dans le temps de cette conférence. Je me rappelle que nous vous avions mis en garde, avec d’autres, il y a plusieurs mois contre une approche insuffisante de ces sujets, contre une discussion qui serait une occasion ratée, décevante pour la construction européenne et décevante pour les opinions publiques internes. Vous êtes en train, je le crains, de cumuler ces « résultats ».
Sur le plan institutionnel, en effet, alors qu’il faudrait des avancées réelles vers une conception de l’Union qui privilégie l’emploi et reconnaisse les services publics, vers un vote plus fréquent à la majorité qualifiée, vers un rôle plus important du Parlement européen et des parlements nationaux, vers une modification de la présidence du Conseil, vers un « troisième pilier » réellement solide, vers une politique extérieure et de sécurité vraiment commune, vers la définition de moyens et de procédures de décision permettant à une Union élargie d’être efficace, j’ai le sentiment que vous cherchez, tant bien que mal, à déguiser une certaine minceur des acquis derrière la langue de bois des communiqués officiels. On discute à Dublin ou ailleurs et, pendant ce temps, on n’avance ni vers un soutien de l’activité dans nos pays, ni vers un meilleur fonctionnement futur de l’Union, ni vers un meilleur fonctionnement immédiat. J’en prends pour triste exemple récent l’attitude de l’Europe au Zaïre et dans la région des Grands Lacs. Pour être encore plus clair, au-delà des grandes proclamations sur la conférence intergouvernementale, je crains l’enlisement ou un résultat minimal qui ouvrirait toutes grandes les portes de l’élargissement sans avoir résolu les problèmes de fond. Ce serait, si je puis dire, la victoire « posthume » de Mme Thatcher. Cela, nous ne pouvons en aucun cas l’accepter.
En effet, le dernier grand problème qui est posé, celui de l’élargissement futur de l’Union apparaît, lui aussi, je regrette de le dire, assez mal abordé. Il va de soi que les pays concernés, une douzaine, ont une vocation démocratique à rejoindre à plus ou moins long terme les actuels pays de l’Union. Mais ce serait une erreur singulière de s’engager avec eux dans ce processus, comme on est en train de le faire, sans avoir résolu les difficultés liées à un meilleur fonctionnement de l’Union ni examiner à fond les problèmes et les transitions. À quinze, ce n’est déjà pas très brillant. À vingt-sept, sans préparation suffisante, ce serait une catastrophe. Pour nous, mais aussi pour eux. Une catastrophe, en tout cas une dilution dont se réjouiraient nos concurrents en Amérique et en Asie, alors que, paradoxalement, ceux qui, en France, semblent pousser vers cette accélération du calendrier sont ceux qui se flattent le plus de défendre bec et ongles les intérêts de notre pays face notamment aux Américains.
Il faut savoir, messieurs les ministres, sur ce plan comme sur les autres, prendre son temps et ne pas avancer de promesses inconsidérées, comme celles qui ont été faites récemment. Je rappelle qu’au début des années 80, avant que nous-mêmes ne décidions l’entrée de l’Espagne, plus développée économiquement que beaucoup des pays dont on parle aujourd’hui, une longue transition avait été ménagée. L’expérience acquise en matière d’élargissement montre que, pour être réussi – ce fut le cas de l’Espagne et du Portugal –, il doit s’accompagner d’une transition longue. Méfions-nous des calendriers prétendument automatiques et prévoyons des rendez-vous d’évaluation. Il n’est pas raisonnable, même si cela peut faciliter les applaudissements lors de visites à l’étranger, de prétendre par exemple qu’avant 2000 la Pologne aura totalement intégré l’Union. Imagine-t-on ce qu’une telle décision signifierait pour la politique agricole commune, pour les régions aujourd’hui attributaires des fonds structurels, pour le fonctionnement même d’une Communauté dont on ne sait comment elle pourra être efficace à vingt, à vingt-quatre, à vingt-sept ? Avec les meilleures intentions du monde, il arrive qu’on démolisse ce qui existe, sans vraiment rien mettre d’efficace à la place. C’est encore plus vrai quand les intentions ne sont pas les meilleures. Ne tombons pas, je vous le demande, dans ce piège.
Messieurs les ministres, le diagnostic que je viens d’établir peut paraître sévère. Je crains qu’il ne corresponde à la réalité. Il est à mettre en relation avec une politique qui, dans plusieurs domaines, nous inquiète – j’ai eu l’occasion de vous en entretenir – par exemple lorsqu’elle fait réintégrer le pays dans les structures de l’OTAN sans disposer, à notre connaissance tout au moins, de garanties réelles d’un rééquilibrage. Vous nous aviez affirmé qu’il n’y avait pas d’inquiétude à nourrir, que la France avait reçu toutes assurances : nous sommes à la fin novembre 1996 ; vous n’avez, à notre connaissance, aucune de ces garanties. Le rapprochement un peu brouillon avec l’OTAN enchante ceux de nos partenaires européens les plus engagés aux côtés des États-Unis et éloigne la perspective d’une vraie politique extérieure et de sécurité commune.
M. Jean Glavany : Absolument !
M. Laurent Fabius : Où est donc la future identité de défense européenne ? Les États-Unis ont marqué des points ; malheureusement, pas l’Europe, ni la France.
En réalité, c’est votre démarche internationale tout entière qui nous paraît, sur deux points majeurs, lacunaire. Au-delà des frontières du continent européen, l’analyse que vous faites du nouvel ordre international que la diplomatie américaine veut instaurer est souvent empreinte, je ne voudrais pas vous choquer, disons d’un caractère un peu superficiel. Depuis la chute du mur de Berlin et la fin de la bipolarité, les États-Unis estiment – et ils ont de bonnes raisons de le faire – qu’ils sont devenus les vainqueurs absolus, vainqueurs par défaut, mais vainqueurs tout de même, d’un monde qu’ils veulent gouverner sans partage en s’appuyant sur leur puissance monétaire et militaire, économique et technologique, et en servant, ce qui se comprend de leur point de vue, leurs propres intérêts. Ce ne sont pas des audaces limitées, de petits pas de côté ou certaines tapes dans le dos qui y changeront quelque chose. Nous sommes les amis du peuple américain. Nous avons estime et admiration pour ce grand peuple, mais pas au point d’accepter un paradoxe inacceptable : l’Amérique s’affirme seule et on prétend que c’est le reste du monde qui se trouve isolé. Or, à Dayton comme à Sarajevo, à Jérusalem comme au Caire, dans l’Afrique des Grands Lacs ou pour choisir le secrétaire général de l’ONU, et demain, si l’on n’y prend garde, pour définir la parité de l’euro, pendant que l’Europe patine, c’est l’ordre américain qui règne.
On ne s’oppose pas, s’il le faut, à Washington par une succession de petits gestes. On le fait en démontrant la validité et la cohérence d’une véritable politique étrangère nationale et la volonté d’un vrai dessein européen. C’est ce que nous attendons du gouvernement de la France.
Sur le plan européen précisément, depuis plus de trente ans, ce qui a été réalisé d’essentiel en matière européenne l’a été grâce à une coopération franco-allemande étroite. Cette coopération indispensable, célébrée dans les discours, est désormais beaucoup trop timide dans les faites. Les projets communs n’avancent pas ou peu. Les contacts, quoi qu’on dise, se raréfient. Les grandes initiatives conjointes laissent place à la méfiance puis à la défiance. Je le regrette, car cela pèse négativement sur le présent et sur l’avenir.
