Texte intégral
J.-P. Elkabbach : Y a-t-il échec ou suspension des négociations ?
R. Poletti : Je préfère parler de suspension que d'échec ...
J.-P. Elkabbach : Qu'avez-vous déjà obtenu ?
R. Poletti : Nous n'avons rien obtenu. Sur les trois points discutés, rien : rien sur la retraite, rien sur les problèmes de la durée du travail, rien sur le problème des salaires.
J.-P. Elkabbach : Le médiateur R. Cros est quelqu'un de compétent, peut-être un peu directif. Il est venu sans avoir les mains vides. Quel rôle a-t-il joué ? A-t-il aidé à ce que la grève qui paralyse le pays prenne fin ?
R. Poletti : Oui. À mon avis, il aide, il fait une pression très forte sur les patrons. Je crois savoir qu'il a quand même pas mal de biscuits dans les poches et que ça pourrait avancer. Mais ça bloque, et je n'arrive pas à comprendre pourquoi.
J.-P. Elkabbach : En quatorze heures de négociations, il n'a pas encore sorti tous les biscuits ?!
R. Poletti : Non. Les biscuits qu'il a sortis sont les problèmes des salaires. Les patrons veulent nous payer à faire autre chose. Donc, il n'y a pas de biscuits.
J.-P. Elkabbach : La CGT vient d'appeler d'autres professions à se joindre au mouvement. Le souhaitez-vous ?
R. Poletti : J'ai un mandat pour les transports. Je vais voir Blondel tout à l'heure. Mais cela m'étonnerait fort qu'on aille vers ce genre de choses.
J.-P. Elkabbach : Vous n'avez pas envie de recommencer, en novembre 96, ce qui est arrivé en en 1995 ?
R. Poletti : Pour l'instant, nous sommes dans un mouvement catégoriel. Je m'occupe de cette catégorie. Point.
J.-P. Elkabbach : Que va-t-il se passer maintenant ? Le mouvement a l'air de s'étendre. Y aura-t-il un durcissement et un renforcement des barrages ?
R. Poletti : On tient le mouvement La meilleure preuve, c'est que celte nuit, j'ai été tenu informé des nouveaux barrages. Les gens nous informent directement en séance. Le mouvement va encore s'étendre. Attention, car les femmes des routiers sont prêtes à aller sur les barrages. Donc, c'est un signe fort de détermination.
J.-P. Elkabbach : Elles veulent y aller, mais les encouragez-vous à y aller ?
R. Poletti : Non. Mais c'est significatif.
J.-P. Elkabbach : Quelles sont les grandes villes qui risquent d'être touchées désormais ?
R. Poletti : J'ai peur que toutes les grandes villes soient touchées, soit aujourd'hui, soit demain, compte tenu de la manière dont le mouvement se développe et compte tenu du blocage des négociations.
J.-P. Elkabbach : Ne craignez-vous pas que les forces de sécurité soient ici ou là amenées à intervenir pour dégager des voies d'accès et approvisionner les grandes villes ?
R. Poletti : L'approvisionnement des villes se fait bien. Prenons l'exemple de Bordeaux où la raffinerie est actuellement serrée : le pétrole nécessaire aux urgences passe régulièrement.
J.-P. Elkabbach : Laisserez-vous passer quelques chauffeurs étrangers ? On a des difficultés avec les Britanniques.
R. Poletti : Nous discutons à chaque fois avec les chauffeurs étrangers et nous faisons tout pour les dégager s'ils ne veulent pas rester auprès de nous.
J.-P. Elkabbach : Cet après-midi, vous reprenez les négociations. Qu'en attendez-vous ?
R. Poletti : Des réponses positives, au moins sur les quatre premières revendications : retraite, temps de travail, salaire et diminution des jours de carence maladie.
J.-P. Elkabbach : Trouvez-vous normal de prendre le pays et l'économie en otages ?
R. Poletti : J'attendais ce mot d'otage ! Actuellement, c'est la non-réponse du patronat qui prend la population française en otage.
J.-P. Elkabbach : Comment les PME-PMI vivent-elles cette grève ? Comment ressentent-elles ce qui se passe ?
L. Rebuffel : Je voudrais d'abord saluer le caractère responsable des réponses qui vous ont été faites par M. Poletti. Même si elles ne me plaisent pas toutes, je vois là un homme qui mesure la portée de ses paroles. Ça me rassure. Je suis étonné de ce que vous me dites, à savoir quatorze heures qui n'aboutissent à rien. Mais vous avez noté avec satisfaction – c'est là où je salue votre sens de la responsabilité – que ce n'était pas une rupture, mais une suspension. Par conséquent, à mon tour, j'en appelle à vous, M. Poletti, puisque vous êtes le responsable FO des Transports, au Gouvernement, pour peu qu'il soit réveillé à cette heure-ci – je ne peux pas en douter pour ce qui est de B. Pons qui a pris une mesure remarquable en nommant Cros. Je suis de ceux qui nient à la grève la capacité d'être aujourd'hui une réponse aux problèmes économiques du moment. En effet, vous venez d'employer le mot que j'ai toujours employé – c'est vrai pour vous comme pour les autres : prendre les autres en otages.
