Texte intégral
Le Monde : 2 avril 1998
« J’installerai un comité pour recueillir tous les faits, toutes les déclarations portant atteinte à la liberté de création et de diffusion de la culture »
Cinq, quatre, trois… Qu’on en reste là où que MM. Baur, Blanc et Millon démissionnent à leur tour, peu importe, le mal est fait. Il est profond. Une partie de la droite a accepté, quoi qu’elle en dise, de pactiser avec ceux qui, dans leurs discours et dans leurs actes, renient les valeurs de la République. Racistes et xénophobes, le Front national et bon nombre de ses élus et militants le sont, même si, pour ne pas s’exposer à une mesure d’interdiction, cette formation se garde bien, dans ses statuts, d’étaler les aspects les plus nauséabonds de sa doctrine.
Le Président de la République s’est conformé aux exigences de sa mission en s’exprimant comme il l’a fait. Il est aussi du devoir de chaque responsable politique soucieux de faire passer, avant l’intérêt de conserver ou gagner un poste, le respect des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité auxquelles il croit, de s’exprimer et d’agir en conséquence.
Si certains responsables politiques nationaux et régionaux ont révélé à l’opinion publique, très majoritairement consternée par ce spectacle navrant, la fragilité de leurs convictions républicaines, le FN nous a confirmé, après Châteauvallon et l’affaire des bibliothèques d’Orange et de Marignane, ce qu’est sa conception du pouvoir et des libertés.
Cela commence donc toujours par la culture ! Mais les événements de ces derniers temps n’ont pas été simplement la répétition des attaques désormais classiques du FN contre la culture. Des thèmes nouveaux apparaissent, qui dévoilent une stratégie d’autant plus pernicieuse que des complicités et des complaisances se font jour à droite.
Tout a commencé par l’introduction dans le contenu des accords passés avec une partie des élus de droite d’une référence à « l’identité régionale ». Les futurs présidents ou ex-présidents de région concernés n’ont sans doute pas trouvé très compromettant de reprendre dans leur programme l’idée de « défendre l’identité régionale ». Puis on voit poindre aujourd’hui un nouveau slogan, prenant pour cible la création contemporaine et ses structures de diffusion, sur le mode « en finir avec la culture de gauche ». En bonne logique, cela finit à présent par la constitution de listes noires désignant nommément les artistes et les professionnels de la culture qu’il faut réduire au silence.
Cette stratégie ne doit rien au hasard. On peut suivre aisément le fil noir de toute cette construction méthodique. L’identité régionale, à première vue, cela semble plutôt anodin et assurément populaire. Sous la bonhomie folkloriste se dissimulent en fait une véritable haine à l’égard des créateurs contemporains et la tentation d’un repli communautaire.
A partir de là, le piège idéologique se reforme : la création, c’est la gauche, donc l’adversaire, voire l’ennemi ; le patrimoine identitaire, c’est la droite. Demain, la création sera référée aux artistes « dégénérés », bien entendu. Et l’identité associée au peuple, lui-même divisé en communautés fermées. Tout cela n’a-t-il pas un goût amer de déjà-vu ?
Comment peut-on se laisser prendre, pour quelques postes, dans une mécanique totalitaire dont on a pu décrire mille fois tous les ravages ? Dans cette situation d’urgence, il faut agir. J’installerai dès cette semaine un comité de vigilance composé de personnalités du monde de la culture et je proposerai à plusieurs élus, chargés de la culture et issus de toutes les formations républicaines, de participer à ses travaux. Je souhaite que ce comité, en état de veille permanente, recueille tous les faits, toutes les déclarations portant atteinte à la liberté de création et de diffusion de la culture. Qu’il débatte et propose des moyens de mobiliser et d’agir contre eux.
A plus long terme, c’est surtout par une action résolue en faveur de la démocratisation de l’accès à la culture que nous combattrons durablement le poison qui gagne les esprits. Pour défendre une culture ouverte, une création vivante et audacieuse, il faut qu’elles soient plus largement partagées.