Certes, je sais comme vous que le domaine de la construction européenne est peut-être moins spectaculaire que d’autres moins immédiatement sensible à nos concitoyens, mais je sais aussi qu’il est essentiel. Il fut un temps, messieurs les ministres, où, opposés à vous sur la politique économique et sociale, nous pouvions vous rejoindre sur certains aspects de la politique européenne. Ces temps sont, je le pressens, derrière nous. Nous ne pouvons pas approuver une approche européenne qui se limiterait à suivre, avec un temps de retard, les positions des autres, qui ne préparerait, en fait, ni l’Europe puissance ni l’Europe espace, mais qui risquerait de braquer les peuples contre la construction européenne elle-même, et, sur plusieurs points, ne défendrait pas nos intérêts à long terme. Attention au recul de l’idée européenne dans notre propre pays, parce que cette idée serait mal servie ou utilisée comme bouc émissaire.
M. Jean-Michel Boucheron : Très bien !
M. Laurent Fabius : Nous avons, pour notre part, une conception offensive de la construction européenne.
M. Robert Pandraud, président de la délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne : C’est nouveau !
M. Laurent Fabius : Par conséquent, nous vous demandons de corriger fortement la trajectoire. Nous vous demandons dès le prochain sommet de Dublin, de défendre mieux l’emploi, mieux l’Europe, mieux la France. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)
M. le président : La parole est à M. Bernard Bosson.
M. Bernard Bosson : Il y a bientôt quarante ans, pour aboutir à l’Europe politique, a été choisie la voie de la réalisation de l’Europe économique et monétaire. Alors que nous sommes dans la dernière ligne droite, le débat politique, naturellement s’exacerbe. Certains irréductibles voudraient remettre en cause la volonté du peuple souverain exprimée par référendum. D’autres, oubliant parfois les traités qu’ils ont signés eux-mêmes, présentent l’Europe comme une contrainte, et non pas comme un but volontairement choisi par notre pays. Mais l’immense majorité à la conviction que la monnaie unique se fera, même si un débat vient d’être ouvert sur la manière d’y parvenir.
Aux irréductibles, je veux dire que l’Europe est notre seule chance de défendre réellement nos valeurs. Pour répondre à la mondialisation, qui est aujourd’hui un fait incontournable, d’ailleurs ressenti comme un espoir par de nombreux peuples de la planète, et pour faire face à un ultra-libéralisme, illustré par une société américaine, dont nous reconnaissons l’efficacité, mais dont nous n’acceptons pas les règles humainement dures et injustes, nous voulons défendre une économie sociale de marché, c’est-à-dire une économie forte mise au service d’une projet humain d’un projet social.
Ce combat de valeurs ne peut pas être mené par nos pays repliés derrière leurs frontières nationales. Seule l’Europe peut nous permettre de nous doter d’une puissance telle que nos valeurs puissent être défendues pour nous-mêmes et rayonner comme références offertes à l’ensemble de la planète.
À ceux qui présentent l’Europe comme une source de contraintes, je rappelle que celles-ci ne sont pas européennes mais nationales et mondiales.
Nous vivons un changement de monde. Nos sociétés européennes ont du mal à s’adapter, à définir des politiques leur permettant de retrouver la croissance, de créer des emplois productifs, d’inventer et de financer des emplois d’utilité sociale aptes à donner à chacun une fonction dans la société, une dignité reconnue ainsi qu’un revenu. Devant l’angoisse du lendemain, comme toujours en pareille circonstance, il est beaucoup plus facile de désigner des boucs émissaires que de rechercher des solutions, d’autant plus que ces solutions sont difficiles, qu’elles imposent courage et imagination, qu’elles remettent en cause nos habitudes et qu’elles doivent s’attacher à respecter les valeurs fondamentales de notre société fondée sur l’économie sociale de marché.
Non, ce n’est pas l’Europe qui est responsable de nos difficultés.
Prenons les exemples du sérieux dans la gestion ou celui du déficit budgétaire. Ce n’est pas l’Europe qui nous impose la route, c’est notre devoir. Nous avons le droit d’emprunter pour nous équiper, mais pas pour assurer le fonctionnement de l’État en envoyant la facture à la génération qui arrive. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre et sur plusieurs bancs du groupe du Rassemblent pour la République.) Face à la formidable puissance des ensembles américains ou asiatiques au XXIe siècle, l’Europe est notre force, elle est notre chance, j’allais dire notre seule chance.
Oui, l’Europe peut nous aider à surmonter nos propres handicaps, notamment par la mise en œuvre de la monnaie unique. Le Premier ministre disait à cette tribune il y a quelques instants pourquoi il fallait une monnaie unique. Chacun de nous a encore en mémoire la fameuse formule d’un secrétaire américain au Trésor : « Le dollar, c’est notre monnaie, et c’est votre problème. » Nous pourrons demain lui répondre que, l’euro, c’est notre monnaie, et que c’est leur problème. (Applaudissements sur les mêmes bancs. – Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.) Chacun sait que le dollar flotte librement, que parler de parité avec le dollar n’a aucun sens, puisqu’il flotte ; chacun sait aussi que le dollar constitue la seule monnaie qui puisse fluctuer à la baisse sans réelles conséquences sur ses taux d’intérêt. Alors, soit nous acceptons de subir cette situation, soit nous ne l’acceptons pas, au nom d’une certaine idée du pays. Face au dollar, nous avons besoin d’une monnaie couvrant au sein de l’Union européenne l’essentiel de nos relations commerciales, de façon que nos échanges intracommunautaires ne soient plus demain ni des exportations ni des importations, mais des opérations sur un seul marché, sans risque de fluctuations monétaires puisque l’on paiera les salaires et les charges, que l’on vendra ou que l’on achètera dans une même monnaie et non plus en monnaie nationale et en dollar, comme c’est le cas aujourd’hui.
De même, nous avons besoin d’une monnaie mondiale, qui, représentant un marché unique aussi puissant, voire plus puissant que le marché américain, soit attractive pour les placements mondiaux.
Je veux insister sur quelques points simples.
Seul l’euro nous permettra des taux d’intérêt bas. Chers collègues, au moment où notre commerce extérieur se porte remarquablement bien, ce n’est pas d’un franc faible que nous avons besoin, ce sont de taux d’intérêt qui devient le plus faible possible dans l’intérêt de l’investissement, de la consommation, de l’emploi et pour rembourser plus facilement notre dette. Nous avons d’ailleurs aujourd’hui, notamment grâce à la politique monétaire menée depuis quatre ans par notre majorité, puis par la Banque de France, que nous avons voulue indépendante, les taux d’intérêt les plus faibles des pays développés.
Seul l’euro, en drainant, au moins pour partie, les placements mondiaux, contraindra pour la première fois les États-Unis à gérer leurs taux d’intérêt et par conséquent à gérer un dollar dangereusement sous-évalué dont nous ne voulons plus subir le flottement. Il n’y a pas d’autre solution pour que l’euro ait la confiance des marchés. Seul l’euro, lorsqu’il aura atteint la crédibilité mondiale, permettra les relocalisations. Seul l’euro fera des Quinze le marché le plus puissant et le plus fermé du monde : il n’y aura que 7 % d’échanges avec l’extérieur, contre 12 % pour les États-Unis d’Amérique aujourd’hui. Jusqu’à présent, les autorités monétaires nationales et les marchés se sont partagés le pouvoir. Si l’un touche à la parité monétaire, l’autre se venge sur les taux d’intérêt, et réciproquement.
M. Henri Emmanuelli : Oh ! Le vilain marché !
M. Bernard Bosson : Demain, l’Europe nous libérera des marchés car le commerce extérieur deviendra marginal, comme aux États-Unis, et nous pourrons jouer sur les taux d’intérêt sans grande conséquence. Le problème fondamental est de se mettre d’accord avec nos partenaires pour que nous sachions demain utiliser cette liberté dont nous serons enfin pourvus. Faut-il, pour parvenir à l’euro, modifier la parité franc-mark ? Le débat n’est pas, ou en tout cas, n’est plus celui de cette parité.
