Interview de M. François Léotard, président de l'UDF, à Europe 1 le 20 novembre 1996, sur l'impopularité d'Alain Juppé et la capacité à continuer de gouverner, sur les relations entre l'UDF et le gouvernement, et sur la proposition de V. Giscard d'Estaing de dévaluer le franc.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach : Alain Juppé prend beaucoup de coups – tout le monde le sait – y compris de ses alliés, parfois de vous. D’après BVA-Paris Match, 4 Français sur 5 sont mécontents du gouvernement. Est-ce que vous êtes un des quatre ou le cinquième ?

F. Léotard : Je crois qu’on peut partager la disgrâce et ne pas s’en satisfaire. Je la partage, je suis dans la majorité. Cet après-midi, nous allons voter le budget, vous verrez qu’il ne manquera pas de voix venant de l’UDF.

J.-P. Elkabbach : Chaque fois qu’il est atteint d’une flèche, vous vous sentez un peu blessé ?

F. Léotard : Bien entendu, nous sommes dans une même majorité.  Mais on peut ne pas se satisfaire et je ne me satisfais pas, bien sûr, de cette situation dans laquelle il y a effectivement beaucoup d’injustice dans le jugement même si, comme vous le savez, j’ai des vues et j’ai encore des différends sur certaines options qui ont été prises.

J.-P. Elkabbach : Avec ces records d’impopularité, malgré les soutiens répétés du président de la République, est-ce que vous croyez que ce Premier ministre peut encore gouverner le pays ? Est-ce que vous, vous souhaitez qu’il reste ou qu’il parte ?

F. Léotard : Très franchement, ce n’est pas une question de souhait sur les hommes, c’est une question de souhait sur la politique menée. Or, sur deux points essentiels, cette politique menée est juste et nécessaire, utile pour le pays : c’est l’option européenne et c’est la baisse de la dépense publique. Je pense même que dans les deux cas on peut aller plus loin et plus vite. Et donc je suis tout à fait attaché à ces deux options. Par rapport à ces deux axes de politique, ces deux orientations, le reste est secondaire. Je suis européen, je souhaite que l’on poursuive la marche vers la monnaie unique et vers la construction du continent, je suis pour la baisse de la dépense publique, donc pour un apaisement de la fiscalité française qui est devenue déraisonnable. Dans ces deux orientations, je me retrouve. Est-ce que, pour autant je me prive de toute possibilité de proposition, voire même d’alternative ? Non.

J.-P. Elkabbach : Mais vous êtes fâché avec lui ?

F. Léotard : Ça n’aurait pas de sens. Les histoires…

J.-P. Elkabbach : Est-ce que vous vous parlez, parce que vous vous engueulez à travers la presse, etc., mais est-ce que vous vous voyez ?

F. Léotard : Nous allons samedi prochain déjeuner en tête-à-tête ensemble, nous évoquerons nos différends, et j’ai bien l’intention de mettre un terme à un certain nombre de malentendus qui peuvent exister entre toute personne et tout autre. Et notamment entre deux personnes qui ont les responsabilités que nous avons.

J.-P. Elkabbach : Quelle est la principale difficulté ou défaut de ce gouvernement ? Est-ce qu’il faut qu’il change de style, si d’abord il reste ?

F. Léotard : Je crois qu’il ne faut pas revenir sur le passé. Il y a dix-huit mois qui se sont écoulés. Nous n’avons pas été d’accord sur tout ce qui a été fait. C’est clair. Je l’ai dit, nous l’avons dit, l’UDF l’a dit. Maintenant, une période s’ouvre avec des choses qui ont changé. D’abord, le Parti socialiste qui ressort de son discrédit, et c’est un élément important, et le désarroi des Français qui me semble, aujourd’hui, assez grave. Sur ces deux points, il faut que nous réagissions. Nous réagirons ensemble.

J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire qu’aujourd’hui, cela ressemble un peu à « SOS-panique à bord » ?

F. Léotard : Je suis d’une totale sérénité sur le sens de la bataille, sur les actions à mener, sur le succès final. Total.

J.-P. Elkabbach : Et c’est Alain Juppé qui peut continuer à le mener ?

F. Léotard : C’est au Président de choisir et ce n’est pas à moi. Mais sur la tranquillité d’esprit, j’allais dire, si elle peut s’accommoder de la situation de la France qui est grave, sur la tranquillité d’esprit qui est la mienne, elle est totale. Je pense que l’on peut gagner non pas les élections pour nous-mêmes mais pour sortir le pays de la crise. Je le crois et c’est tout. Maintenant, il s’agit de mettre en place les actions nécessaires.

J.-P. Elkabbach : Quelles sont ces actions et quelles seraient les conditions pour qu’il y ait un gouvernement Juppé n° 3, si le président de la République le décide, et pour que ce gouvernement réussisse ?

F. Léotard : Encore une fois, respectons la Constitution. C’est l’affaire du Président J’ai toujours dit d’ailleurs que c’était la lecture que j’avais ou que l’on devait avoir de la Constitution : c’est l’affaire du Président. Mon sentiment est que, dans les périodes nouvelles qui s’ouvrent, avec la remontée du Parti socialiste, avec les difficultés sociales, il faut répondre aux inquiétudes de nos compatriotes. Et le faire certainement avec un éclairage un peu différent. Je pense notamment à la crise sociale qui est larvée en France et dont on voit bien qu’elle est dans l’esprit de nos compatriotes, qu’elle est dans les foyers, que ce soit en termes de revenus, en termes de chômage, en termes de difficultés diverses. Je pense qu’il faut donner des réponses à cela. Et si des actions devaient être menées dans ce sens, vous verriez l’UDF y répondre avec beaucoup de sérénité et de force.