Le principe de l’égal accès de tous à la culture est inscrit dans notre Constitution. Aux côtés de l’Etat, les élus républicains de toutes tendances ont contribué, des dizaines d’années durant, à bâtir ce formidable réseau de création et de diffusion que nous connaissons aujourd’hui. Toutes et tous ensemble, nous devons lutter pour le préserver et le développer. Contre les tenants du péril et de l’exclusion.
Dernières Nouvelles d'Alsace : samedi 28 mars 1998
Il y a un an jour pour jour, 50 000 personnes défilaient dans les rues de Strasbourg contre le Front national, qui parallèlement tenait son congrès dans la ville. Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication rappelle cet événement et analyse la situation actuelle.
Il y a un an, nous étions des dizaines de milliers dans les rues de Strasbourg pour clamer les valeurs républicaines : liberté, égalité, fraternité. Nous étions des dizaines de milliers pour dire non au totalitarisme, non au racisme, non à l’antisémitisme, non à la xénophobie, non au Front national.
Le peuple de France dans sa richesse et sa diversité fêtait ainsi la République et la démocratie, piliers de notre liberté de conscience, d’acte et de parole.
Cette mobilisation citoyenne a fait retenir un refus clair de la banalisation de l’extrême droite. Nous savons bien que la meilleure garantie de nos valeurs demeure la vigilance citoyenne, celle qui refuse toute compromission, toute atteinte portée à nos libertés.
* Le sursaut
A ceux qui sont tentés de répondre par le silence à la montée de l’extrême droite en espérant que le mal se résorbera de lui-même, la débâcle des régionales apporte la réponse contraire. Lorsque des élus, des présidents de région choisissent le déshonneur plutôt que l’honneur, leur faiblesse fait tâche sur la démocratie.
Le sursaut de la France citoyenne ces derniers jours, les milliers de jeunes qui sont notre avenir et qui sont venus dire leur dégoût du petit jeu politicien sont les mêmes que ceux qui voilà un an disaient déjà « non » à l’inadmissible. Le philosophe Alain avait une définition simple de la liberté : « Etre libre, c’est dire non », non à tout ce qui décline le monde, non à tout ce qui prétend éloigner les gens les uns des autres. Un engagement politique ne consiste pas à se voiler la face, à faire silence devant ce qui ne va pas mais à le proclamer haut et fort et à entrer avec d’autres dans le combat pour les droits et la liberté.
* Energie citoyenne
Je me bats comme ministre de la Culture au côté des artistes pris pour cible par une extrême droite haineuse, je me suis battue comme maire, je me battrai toujours comme citoyenne pour des valeurs qui fondent le pacte républicain.
La manifestation de Strasbourg est devenue la référence du droit des gens à s’opposer à ce qui prétend saper notre République. Elle est le signal de référence de la protestation qui aujourd’hui s’exprime dans le pays tout entier.
Cette énergie citoyenne — et Strasbourg peut en être fière — légitime la nécessité d’un profond changement sinon de nos institutions du moins de notre vie politique. Le gouvernement de Lionel Jospin a entrepris ce changement avec le projet de non cumul des mandats et le poursuivra avec la réforme des scrutins désormais soutenue par le Président de la République.
Il ne s’agit pas de changer la règle du jeu. Il s’agit tout simplement de tirer les conséquences d’une vie politique qui touche le fond, d’une droite qui n’en finit pas de ses décomposer sous les coups de boutoir de l’extrême droite.
Il s’agit aussi de poursuivre une politique qui donne aux Français des raisons d’espérer : plus de solidarité, plus de partage des fruits du progrès et des richesses collectives, moins d’inégalité et moins d’arrogance. Lutte contre l’exclusion, réduction du temps de travail, emplois pour les jeunes, démocratisation de la culture sont bien les points de passage indispensable vers une société plus juste et plus humaine.