M. Henri Emmanuelli : Ah bon ?
M. Bernard Bosson : D’abord, parce que pour une monnaie, une bonne parité, c’est celle qui assure les taux d’intérêt les plus faibles.
M. Henri Emmanuelli : Et la croissance ? Et l’emploi ?
M. Bernard Bosson : Si vous permettez, monsieur Emmanuelli…
M. Henri Emmanuelli : Pardon, c’est un expert qui parle !
M. Bernard Bosson : Or nos taux d’intérêt à dix sont aujourd’hui identiques aux taux allemands et bien inférieurs à la moyenne communautaire, et toute remontée serait dramatique pour la croissance et l’emploi. Pourquoi ?
Parce que, ces dernières années, le taux de change entre les deux monnaies a été stable et qu’il est juste, car il est la photographie d’une situation ;
Parce que les manipulations monétaires nationales, de plus en plus rapidement rectifiées par les marchés, représentent toujours en cas de dévaluation le constat d’un échec et un appauvrissement pour un pays ;
Parce que le seul débat monétaire qui vaille porte sur le rapport avec le dollar ;
Parce que, enfin, le vrai problème est celui de la compétitivité de la France, que nos problèmes internes sont structurels et que laisser croire au peuple français qu’il peut, par une manipulation monétaire, s’éviter les efforts nécessaires est dangereusement trompeur.
M. Henri Emmanuelli : Baissez les salaires !…
M. Bernard Bosson : Pour clore ce débat, examinons rapidement la situation de trois pays membres de la Communauté qui ont procédé à une dévaluation pour voir si celle-ci a été favorable à l’emploi.
En Espagne, la dévaluation n’a été que le constat quasi mécanique de la réalité économique et monétaire, c’est-à-dire de la défiance. N’oublions pas que la monnaie n’est un instrument économique que lorsqu’elle est mondiale ; autrement, elle n’est qu’un thermomètre. De surcroît, le nombre des chômeurs espagnols se maintient à un taux double du nôtre. Enfin, leurs taux d’intérêt à long terme sont plus élevés que dans les autres pays européens.
M. Henri Emmanuelli : C’est cela, nous sommes comme l’Espagne !…
M. Bernard Bosson : L’Italie, depuis que la lire a été dévaluée, a perdu cinq fois plus d’emplois que la France. Son taux de change est équivalent au nôtre. Elle a d’ailleurs décidé de changer de politique et de rentrer dans le SME.
M. Henri Emmanuelli : Avec une lire à moins de 20 % !
M. Bernard Bosson : Au Royaume-Uni, les résultats obtenus sur le chômage peuvent paraître spectaculaires, mais il faut y regarder de plus près. Curieusement, le taux de chômage des hommes n’a pas bougé du tout ; seul, le taux de chômage féminin a diminué très fortement. Est-ce la monnaie ? Bien sûr que non ! C’est la généralisation d’emplois précaires à très bas salaires, puisqu’il n’y a pas de salaire minimum au Royaume-Uni. Ce sont également les conséquences de la démographie.
Trois expériences de dévaluation, trois échecs sur l’emploi, trois factures envoyées à des chômeurs supplémentaires ! (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre et sur divers bancs du groupe du Rassemblement pour la République.)
Il faut savoir que, si la France s’engageait dans la voie de la facilité que lui proposent certaines sirènes, ce serait le signal d’un échec, d’un renoncement du pays sans aucun effet bénéfique sur l’emploi, même s’il s’agit, à première vue, d’un discours attrayant. Pis, ce serait évidemment renoncer à quarante ans d’étroite collaboration franco-allemande…
M. Patrick Hoguet : Exactement !
M. Bernard Bosson : … ce qui constituerait une faute politique majeure, dont nous aurions à répondre devant les nouvelles générations.
Si la dévaluation n’est pas une bonne réponse, le débat qui a été ouvert cherche néanmoins à répondre à un problème fondamental : les difficultés de notre pays à retrouver le chemin d’une croissance créatrice d’emplois.
Il existe des solutions nationales qui ne remettent nullement en cause nos choix européens.
Si nous prenons l’exemple de la fiscalité, faut-il baisser globalement l’impôt sur le revenu ou baisser les charges supportées par les salaires pour, à la fois, diminuer le coût du travail et augmenter le pouvoir d’achat, donc la consommation ? C’est une décision à prendre au niveau interne. L’UDF dans ce domaine, comme dans celui de l’aménagement du temps de travail ou celui de l’incitation à l’accroissement du revenu disponible partout où c’est possible, a des réponses à proposer et souhaite engager le débat.
Il existe, par ailleurs, et je m’étonne que certaines grandes voix européennes n’en aient pas parlé tout à l’heure des solutions à négocier, notamment avec notre partenaire allemand, pour que nous ne restions pas, en attendant l’euro, dans la situation actuelle de progression de l’exclusion.
M. François Rochebloine : Très bien !
M. Bernard Bosson : Ce serait un formidable signal de notre volonté commune d’utiliser, demain, l’euro face au dollar, que de décider, de concert avec l’Allemagne, la baisse simultanée des taux d’intérêt et l’allégement simultané des impôts, puisque l’essentiel de nos échanges s’effectue entre nos deux pays. Le faire ensemble éviterait, à l’évidence de creuser le déficit budgétaire et permettrait d’augmenter de la consommation.
Le débat en cours a donc d’autres solutions que le faux remède de la dévaluation.
Au-delà de ce débat, nous voulons, pour notre part, une Communauté qui prenne toute sa dimension politique et démocratique. C’est cette réflexion qu’il faut approfondir. C’est cette démarche qui peut unir. Nous devons nous rapprocher de tous nos partenaires, et notamment de l’Allemagne, pour les entraîner à notre suite et faire en sorte que l’homme reste bien au cœur de la construction communautaire.
En matière de croissance et d’emploi, tout le monde s’accorde à le reconnaître, trois séries de mesures s’imposent : organiser, face à la Banque centrale européenne indépendante, un pouvoir politique qui assure un nécessaire dialogue, comme c’est la règle dans toute démocratie ; doter la Communauté d’outils nous permettant de venir en aide à tel ou tel État victime d’une grave crise, pour que se seule variable d’ajustement ne soit pas son taux de chômage ; déterminer des obligations minimales à imposer aux pays qui seront provisoirement à la fois dans le marché unique et hors de l’euro, afin d’interdire la déloyauté des manipulations monétaires.
En matière institutionnelle, il faut que l’Europe choisisse la voie de la transparence et de la simplicité. On ne saurait construire l’Europe si elle est éclatée en trois piliers ! Il nous faut donc rassembler l’économique et le monétaire, la diplomatie et la défense, la justice et les affaires intérieures autour d’institutions uniques.
Il faut enfin, même si c’est très complexe, que l’Europe, choisisse la voie de l’efficacité dans les indispensables adaptations institutionnelles, pour répondre aux exigences de renforcement des États qui peuvent et veulent avancer plus vite que les autres, mais aussi aux exigences d’élargissement d’une Europe qui ne saurait être le bunker des pays riches de notre continent.
Il est nécessaire et urgent de donner à la Communauté les moyens d’une ambition politique. Cela demande un formidable travail, une volonté, une force d’entraînement : en France, dans le dialogue et l’explication avec les Français ; au sein de la Communauté, dans le dialogue et l’explication avec l’ensemble de nos partenaires. Ce doit être la mission de notre pays.
