Texte intégral
C'est avec un grand étonnement que j'ai pris connaissance des propositions que l'ancien ministre de la Défense que tu as fait pour réformer l'ONU (1). Certes, contrairement à certains éditorialistes, tu ne proposes pas d'« en finir avec l'ONU », ou tu ne considères pas l'ONU comme « impardonnable ». Néanmoins, tu demandes des réformes fondamentales, qui changeraient non seulement le fonctionnement, mais aussi l'esprit de cette organisation. Or je constate que toutes ces critiques surgissent au moment même où les États-Unis tentent de se passer de l'ONU. Ils ont essayé de la contourner au Kosovo. Ils l'ont laissée seule à Timor. Ne soyons pas naïfs en écoutant les discours américains sur la « communauté internationale », n'oublions pas leur attitude vis-à-vis de l'Unesco.
Sans l'ONU, le monde deviendrait bientôt une jungle, dont la sauvagerie ne serait atténuée que par le seul bon plaisir de Washington. En même temps, l'ONU n'existe que par les nations qui la composent. L'ONU ne fait que ce que les nations qui la composent veulent bien qu'elle fasse.
Aussi, il est vain de la mettre en accusation. Aussi, il est injuste de reprocher aux hommes qui la servent une impuissance que, comme à Timor, ils sont les premiers à déplorer et dont ils peuvent devenir les victimes directes. Aussi, il est illusoire de proposer des réformes qui ne prennent pas en compte cette réalité.
Depuis la création de l'ONU, le monde a beaucoup changé. Il a encore plus changé depuis le 9 novembre 1989 (chute du Mur de Berlin). Et pourtant, d'une certaine façon, il est resté identique : les cinq grandes puissances sont restées les mêmes. Certes, les États-Unis sont devenus une hyperpuissance solidaire.
Certes, la Chine s'est affirmée. Certes, la Russie connaît un nouveau « temps des troubles », mais il passera, comme les précédents. Certes, la Grande-Bretagne se comporte plus que jamais comme le vassal prévenant de son ancienne colonie. Certes, depuis 1974, la France craint jusqu'à son ombre, l'ombre de ce qu'elle fut, l'ombre de ce qu'elle est encore et toujours. Mais quelles seraient les nouvelles grandes puissances qui « joueraient mondial », en dehors de l'Allemagne et du Japon, les deux vaincus de 1945 ? Aucun autre pays, ni l'Italie, ni le Brésil, ni même l'Inde, n'a encore acquis cette dimension. On peut le regretter, mais c'est un fait. On peut penser que les choses évolueront ; eh bien, attendons qu'elles aient évolué pour les prendre en compte. Toute modification du Conseil de sécurité est donc prématurée.
Son mode de décision demeure pertinent, même s'il peut paraître cynique à des esprits trop angéliques. Il faut arrêter de rêver, de croire qu'il existe quelque part, au plus haut des cieux, une justice immanente, une main invisible qui régirait nos affaires humaines, qui rétablirait nos équilibres terrestres. Nous sommes seuls pour régler nos propres affaires dans la pure contingence, en mesurant prosaïquement les rapports de forces.
Mais le réalisme est efficace quand l'idéalisme paralyse. Imagines-tu un instant une intervention de l'ONU contre la volonté, contre les intérêts des États-Unis ? L'inertie devant la situation en Tchétchénie illustre tragiquement cette vérité ; quoique affaiblie, désorganisée, déconsidérée, la Russie reste une grande puissance, une puissance nucléaire et balistique.
Une force d'intervention à la disposition constante et exclusive de l'ONU ne changerait rien à cette situation. Elle poserait plus de problèmes qu'elle n'en résoudrait. Qi la composerait ? Qui l'encadrerait ? Qui la financerait ? Comment ses membres résoudraient-ils un conflit, un affrontement ou même un simple désaccord, entre leur pays et l'ONU ? Tu suggères, il est vrai, le maintien d'un droit de veto. Mais son emploi serait soumis à conditions. Qui constaterait que ces conditions sont bien remplies ? Une nouvelle autorité « indépendante », comme il est devenu à la mode d'en créer tant pour juguler l'expression des peuples ? D'ailleurs, qui la nommerait ? Qui la contrôlerait ?
Le monde a changé, et j'ai l'air de penser qu'il ne faudrait rien changer ? Au contraire, conservons le cadre, mais changeons les comportement. Appliquons la charte des Nations unies, mais toute la charte. « Maintenir la paix », certes, mais aussi « réaliser la coopération internationale… d'ordre économique, social »…
Par exemple, taxons au niveau mondial les mouvements de capitaux pour financer le développement du Sud. Changeons d'abord le comportement de la France. En pleine guerre froide, le général de Gaulle osa sortir la France de l'Otan, sinon de l'Alliance atlantique. Aujourd'hui, alors que le pacte de Varsovie a disparu, nous nous laissons ligoter par un système qui a perdu sa raison d'être. Le génie de la France réside dans le pouvoir de dire non. Ayons le courage d'être la France. Justifions le siège de la France au Conseil de sécurité. Osons la France.
Si, en décembre 1991, à Bruxelles, nous avions eu le courage d'être la France, au lieu de nous aligner sur l'Allemagne dans le sillage de Maastricht, de Sarajevo à Pristina, la dislocation de la Yougoslavie aurait été moins sanglante. Si, comme les États-Unis et l'Australie, nous n'avions pas eu peur de déplaire aux généraux indonésiens, une force internationale aurait débarqué à Timor avant le référendum. Si la France redevenait la France, l'ONU serait le lieu de son action, le lieu de concertation, le modérateur de l'hyperpuissance.
Je crains que tes propositions n'aillent dans le sens inverse. Elles prolongent ce mouvement d'effacement de la France. D'ailleurs, tu assures qu'à terme notre pays devra céder sa place à « l'Europe ». C'est cette résignation, cette démission qui entrave la France, qui affaiblit l'ONU.
(1) Voir l'interview de Paul Quilès dans le Figaro du 18 octobre.