J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire que l’UDF serait prête, s’il y avait un remaniement, à prendre sa part des responsabilités ?

F. Léotard : D’abord elle est, à l’heure qu’il est, au gouvernement avec des postes importants.

J.-P. Elkabbach : Mais vous, aujourd’hui, président de l’UDF ?

F. Léotard : Je ferai en sorte, selon les responsabilités qui m’ont été confiées, de piloter l’UDF, que l’UDF apporte sa pierre à cet édifice nouveau que le président de la République va peut-être proposer aux Français.

J.-P. Elkabbach : Et si l’exécutif vous appelait, est-ce que vous accepteriez ou, comme certains le disent, vous resteriez à la tête de l’UDF mais dehors ?

F. Léotard : Je voudrais que, dans cette nervosité qui semble s’être emparée des rédactions aujourd’hui, très parisiennes, qu’on garde un peu la sérénité nécessaire. Il y a des milliers et des centaines de milliers de Français qui aujourd’hui sont dans des situations de difficultés sociales, de revenus, d’angoisse pour certains. Ils n’ont pas l’air de privilégier les nominations de personnes ou de personnalités.

J.-P. Elkabbach : Non, mais c’est pour une action collective à mener. Savoir si, après avoir attaqué le Premier ministre, vous pensez qu’avez ce Premier ministre, vous-même, vous pouvez y aller, vous pouvez lutter avec lui pour résoudre un certain nombre de difficultés pour réformer la France, alors qu’il y a tellement de difficultés à faire réformer, tellement de corporatismes ?

F. Léotard : Bien entendu, mais je répondrai à la question quand elle me sera posée. Pour l’instant, elle ne m’est pas posée sauf par vous-même. Quand elle me sera posée, j’y répondrai en toute clarté et en assumant les responsabilités qui sont les miennes. Nous avons dit ensemble que nous étions co-responsables des actions menées.

J.-P. Elkabbach : Et ça continuera ?

F. Léotard : Bien sûr, il ne peut pas en être autrement.

J.-P. Elkabbach : Aujourd’hui, Valéry Giscard d’Estaing va faire, dans « L’Express », une grande proposition sur la monnaie européenne. Pour la réussite de l’euro, il proposera ce qui serait une dévaluation préalable du franc. Dévaluer le franc aurait peut-être des avantages. Est-ce pour vous une solution ?

F. Léotard : Le constat de départ fait par M. Giscard d’Estaing et par beaucoup d’industriels, de chefs d’entreprise, de Français, c’est que le franc et le mark sont aujourd’hui, ensemble, surévalués par rapport au dollar. Tout le monde constate cela. Peut-on décider, de façon unilatérale, nationale, j’allais dire solitaire, d’un changement de parité du franc sans une étroite concertation avec les Allemands ? La réponse est non. Je suis convaincu que si cette décision était solitaire, elle mettrait en cause le processus d’accès à la monnaie unique. Mon sentiment est que si on veut aller dans cette direction, la première des choses à faire c’est d’aller voir Helmut Kohl pour vérifier si notre analyse de la situation est bien la sienne. Nos deux monnaies sont aujourd’hui engagées dans un processus commun. Nous voulons réussir ensemble la monnaie unique. Qu’on ne se mette pas, dans ce chemin très difficile, sur le bas-côté de la route.

J.-P. Elkabbach : Mais il faut tendre les relations avec les Allemands et avec Kohl s’ils ne veulent pas.

F. Léotard : Il y a une discussion à avoir avec les Allemands. Il ne s’agit pas de soumettre, bien entendu, à la Buba. Il s’agit simplement de savoir si nous partageons le même projet de création d’une monnaie unique. Moi, je partage ce projet, l’UDF aussi. Et je souhaite que nous aboutissions, à la date prévue, et si possible avec les critères prévus, à la création d’une nouvelle monnaie qui s’appelle l’euro et qui donnera aux Français et aux citoyens du continent européen une nouvelle prospérité.

J.-P. Elkabbach : Étouffer la monnaie française, ce n’est pas un changement radical de cap et de stratégie ?

F. Léotard : Sans aucun doute. Si on allait dans cette direction, ça supposerait d’abord que le chef de l’État l’explique aux Français, ensuite, que, probablement, on tire un certain nombre de conséquences d’une dévaluation du franc. Une dévaluation en elle-même n’a pas de signification. Ça suppose aussi une politique sensiblement différente.

J.-P. Elkabbach : Hier, Lionel Jospin était là ; vous avez parlé tout à l’heure du projet économique, vous avez vu que l’opinion fait de plus en plus confiance au PS et plébiscite son projet économique. Lionel Jospin disait qu’il est « désormais, avec le PS, l’espoir et le réalisme ». Votre avis ?

F. Léotard : Ni l’espoir et ni la réalité. Le PS a inventé une machine à remonter le temps. J’ai le sentiment que nous sommes là dans un processus qui nous remet dix ou quinze ans en arrière. On va à nouveau augmenter la dépense publique, à nouveau augmenter la dette, donc on va à nouveau augmenter la fiscalité des Français ! C’est ça nos travers d’aujourd’hui, c’est ça nos difficultés d’aujourd’hui. Et on nous propose de nous remettre dans ce bain maussade. Je crois que c’est une erreur majeure de stratégie pour le PS. Et vous observerez que les autres gauches européennes – en Angleterre, en Italie, en Espagne, en Allemagne – disent à peu près le contraire.

J.-P. Elkabbach : Pourtant, ça marche pour les Français…

F. Léotard : Hélas, hélas ! Parce que, peut-être, nous n’avons pas assez convaincu. C’est à nous de démontrer que ce projet est néfaste pour le pays et néfaste pour les salariés français.