* Relever la tête
A la veille d’une étape décisive de la construction européenne et aux yeux de nos voisins, notre pays ne doit plus être le sujet d’étonnement et d’inquiétude qu’il est devenu, donnant l’impression d’être crispé sur le passé, d’être apeuré devant l’avenir. Relever la tête, retrouver une dignité, se battre c’est avoir confiance en soi-même et de cela je ne puis croire que certains de nos concitoyens n’auraient plus ni ce courage, ni cette volonté.
Surseoir, transiger, se taire, négocier, c’est déjà collaborer. L’homme et la femme politiques ne sont dignes de la cité que dès lors qu’ils ne cèdent rien sur le plan des valeurs. C’est à ce prix que nous pourrons tous revaloriser la politique et en faire l’exercice noble d’une conviction au service de l’intérêt général et de la morale.
Le Journal du Dimanche : 29 mars 1998
Quelques responsables du Front national viennent de confirmer, si besoin en était, le projet liberticide de leur organisation. En demandant aux présidents de région, élus grâce à leurs voix, de couper les vivres aux institutions culturelles qui leur déplaisent, ils dévoilent au grand jour le totalitarisme inhérent à leur projet politique. La liberté de création est bien la cible privilégiée du Front national, comme elle l’a toujours été de la part des partis et des régimes totalitaires.
Bien entendu, c’est d’abord à la création contemporaine que l’on s’attaque. Après les accusations contre les fonds régionaux pour l’art contemporain (FRAC), exactes répliques de celles portées par les nazis contre « l’art dégénéré », voici venir les attaques directes contre les artistes qui ont le malheur de croire en la fraternité, la solidarité entre les cultures et les peuples et le traduisent dans les œuvres ou leur programmation.
En demandant que l’on cesse de soutenir des personnalités et des institutions aussi diverses que Mathilde Monnier, Jean-Paul Montanari ou René Koering, le Front national prouve bien que ce n’est pas à la gauche qu’il s’attaque mais bien à la culture et à la création en général. Le public qui se presse au théâtre des 13 Vents ou celui, toujours plus nombreux, du festival de musique de Montpellier vient écouter et regarder par plaisir, par envie de découvrir, de comparer, de dépasser les limites de son propre savoir, de sa propre connaissance. Il n’est alors non de droite, ni du centre, ni de gauche.
Et que l’on ne nous parle pas d’un nécessaire retour aux sources pour lutter contre les méfaits d’une culture mondialisée. Nous savons bien ce que signifie l’exaltation de l’identité régionale et nationale par le FN. Il ne s’agit pas d’une identité soucieuse de rechercher dans ses racines l’expression de valeurs universelles, d’une identité ouverte sur l’extérieur pour se donner les chances de progresser et d’évoluer. Il s’agit au contraire d’une identité de repli, d’une identité qui se ferme sur une communauté, pour mieux exclure toutes les autres.
Si jamais de telles orientations devaient effectivement passer dans les faits, si, sous la pression du Front national, certaines régions devaient cesser de soutenir la création et la recherche artistique contemporaine, si elles acceptaient de liquider les efforts entrepris depuis André Malraux pour assurer la diffusion de ces œuvres, elles prendraient une responsabilité gravissime qui nous renverrait aux heures les plus sombres de notre histoire.
Dans de telles circonstances je ne resterai pas inactive. Je prendrai avec toute les autres collectivités concernées, les mesures permettant d’assurer la pérennité du travail accompli, comme nous venons de le faire dans le cas du Théâtre national de la danse et de l’image de Châteauvallon mis à mal par la politique du maire FN de Toulon.
Unis et mobilisés nous devons défendre une culture ouverte et partagée, une création artistique vivante et audacieuse. Unis et mobilisés nous devons faire comprendre à ceux qui en douteraient encore qu’aucun poste, aucun succès ne peut s’obtenir au prix de l’assassinat de notre liberté d’inventer, d’innover et de créer.