En effet, si nous voulons défendre « une certaine idée de la France », si nous voulons que les valeurs auxquelles nous croyons soient garanties pour notre peuple, si nous voulons, demain, être des partenaires respectés et jamais des vassaux des États-Unis d’Amérique, nous devons parachever, dès 1997 et 1998, cette Europe économique et monétaire que nous construisons pas à pas depuis quarante ans, quelles qu’aient été les alternances politiques, mais nous devons aussi, au-delà de l’économique, donner à l’Europe toute sa dimension politique, démocratique et humaine.
Je dirai d’une formule : l’Europe n’a pas besoin d’une France qui dévalue, elle a besoin d’une France qui lui donne un supplément d’âme. C’est un autre débat, d’une autre nature.
C’est cette vision, réaffirmant la primauté de l’homme, la primauté du politique, que nous voulons défendre. Elle est, de plus, la seule qui puisse demain unir largement celles et ceux qui s’étaient divisés hier à l’occasion du traité de Maastricht.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, quand on a inventé et – imposé le système monétaire européen et – accompli ainsi le premier pas vers la monnaie unique, quand on a fait adopter l’élection des parlementaires européens au suffrage universel direct et accompli ainsi le premier pas vers l’Europe démocratique, on ne peut pas risquer de remettre en cause le moteur franco-allemand de l’Europe, on ne peut que construire la monnaie unique dans l’entente franco-allemande et ouvrir la voie de l’Europe politique.
C’est parce que le président de la République Jacques Chirac a clairement tranché contre les manipulations monétaires, pour l’alliance franco-allemande, pour la réalisation de l’euro face au dollar, que l’UDF, quelles que soient ses grandes voix discordantes, d’une manière massive, sans faille et sans état d’âme, apporte son approbation. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre et du groupe du Rassemblement pour la République.)
M. le président : La parole est à M. Jean-Pierre Chevènement.
M. Jean-Pierre Chevènement : Monsieur le président, monsieur le ministre délégué aux affaires européennes, mes chers collègues, j’interviens en mon nom personnel et au nom des députés du Mouvement des citoyens.
Plus on se rapproche de l’échéance et plus apparaît la signification réelle de la marche à la monnaie unique.
De ce côté-ci du Rhin, je note avec intérêt que certains dirigeants politiques, qui s’étaient prononcés hier en faveur du « oui » à Maastricht, ont beaucoup évolué. C’est vrai pour certains responsables socialistes, mais c’est aussi le cas d’un homme qui a occupé la plus haute responsabilité dans l’État : je veux parler du Président Giscard d’Estaing. Il n’hésite plus à reconnaître l’erreur qui a consisté à arrimer le franc au mark, c’est-à-dire à la monnaie la plus surévaluée du monde. C’est tout à son honneur.
L’échéance se rapproche et nous sommes entrés dans la zone des tempêtes, mais les esprits n’évoluent pas aussi vite de l’autre côté du Rhin.
Ce serait une erreur de croire que la prise de proposition du chancelier Schmidt reflète en Allemagne un consensus dominant. Le chancelier Schmidt, vous vous en souvenez, s’est prononcé pour une interprétation souple des critères de Maastricht et pour l’inclusion de l’Italie et de l’Espagne. Son article lui a alu, dans la presse allemande, une véritable volée de bois vert.
Ainsi, le Handesblatt du 22 octobre dernier s’insurge à l’idée que l’on puisse passer « du noyau dur à la masse molle ».
« Die Welt » flétrit les combines comptables de la France, avec la soulte de France Télécom ; celles de la Belgique ; celles de l’Italie, avec l’impôt « Europe » ; celles de l’Espagne, enfin, encore bien loin être gagnée à une « culture de la stabilité ». Et de réclamer « l’élagage de l’État, devenu ingérable avec ses prestations sociales proliférantes ».
Même son de cloche dans la « Süddeutsche Zeitung » du 18 octobre, qui dénonce « les largesses de l’État providence » et ajoute que, si les gouvernements s’activent pour réduire les déficits, ils « auraient bricolé encore longtemps s’ils n’étaient pas sous la férule de l’Union monétaire… Sans fouet, pas de discipline. »
« Die Welt » est encore plus explicite : « L’euro n’est pas tout. Ce qui est plus important, ce sont les grands défis mondiaux, comme le rappelle M. Tietmeyer. Les déficits chroniques ne sont que les symptômes de l’expansion excessive de l’État, qui paralyse la compétitivité européenne. Environ 50 % des dépenses en Europe et en Allemagne passent aujourd’hui par l’État, contre 35 % aux États-Unis et 20 % en Asie du Sud-Est. C’est là qu’il faut agir. L’euro lui-même n’y changera rien. Il faut rogner l’État. »
Cet ensemble de citations donne, me semble-t-il, une image assez juste de ce qu’est aujourd’hui, en Allemagne, l’opinion dominante, celle de la Bundesbank, des dirigeants politiques allemands, des caisses d’épargne, des chambres de commerce et d’industrie, même s’il existe quelques fissures dans ce consensus.
On ne saurait avouer plus clairement que le but véritable est la destruction du modèle social européen, l’alignement de l’Europe sur les conditions de la mondialisation libérale. Je me demande si c’est cela que M. Juppé appelait « relever le défi de la mondialisation ». Car la mondialisation n’est pas seulement une donnée objective, que nul ne contestera, c’est aussi une stratégie sociale et politique, qui ne fait guère l’affaire des Européens et de l’Europe, ventre mou offert à tous les coups.
Les milieux dirigeants allemands militent pour une interprétation stricte des critères de Maastricht. C’est la position du Bundestag, de la Bundesbank et de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, laquelle considère, dans sa décision du 13 octobre 1992 : « Si l’Union économique et monétaire ne faisait pas progresser la stabilité atteinte au moment de la troisième étape, elle ne respecterait pas la conception du traité.
M. Waigel peut déclarer ensuite que les critères de Maastricht devront être respectés à la décimale : ce ne sera pas 3,2 mais 3, affirme-t-il.
M. Cartellieri, membre du directoire de la Bundesbank, dans un discours prononcé à Luxembourg, affirme quant à lui son refus d’une participation précoce des pays qui n’auraient pas réuni les conditions d’une stabilité durable : « Ce n’est qu’autour d’un noyau sain qu’un fruit sain peut pousser… Sans une petite Union économique et monétaire réussie, il n’y en aura jamais de grande. » Et M. Cartellieri de désigner les pays de cette Europe du noyau dur : « l’Allemagne, la France, le Benelux, l’Autriche, et peut-être le Danemark et l’Irlande. » Exit l’Italie ! Exit l’Espagne !
Le nombre de pays appelés à participer à la monnaie unique est ainsi le premier problème qui se pose à l’approche de l’échéance. La solution du deuxième problème, la parité de l’euro avec le dollar, dépend évidemment de la réponse apportée au premier.
Pour les milieux économiques et financiers dirigeants allemands, le doute n’existe guère : l’Europe n’est concevable qu’avec un euro fort et une union économique et monétaire réduire à quelques pays. Sans doute y a-t-il des industriels allemands qui commencent à s’aviser qu’un mark surévalué de 30 % par rapport au dollar pèse sur la compétitivité allemande. Mais le consensus dominant n’est pas celui-là. Cela peut s’expliquer par le fait que l’industrie allemande dispose de positions monopolistiques dans la machine-outil, la mécanique, la chimie fine, la pharmacie. Ce n’est pas le cas, on le sait, de la France, dont les industries fortes – je pense à l’automobile et à l’aéronautique – doivent affronter une concurrence extérieure, notamment américaine, très rude, et sont par conséquent plus sensibles aux effets-prix et aux modifications du taux de change.
Il est vrai que les choses commencent à évoluer. L’Allemagne compte près de 4 millions de chômeurs, plus de 10 % de sa population active. Mais ses dirigeants préfèrent s’en prendre aux avantages sociaux, considérés comme exorbitants, du monde du travail.