J.-P. Elkabbach : Quels sont les secteurs touchés ?
L. Rebuffel : Tous. Nous travaillons à flux tendu : il n'y a plus de stocks. Donc, un camion qui n'arrive pas à l'heure chez Renault, Citroën ou ailleurs, et la production s'arrête. Les PME vont crever dans ce cas.
J.-P. Elkabbach : Pourquoi ne le dites-vous pas aux petits patrons transporteurs ? Les gros sont au CNPF. Mais les petits ont l'air divisés, rétrogrades, un peu obtus. Ils sont en difficulté parce qu'il y a la concurrence féroce.
L. Rebuffel : Je vais leur dire de venir s'expliquer ici et faire le siège d'Europe 1, parce que sur les 36 000 entreprises, 85 % ont moins de dix salariés. Il y a des patrons qui sont au boulot et au volant. Actuellement, ils ne peuvent pas franchir des barrages. Les petits patrons, avec deux ou trois compagnons, ont derrière eux des produits périssables et ils vont crever par dizaines, par centaines, par milliers !
J.-P. Elkabbach : On voit de part et d'autre, en tout cas du côté du Gouvernement et de certains syndicats, qu'on a envie d'aboutir.
L. Rebuffel : Tout le monde a envie d'aboutir. J'élève toujours un peu la voix parce que c'est mon tempérament mais je vois que M. Poletti, à plusieurs reprises, fait des signes d'approbation à ce que je dis. Dans l'intérêt de l'économie française, nous sommes tous solidaires. On est solidaires même des routiers qui font la grève. Il y a même un mouvement de sympathie de la population vers vous. Ce mouvement, je le comprends et je l'approuve. Il est sympathique. On ne peut pas laisser les gens sur le bord de la route, on leur amène du café chaud, etc. Donc, on sent bien que la collectivité nationale comprend qu'on est tous dans le même bateau.
J.-P. Elkabbach : Peu à peu, le progrès social gagne. Pourquoi pas dans les PME, et dans celles-là en tout cas ?
L. Rebuffel : Je ne connais pas les problèmes de M. Poletti, et surtout, je ne veux pas entrer dans le fond du dossier. En gros, ce que je sais du contrat de progrès, c'est qu'il y a le mot « progrès » dedans. Il fallait précisément qu'il y ait une progression économique. Or le volume des transactions, pendant le premier semestre, a baissé de 5 %. Donc, les patrons sont pris à la gorge. Et le prix du gasoil a augmenté : c'est là où il faudrait que l'État intervienne."
J.-P. Elkabbach : Vous demandez encore à l'État d'intervenir !
L. Rebuffel : Encore, mais eux aussi ! Ils discutent bien avec les représentants de l'État. Ils attendent bien de lui un arbitrage ! Il me semble que là, puisque le bipartisme patrons-ouvriers ne peut pas jouer, c'est la place du tripartisme, c'est-à-dire la place de l'État qui peut arbitrer dans un domaine ou dans un autre.
J.-P. Elkabbach : Vous considérez que c'est encore à l'État de payer le coût économique et financier des avancées des droits sociaux ?
L. Rebuffel : Dites-le comme ça si vous voulez ! On peut persifler aussi là-dessus. Je sais le faire. Je dis que non, l'État, au nom de l'intérêt général, ne doit pas laisser les choses évoluer de telle sorte qu'on en arrive à des violences ! Sur la route, vous ne verrez pas que les femmes des routiers : vous risquez aussi de voir des patrons revenir chercher leurs propres camions.
J.-P. Elkabbach : Vous êtes inquiet ?
L. Rebuffel : Oui. Comprenez-moi bien : ce mouvement, je le vois avec sympathie et je vois M. Poletti en homme responsable, mais qu'il prenne bien conscience, ainsi que tout le monde, que nous sommes tous dans le même bateau.
J.-P. Elkabbach : Votre mot, M. Poletti ?
R. Poletti : J'ai beaucoup écouté ce qui a été dit. J'aimerais que vous appeliez aussi les patrons à négocier, parce que si nous sommes en grève aujourd'hui, ce n'est pas pour rire : c'est parce que, depuis des mois et des mois, rien ne se fait en commission paritaire.
J.-P. Elkabbach : Que dites-vous à ceux qui sont sur les barrages et qui dépendent de vous ?
R. Poletti : Je leur demande de ne pas bouger, de maintenir la pression, parce qu'il faut absolument qu'on arrive à déboucher. Moi, je souhaite déboucher vite et bien. Il y a une attente forte : il faut y répondre.