M. le président Giscard d’Estaing a eu le mérite de reconnaître que le mauvais positionnement du franc par rapport au dollar expliquait en large partie la stagnation de notre activité économique depuis plusieurs années et la persistance d’un chômage insupportable. C’est une prise de position courageuse.
Je pense néanmoins, monsieur le président, que la sous-évaluation du dollar est beaucoup plus importante que vous ne le croyez. Elle n’est pas de 9 % mais, d’après les études réalisées par les économistes sérieux comme M. Gérard Lafay, de 25 à 30 %, si l’on raisonne en terme de parité de pouvoir d’achat par rapport au mark. Pour le franc, le taux d’équilibre en termes de parité de pouvoir d’achat est plus proche de 7 francs pour un dollar que de 5,50 francs. J’ai même lu 6,70 francs, mais on peut toujours affiner.
Reste que le diagnostic formulé par l’un de ceux qui ont porté le système monétaire européen sur les fonts baptismaux touche juste, même s’il heurte profondément le consensus dominant en Allemagne.
Une idée largement répandue sur tous ces bancs est que l’euro permettrait un jour de contrebalancer l’influence du dollar. C’est une illusion, car l’hégémonie du dollar ne fait que refléter celle des États-Unis, hégémonie globale, non seulement économique, monétaire, financière, mais aussi politique, diplomatique, militaire, culturelle. Et il n’y a pas, il n’y aura pas avant longtemps, en Europe, une volonté politique assez ferme pour pouvoir s’y opposer.
M. Léonce Deprez : Pourquoi ? Vous êtes bien pessimiste.
M. Jean-Pierre Chevènement : Cette illusion trop répandue ne tient pas compte de la position britannique ou de la position allemande. On l’a d’ailleurs bien vu lors du dernier voyage de M. Jacques Chirac au Proche-Orient ; les responsables de la diplomatie britannique ou allemande avaient adopté des positions très en retrait, manifestant clairement que leur ambition n’est que de s’inscrire dans le sillage des États-Unis.
Puis-je vous faire observer, monsieur Giscard d’Estaing, que l’arrimage du franc au mark, que vous avez voulu en 1978 en signant les accords de Hanovre, portait en germe le déséquilibre actuel, car le mark avait déjà fait, bien avant ces accords, l’objet de nombreuses réévaluations ? Et il ne fallait pas être sorcier pour deviner que ce processus se poursuivrait. Est-ce possible de dire que nous sommes entrés dans la zone mark à notre insu, comme M. Jourdain faisait de la prose ? Moi, je ne le crois pas. Pour avoir vécu d’assez près, y compris au gouvernement, la décennie 1980, j’ai pu constater que, dès cette époque, le partenariat égalitaire que vous souhaitiez n’existait guère dans la réalité.
Pour moi, c’est l’idée même de la monnaie unique qui mérite qu’on y réfléchisse. Puisque vous avez déjà évolué, vous pouvez évoluer encore. D’ailleurs, je vous en rends grâce. Je sais que Cassandre n’est jamais récompensée. Souvent, ce sont les ouvriers de la onzième heure qui sont les bienvenus dans la maison du Père !
M. Léonce Deprez : Le Père, c’est vous ?… (Sourires.)
M. Jean-Pierre Chevènement : C’est le peuple français, c’est la République !
La monnaie unique, par définition, proscrit tout ajustement monétaire. Elle implique un ajustement par le niveau des salaires entre les pays dont la productivité évolue différemment ou dont le taux d’inflation est variable. Cet ajustement par les salaires implique lui-même un ajustement par le chômage. Croyez-vous, monsieur le ministre, que ce choix puisse être jamais fait de manière irréversible ?
Parce qu’ils ne conçoivent pas l’euro autrement que comme un prolongement du mark, les milieux dirigeants allemands entendent imposer aujourd’hui à la monnaie unique de strictes conditions qui vont bien au-delà du traité de Maastricht, à savoir une discipline budgétaire assortie de sanctions très lourdes. C’est ce qu’on appelle le pacte de stabilité budgétaire, que le gouvernement français a eu la faiblesse d’accepter. C’est une erreur économique, c’est une atteinte majeure à la souveraineté et c’est un ferment d’affrontement en Europe.
C’est une erreur économique, parce que vous allez resserrer le carcan économique dans lequel se sont enfermées la France et l’Europe, parce que vous pérennisez des critères dont de plus en plus d’économistes sérieux constatent les effets désastreux sur la croissance et l’emploi. Après avoir abandonné l’arme monétaire en dénationalisant la Banque de France, vous abandonnez l’arme budgétaire. Vous allez accepter à Dublin l’austérité à perpétuité, en plafonnant durablement à moins de 3 % le déficit budgétaire, sans vous êtes avisé des besoins de croissance du pays.
Et vous n’obtiendrez pas, contrairement à ce que j’ai cru entendre dans la bouche de M. le Premier ministre, la révision du traité de Maastricht, qui mentionne la stabilité comme objectif de la Banque centrale européenne, un point c’est tout ! Le traité de Maastricht ne mentionne ni la croissance ni l’emploi parmi ses objectifs.
M. Henri Emmanuelli : Si, l’une et l’autre, à l’article 2.
M. Jean-Pierre Chevènement : Vous enfoncez notre pays dans la voie du déclin, dans une société rentière, paralysée par la déflation et le chômage de masse. La plupart des instituts économiques sérieux prédisent en outre des lendemains qui déchantent aux pays qui accéderaient à la monnaie unique.
D’après plusieurs sources concordantes, il semblerait que des travaux de simulation économétrique menés tant par la Commission européenne que par la direction de la prévision, l’INSEE, ainsi que par divers instituts de conjoncture en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, démontrent que l’application des critères de Maastricht interdit que le taux d’expansion dépasse dans les meilleures conditions un maximum de 3 %. Bref, la croissance faible ou nulle rendra impossible la réduction de chômage et placera les pays de la zone euro dans une situation structurellement défavorable dans la compétition mondiale, où nos concurrents connaissent des taux d’expansion beaucoup plus élevés. Je souhaiterais, monsieur le ministre, que le gouvernement informe la représentation nationale sur le résultat de ces études économétriques dont il a sûrement connaissance.
Deuxièmement, le pacte de stabilité budgétaire est une atteinte manifeste à la souveraineté nationale. En abandonnant la souveraineté budgétaire, vous condamnez par avance tout choix futur du peuple français en faveur d’une autre politique. D’ailleurs, la Commission reconnaît elle-même cette atteinte à la souveraineté. M. de Silguy, commissaire européen a décrit le processus de décision conduisant à la mise en œuvre des mesures coercitives prises contre les États membres qui ne respecteraient pas le pacte de stabilité. Il précise que l’opposition du Parlement national n’empêcherait nullement le recours à ces mesures coercitives et que le Conseil pourrait décider de passer immédiatement à l’étape suivante de la procédure, c’est-à-dire à la transformation des dépôts en amendes. Celles-ci seraient extrêmement lourdes puisqu’elles pourraient aller jusqu’à 0,5 % du PIB…
Mme Nicole Catala : Eh oui !
M. Jean-Pierre Chevènement : … soit, pour la France, 45 milliards de francs. Privé de sa souveraineté monétaire et budgétaire, le gouvernement français serait condamné à laisser s’opérer la restructuration de ses industries, sous l’égide du capital étranger.
Mme Nicole Catala : C’est inadmissible !
M. Jean-Pierre Chevènement : C’est notre souveraineté économique qui disparaît. Je vais prendre l’exemple de la société de services Cap Gemini Sogeti qui vient de passer sous le contrôle de Daimler Benz, CGIP, la holding financière du groupe de Wendel, a vendu ses parts de Cap Gemini Sogeti pour prendre le contrôle de Valeo. Daimler Benz est devenu majoritaire. Mais qu’est-ce qui est le plus important pour l’avenir de la France ? La maîtrise des logiciels ou la fabrication des équipements accessoires de l’automobile ?
Je remarque en feuilletant la presse, mais personne n’en dit jamais rien, qu’un journal comme « Les Dernières Nouvelles d’Alsace » est en train de passer sous le contrôle du groupe Bertelsmann. Pour moi qui suis historiquement de l’Alsace, ou en tout cas d’un département où les députés protestataires de 1871 avaient leurs racines, je vois ce que cela peut signifier.
La monnaie unique, telle qu’elle est conçue, est un ferment d’affrontements futurs en Europe, et notamment à travers le pacte de stabilité qui va permettre de bouter hors d’Europe les nations du Sud telles que l’Espagne et l’Italie. Ce pacte aboutit à ce qui a toujours été l’objectif des dirigeants actuels de l’Allemagne, un tête-à-tête inégal avec la France leur permettant de diriger l’Europe. Aucun des grands problèmes économiques actuels n’est réglé par le pacte de stabilité, ni la parité avec le dollar ni les fluctuations monétaires à l’intérieur du marché unique.
Franchement, le SME bis sera une protection illusoire. Vous ne pouvez penser le contraire, quoi que vous disiez. D’autant qu’il ne sera pas obligatoire. Qu’est-ce qui empêchera les pays qui le voudront d’utiliser les marges de fluctuation de 30 % ? J’ai bien entendu ce que vient de dire le Premier ministre. Il n’en reste pas moins que vous ne pourrez pas l’empêcher. Vous avez d’ailleurs déjà admis que c’est la Banque centrale elle-même qui pourrait imposer une nouvelle parité. Par conséquent, vous avez déjà accepté que l’instance politique ne fixe plus le taux de change. De fait, pour défendre la stabilité de l’euro – ce qui est le premier objectif – on ne peut pas soutenir à tout-va la lire ou la peseta si elles sont attaquées.
Le système d’amende prévu pour les pays ne respectant pas le pacte de stabilité accroîtra les difficultés des nations concernées et exacerbera les ressentiments. Les « pauvres » ne voudront pas payer et les « riches » refuseront de payer pour les « pauvres ». Le slogan « l’Allemagne paiera » est d’un autre temps. Les transferts financiers ne compenseront pas les atteintes à la cohésion sociale et à la fragmentation territoriale. Une vague de nationalismes et d’extrémismes risque de balayer l’Europe.
Tout indique que vous avez accepté une union monétaire réduire en fait à la fusion franc-mark. Ainsi, la France va perdre sur deux tableaux : austérité renforcée à l’intérieur, et compétitivité dégradée à l’extérieur, par rapport au dollar, au yen, à la lire, à la livre et à la peseta. Les pères de l’Europe monétaire ne reconnaissent plus leur enfant.
Pour ma part, je sais gré au chancelier Helmut Schmidt et au Président Giscard d’Estaing de s’être exprimé comme ils l’on fait. Contrairement à Mme Royal, dont je regrette l’absence, je ne pense pas que M. Giscard d’Estaing ait ainsi porté un mauvais coup à la France. Le mauvais coup c’est plutôt la mauvaise appréciation de la parité franc-mark pendant de trop longues années.
M. Julien Dray : C’est vrai !
M. Jean-Pierre Chevènement : J’en viens à la conférence intergouvernementale. Elle aurait pu être un lieu de clarification franco-allemand si elle n’avait pas exclu d’emblée l’union économique et monétaire de ses travaux. Elle est devenue une sorte d’objet non identifié dont les débats échappent au commun des mortels, c’est-à-dire au citoyen.
La politique étrangère et de sécurité commune – la PESC – s’enlise ; je vous renvoie au Proche-Orient. L’UEO dépérit au profit de l’OTAN sous égide américaine. La participation éventuelle des parlements nationaux au processus de décision – via la COSAC – apparaît comme un alibi. L’accroissement des pouvoirs du Parlement européen et le renforcement de la procédure du vote à la majorité qualifiée dans une Europe élargie, où la France n’aura qu’un poids négligeable, feront glisser encore un peu plus la construction européenne vers le modèle fédéral, qui correspond à la vision des dirigeants allemands. Je ne leur en veux pas, c’est leur tradition.
Le Président Giscard d’Estaing a demandé, à juste titre, en commission qu’on établisse, à l’horizon de quatre ou cinq ans, la liste des questions où nous risquons d’être mis en minorité. Lui a-t-on répondu ? Je vois que le Président Giscard d’Estaing se tourne vers vous, monsieur le ministre. Je crois pouvoir en déduire qu’une réponse nous sera certainement apportée tout à l’heure.
Le chancelier Kohl a évoqué un Maastricht III dans l’hypothèse d’une CIG qui ne donnerait pas à ses yeux des résultats suffisants. Vous négociez ainsi sous la contrainte, faute d’avoir rompu avec la pensée unique, c’est-à-dire avec le mythe de l’euro, dût-il être aussi fort que le mark.
La vérité, c’est que vous glissez, consciemment ou non, sur la voie du fédéralisme, qui est le modèle d’organisation auquel les Allemands se réfèrent naturellement. L’Allemagne a conçu le modèle de l’unité européenne à partir de sa propre expérience historique : le marché commun comme le Zollverein, l’euro comme le Reichsmark et maintenant l’unité politique comme une résurgence du fédéralisme à l’allemande.
Helmut Kohl célébrait ainsi Jean Monnet en novembre 1988 : « Il n’y aura pas de paix en Europe si on reconstitue les États sur la base de la souveraineté nationale… Nous bâtissons des États-Unis d’Europe, mais au sein de ceux-ci nous ne voulons pas la grise uniformité mais la multiplicité des particularités nationales et régionales. »
Vous avez bien entendu, monsieur le ministre : « des particularités ». J’aimerais que vous réfléchissiez à ce que ce terme signifie. Des millions de Français sont morts pour autre chose que des particularités, non pas seulement pour défendre leurs villages, ou leurs terroirs, mais pour qu’à travers la France vive une certaine idée de l’universel, qu’on appelle la République.
Vous glissez sur une voie dangereuse : renforcement de la Commission européenne pour en faire le véritable gouvernement, d’une Europe à vingt-cinq, communautarisation du troisième pilier intéressant la sécurité et la circulation des personnes, droit de codécision accordé à un Parlement fantôme, réduction de la France à un rôle de province par l’extension du vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil.
Or vous n’avez pas le droit d’engager la France sur cette voie sans que le peuple, convenablement éclairé, en ait décidé. C’est la raison pour laquelle je vous demande, afin de revoir avec l’Allemagne le processus d’union économique et monétaire, de consulter le peuple. En Allemagne, des fissures apparaissent dans le consensus libéral dominant, en témoignent les manifestations contre le plan d’austérité du chancelier Kohl. Le peuple doit être consulté pour remettre à plat le dossier de l’amitié franco-allemande, à laquelle je suis attaché que n’importe lequel d’entre vous, simplement moi, je tiens compte des identités nationale telles que l’histoire les a forgées. Un nouveau référendum est nécessaire avant tout passage à la monnaie unique.
M. Jean-Claude Lefort : Très Bien !
M. Jean-Pierre Chevènement : La plupart de nos partenaires ont prévu une nouvelle consultation de l’instance qui avait ratifié Maastricht. Ce sera le cas de l’Allemagne, décision de la cour constitutionnelle de Karlsruhe, de la Finlande, de la Suède ou de la Grande-Bretagne. La récente prise de position des travaillistes britanniques en faveur d’un référendum vient conforter ceux qui, de ce côté de la Manche, exigent que les peuples soient en situation de décider de leur avenir, qu’on veut leur voler.
Imagine-t-on que la France soit le seul grand pays européen où le peuple, directement ou à travers ses représentants, n’aurait pas son mot à dire ?
M. Jean-Claude Lefort : Directement !
M. Jean-Pierre Chevènement : Monsieur le ministre, pour renouer avec la croissance et l’emploi – qui ont déserté la seule Europe de Maastricht parmi les grandes zones développées – il faut lever l’hypothèque monétaire par un réajustement de la parité du franc qui doit être conforme à la réalité économique.
C’est le peuple qui doit décider. Si vous étiez un gouvernement vraiment républicain, vous n’hésiteriez pas à vous appuyer sur lui pour remettre à plat le dossier des relations franco-allemandes, pour restaurer ce partenariat égalitaire qui va avec l’amitié franco-allemande. En effet, il n’y aura pas d’amitié franco-allemande durable si l’amitié signifie la subordination. Si vous avez une parité juste pour le franc, vous pourrez abaisser les taux d’intérêt réels à un niveau proche de zéro, lancer un grand emprunt d’équipement, relancer la croissance et l’emploi.
Ce faisant, vous pourriez simultanément proposer à l’Europe une autre voie et d’autres priorités : l’emploi en rompant avec une politique de surévaluation monétaire ; la stabilisation de nos approches géographiques à l’Est, avec la Russie et au Sud avec les pays méditerranéens, en mettant en œuvre une grande politique de codéveloppement ; vous substitueriez au mythe de la monnaie unique la réalité d’une monnaie commune – on y avait pensé jadis – compatible avec l’existence des monnaies nationale. Bref, vous feriez vivre une grande Europe confédérale où la France pourrait tenir toute sa place.
Alors que nous allons vers une crise toujours plus grave, vous oubliez une chose – et c’est étonnant pour un homme qui se réclame du général de Gaulle –, vous oubliez que, en définitive, ce sont les peuples qui ont toujours raison. Et le peuple français ne se laissera pas déposséder de son avenir. Jusqu’à présent, il ne s’est rendu compte de rien. Il vous a cru sur parole. Aujourd’hui, il commence à comprendre qu’on lui a menti. Si vous n’avez pas le courage d’aller à lui, comme il me semble pourtant que le président de la République s’y était engagé à la fin de 1994, alors c’est le peuple qui viendra à vous, lui qui entend bien reconquérir sa souveraineté. C’est ce combat à partir de la base, pour la citoyenneté et pour une Europe des peuples que nous mènerons – croyez-le – sans défaillir car, avec des enjeux nouveaux, il n’est rien d’autre que le vieux combat républicain, inséparable du combat pour la liberté de la France.
M. Jean-Claude Lefort : Très bien !
M. le président : La parole est à M. Jean-Bernard Raimond.
M. Jean-Bernard Raimond : Le Conseil européen de Dublin, les 13 et 14 décembre prochains, revêt une importance particulière. Il devrait être saisi d’un projet de traité sur la conférence intergouvernementale et débattre de l’union économique et monétaire. La séance d’aujourd’hui s’imposait donc, mais l’actualité politique lui donne encore plus de relief.
Nous avons tous le sentiment de plus en plus que la construction européenne est à la croisée des chemins. L’absence de croissance et la poursuite du chômage sont à l’arrière-plan d’un ordre du jour particulièrement chargé : perspective de l’élargissement avec début des négociations environ six mois après la conclusion des travaux de la CIG, et premières adhésions, si possible, dans quatre ans, c’est-à-dire en l’an 2000 ; réforme des institutions, impliquée par cet élargissement, qui devrait aboutir en juin 1997 ; passage à la monnaie unique le 1er janvier 1999 ; négociation des perspectives financières qui devront fixer les grandes masses des ressources et des dépenses communautaires au-delà de 1999 ; sans parler d’autres conférences comme la première conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce qui aura lieu à Singapour du 9 au 13 décembre, où la France doit, particulièrement, et comme toujours, se montrer vigilante pour la protection de la construction européenne.
L’Europe a toujours eu, depuis ses débuts, à surmonter de grandes difficultés, mais pendant de longues années, notamment au cours des années soixante, le plein emploi, la croissance, la diversification sociale facilitaient les solutions, en même temps que les succès de l’Europe des Six, des Neuf, des Dix et des Douze contribuaient à ébranler jusqu’à son effondrement le système soviétique et ses avatars marxistes-léninistes. Ne serait-ce que pour cette raison, même dans un contexte particulièrement difficile, l’idée européenne doit continuer à s’approfondir et à s’étendre.
Tout n’est pas négatif, cependant, dans l’Europe des Quinze, loin de là. Pour s’en tenir au quotidien, dans le domaine communautaire proprement dit, la fixation en croissance zéro du budget de la politique agricole commune et les ajustements opérés à cet effet, permettent de prévoir que l’ensemble des dépenses de la PAC sera financé, nous l’espérons, sans modification des règles de soutien existantes.
Par ailleurs, dans la perspective de l’élargissement, la question agricole pourra peut-être être résolue, sans faire un préalable d’une réforme radicale, par l’approfondissement de la réforme de 1992.
Il est encore à noter que, depuis le relèvement de l’enveloppe des actions structurelles et la création du fonds de cohésion, si la France naturellement n’est pas le principal bénéficiaire des crédits reçus au titre des fonds structurels, presque toutes les régions françaises sont éligibles et 27 millions de Français sont concernés par les programmes en cours. Le développement rural, la reconversion des zones industrielles, l’adaptation des PME au marché unique, en sont facilités.
L’élargissement qui concerne notamment les trois pays baltes, les six pays d’Europe centrale et orientale, la Slovénie, sans parler de Chypre, soit être accueilli comme une chance pour l’Europe, puisqu’il résulte de la fin d’une division contre nature. Déjà, le Parlement européen avait salué comme il convenait, en 1990, la réunification de l’Allemagne en accueillant presque sans délai les représentants de l’ex-Allemagne de l’Est. Sans aucun doute, sur le plan économique et communautaire, l’élargissement suppose des adaptations. Même si les négociations commencent en 1998, même si les premiers adhérents nous rejoignent en l’an 2000, il s’agira nécessairement d’un long processus. C’est pourquoi la France, non sans raison, propose la création d’une conférence européenne qui, parallèlement aux négociations, accompagnerait sur tous les plans le processus d’adhésion. Par ailleurs, n’oublions pas que, la Pologne exceptée avec ses 40 millions d’habitants, les autres candidats ont une population relativement faible, les plus grands, la Hongrie et la République tchèque, ne comptant chacun que 10 millions d’habitants.
Mais cet élargissement est en même temps un défi. Il est indispensable de réformer auparavant les institutions dans le cadre de la conférence intergouvernementale. À l’heure actuelle, l’état d’avancement de cette conférence est préoccupant. La France a proposé que la Commission européenne soit composée de dix membres. Elle a le soutien de plusieurs États, mais également une forte opposition, particulièrement de ceux qui ont rejoint la Communauté des Douze. On mesure aujourd’hui combien nous avons eu tort d’élargir la Communauté en 1995 à trois nouveaux adhérents, l’Autriche, la Finlande et la Suède, sans avoir au préalable réformé les institutions.
La France exige aussi une nouvelle pondération des voix pour mieux tenir compte du poids relatif des États membres, et pour rendre acceptable l’extension de la majorité qualifiée. Là encore, certains États ont une approche différente. En revanche, les grands États ont une approche différente. En revanche, les grands États ont des positions convergentes, même si les conceptions ne sont pas identiques.
Pourquoi les discussions en cours ne traitent-elles pas de la présidence tournante tous les six mois du Conseil européen ? Nous sommes un certain nombre à ne pas bien le comprendre. Le maintien d’une telle alternance dans une Europe élargie à environ vingt-sept membres diminuera encore l’autorité de l’Union européenne vis-à-vis de l’extérieur, ce dont elle souffre déjà aujourd’hui. Des formules, il est vrai, difficiles à faire accepter – tour de présidence entre les cinq grands États tous les deux ans et demi et désignation d’un président pour une longue période – ont été envisagées. En revanche, la proposition française visant à désigner un haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune semble bien accueillie.
Il est vraiment inquiétant que l’Union hésite ainsi sur un sujet aussi important et aussi symbolique. Sans doute l’idée de modifier la rotation de la présidence, condition indispensable pour donner toute son autorité à l’Union, a-t-elle été abandonnée par réalisme, comme étant impossible à faire aboutir. Pouvons-nous cependant demander au gouvernement de reprendre cette question au niveau le plus souhaitable dans le cadre de la conférence intergouvernementale ou, à défaut, d’être très ferme sur le niveau et la fonction du haut représentant ?
D’autant que le second point de l’ordre du jour de la CIG, la politique étrangère et de sécurité commune, ne progresse guère. L’une des perspectives positives est dans ce domaine le recours à la notion de coopération renforcée – pour ceux des États qui veulent aller plus loin sans attendre les autres –, notion défendue presque uniquement par la France et l’Allemagne.
J’ai l’impression que l’idée de politique de défense européenne s’est déplacée de l’Union européenne vers l’Alliance atlantique comme je l’ai signalé devant cette assemblée le 13 novembre, lors du débat de politique étrangère. De ce point de vue, les problèmes actuels de l’Alliance atlantique, avec la reconnaissance d’une identité européenne de sécurité et de défense par le conseil atlantique de Berlin en juin de cette année, sans que pour autant soit levée l’ambiguïté de la prédominance américaine, font indirectement partie d’un débat sur les affaires européennes. Mais je n’y reviendrai pas, m’étant suffisamment exprimé sur ce sujet. La reconnaissance d’une identité européenne passe d’abord et avant tout par la rénovation de l’Alliance atlantique.
Pour en terminer avec la réforme des institutions et la CIG, je ne veux qu’évoquer les sujets d’avenir comme ceux du troisième pilier, comme les problèmes de la drogue, du terrorisme, de la criminalité organisée, comme la revalorisation des parlements nationaux. Je dirai simplement qu’une des questions fondamentales pour cette nouvelle union est celle du contrôle de l’immigration extérieure.
Un dernier mot sur la conférence intergouvernementale.
Talonnés par le souci de l’élargissement, contraints par la nécessité de l’unanimité, les gouvernements de l’Union risquent de présenter comme un accord ce qui se serait que le plus petit commun dénominateur de négociations infinies. Pour ma part – mais je ne prétends pas, à cet égard, parler au nom de mon groupe – je préférerais une crise et une rupture qui viserait à sauver l’Europe de l’enlisement et de sa disparition alors programmée.
Quant à l’union économique et monétaire, à la monnaie unique, c’est sans aucun doute le sujet qui retient le plus l’attention dans la mesure même où, comme pour beaucoup d’autres pays, il est lié étroitement à la situation française.
Il y a longtemps que deux courants traversent la société française, ou plus exactement les milieux politiques, financiers, industriels. Le système monétaire européen, le passage à la monnaie unique, les critères de l’union économique et monétaire, les rapports de change entre le franc et le mark, ne sont-ils pas, selon certains, à l’origine d’une absence de croissance et de l’augmentation du chômage ? Des personnalités politiques de premier rang se placent, avec des nuances, dans ce courant, avec des exemples qui sont cités à ce titre, notamment ceux de l’Italie et de la Grande-Bretagne, et des dévaluations compétitives.
De l’autre côté, où se situent le gouvernement et d’autres personnalités, on fait valoir la stabilité monétaire, l’absence d’inflation, la baisse considérable des taux d’intérêt, la bonne tenue de nos exportations, y compris dans nos rapports avec l’Allemagne, le retour, ces derniers jours, de la lire dans le système monétaire européen pour que l’Italie soit présente au rendez-vous de la monnaie unique. À cela s’ajoute le fait que l’ambition d’un grand espace européen, faisant face au dollar et au yen, suppose le lien que constituera une monnaie européenne, naguère l’écu, aujourd’hui l’euro.
Le débat qui s’ouvre, et dont tout le monde est conscient, consiste à s’interroger sur le point de savoir comment l’euro pourra mettre fin aux déséquilibres économiques que provoque un dollar faible aux mains de la plus grande puissance politique, économique, militaire, financière du monde, les États-Unis, avec tous les privilèges, y compris, sinon surtout, dans le domaine monétaire, que leur confère le monopole que l’histoire récente n’a fait que consolider, sinon légitimer.
En principe, tout est affaire de concertation, ce qui est logique dans une Europe qui progresse et lorsqu’on va parfois jusqu’à dire « que le passage à la monnaie unique à la date du 1er janvier 1999 est désormais irréversible ». Nous venons de voir jouer cette concertation pour la rentrée de la lire dans le SME à un taux quelque peu supérieur à celui que souhaitait le gouvernement italien. Il est certain que, dans la situation actuelle, la faiblesse du dollar entraîne l’appréciation du mark et, par voie de conséquence, des mesures pour le franc comme la hausse des taux d’intérêt.
Il est vrai aussi que le retraité de l’Union prévoit que, « à partir du 1er janvier 1999, les parités des monnaies seront fixées de manière définitive ». Mais, précisément, le passage à la monnaie unique impliquera pour les monnaies européennes des négociations qui ne seront pas publiques ; l’existence de la monnaie unique et de l’euro devrait également mettre fin au système actuel dans lequel le dollar est privilégié. Les rapports entre le dollar et l’euro seront alors l’objet d’une concertation entre les autorités monétaires américaines et européennes.
Je conclurai cette brève intervention faite au nom et à la demande de mon groupe sur deux idées.
La première est que toute l’histoire de la construction européenne, depuis Robert Schuman et Jean Monnet, repose sur l’entente franco-allemande, comme ne cesse de le souligner le président de la République. C’est un apport considérable pour la construction européenne d’avoir aujourd’hui une Allemagne unie, résolument engagée par son chancelier dans le projet européen, et qui jusqu’à présent, surmonte les difficultés consécutives à l’environnement international et à la réunification, même si Helmut Kohl a pris, en 1990, sans consultation, voire contre les autorités monétaires de la République fédérale, la décision unilatérale d’un taux de change d’un contre un au moment de la réunification. C’était dans une conjoncture historique exceptionnelle où l’essentiel était d’aller vite, de saisir les opportunités, d’anticiper le mouvement historique.
La deuxième idée, monsieur le ministre, est que la qualité d’un gouvernement se mesure à la cohérence de sa ligne politique. Le Premier ministre, M. Alain Juppé, est un exemple exceptionnel de cohérence, de courage et de fermeté. Le groupe du RPR tout entier lui apporte son appui sans réserve.
Cette cohérence, en ce qui concerne l’Europe, est fondée sur deux choix : celui de la réforme, réelle et non de façade, des institutions avant l’élargissement, pour sauver l’Europe, à la fois pour ses membres fondateurs et pour les futurs adhérents ; celui de l’union économique et monétaire avec la finalité que l’Europe devienne elle aussi un pôle économique à l’égal du Japon et des États-Unis. (Applaudissements sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre.)
(M. Jean de Gaulle remplace M. Philippe Séguin, au fauteuil de la présidence.)