Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur la révolution de 1848, à l'Assemblée nationale le 23 février 1998.

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Circonstance : Colloque sur le 150ème anniversaire de la révolution de 1848

Texte intégral

Messieurs les Présidents,

Mesdames et Messieurs,

C’est moins en historien amateur que je voudrais ouvrir votre colloque, qu’en président d’une Assemblée qui s’honore de vous accueillir et qui, par diverses initiatives, a voulu participer pleinement aux célébrations du 150e anniversaire de 1848. Soyez donc les très bienvenus.

Certes, rien de plus éloigné, en apparence, que le métier d’historien et la tâche de l’homme politique. Pourtant, hommes de science et hommes de paroles, hommes de mémoires et hommes de projets, sommes-nous si différents ? Il arrive aux politiques de se muer en historiens. Parfois ce sont les historiens qui sont entrés en politique. De l’écrit aux barricades, il n’y a souvent qu’une page à tourner.

Devoir de mémoire et bon usage des commémorations, j’aimerais dire en quelques mots aujourd’hui combien la Révolution de février 1848 a posé des questions qui sont encore les nôtres.

De l’esprit de 1848, je voudrais d’abord retenir, c’est bien le moins, l’instauration du suffrage universel. Comment ne pas remarquer la permanence de nos réflexions ? Nous écrivons désormais rétrospectivement « universel » entre guillemets. Si les femmes de Paris ont été des actrices à part entière de 1848, si elles ont salué la chute de la Monarchie, accompagné la marche révolutionnaire, et connu les rigueurs de la répression qui a suivi le 2 décembre, leurs contemporains ne leur ont en effet pas pour autant accordé le droit de vote. Il fallut attendre une autre fête, celle de la Libération pour voir les femmes enfin reconnues dans l’intégralité de leur citoyenneté. Pour autant, il reste du chemin à accomplir afin de passer du droit de vote au partage des responsabilités. J’espère que ce partage sera un temps fort de la rénovation de notre vie publique.

Question politique, encore, les Français ont élu en 1848 pour la première fois directement leur Président de la République. Le pseudo-neveu s’est empressé d’imiter son empereur d’oncle et de faire tomber la République sur un coup d’État. Il a contribué ainsi puissamment à la méfiance des Républicains envers l’élection du Président de la République au suffrage universel. Ces préventions étaient encore loin d’être éteintes en 1962 ! Il ne s’agit certes pas aujourd’hui de revenir sur le mode de désignation du chef de l’exécutif. Pour autant, au moment où la Ve République est dans la force de l’âge, on peut, on doit réfléchir sereinement à l’avenir de nos institutions. Que la cohabitation, d’exception devienne la règle, n’est pas forcément un signe de bonne santé ; que le Président de la République se retrouve en fait chef de l’opposition est assez baroque. Je crois qu’un cycle politique marqué par la toute-puissance de l’exécutif est en question. Pour en corriger les travers, les pistes sont connues : quinquennat présidentiel, moins de cumul des mandats, initiative, contrôle et ouverture renforcés du Parlement, etc. Il faudra bien se saisir de ces problèmes.

Le triomphe de « Badinguet » sur la scène politique m’invite à une troisième réflexion. Le patronage démocratique des notables éclaires, les clubs et les chambres, n’ont évidemment plus leur place dans la France de l’an 2000. Néanmoins le message sur l’approfondissement de démocratie reste d’actualité : l’éducation de tous est la condition indispensable d’une vraie démocratie. À l’heure d’Internet et du savoir électronique, il nous faut inventer de nouveaux modes de transmission des connaissances et de validation des acquis, faire en sorte, grâce à un usage positif des techniques de communication modernes, que l’éducation soit « continuelle ». Les révolutionnaires de 1848 entendaient vaincre le défi de l’alphabétisation ; nous devons poursuivre l’objectif pour une véritable société de la connaissance, pour tous et tout au long de la vie. C’est la condition d’un contenu réel pour l’égalité républicaine.

Autre visage de 1848, dont l’actualité est brillante, l’emploi, la « question sociale », selon les mots de l’époque. La révolution de février commence par la liesse populaire, mais pour beaucoup, elle s’achèverait en tragédie sur les barricades de juin 1848, avec la liquidation des Ateliers nationaux et à cause de l’intransigeance d’un Cavaignac. Il serait évidemment trop rapide de ne voir dans la Révolution de 1848 que cela : c’est la phase d’une histoire, les noces difficiles de la République et des classes « laborieuses », une histoire qui connait ses avancées et ses défaites pour une vraie République sociale. La question sociale ne se résume pas à l’expérience ratée des Ateliers nationaux. Elle est inséparable de la proclamation du droit au travail qui figure dans le Préambule de notre Constitution. Elle va de pair avec la fixation par le Gouvernement provisoire d’une durée maximale de la journée de travail. Elle s’accompagne des réflexions, venues des pionniers du socialisme, sur l’organisation du travail. D’une certaine façon, ces enjeux restent les nôtres. Il faut en tirer les leçons. Notamment, que le travail est un droit des salariés. Mais que sans souplesse, sans respect de la diversité, sans place laissée l’initiative, on ne peut pas grand-chose pour l’emploi.

Dernière correspondance que j’évoquerai, la réforme n’a pas de frontières. Demain, elle passera sans doute par l’Europe. Nous nous rappelons ces mots de Frédéric Moreau, pour qui l’Éducation sentimentale et le Printemps des peuples n’étaient pas sans liens : « Il lui sembla qu’une aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise; toute l’Europe s’agitait ». Dans les dédales de l’Euro-technocratie actuelle, nous oublions souvent que la construction européenne fut d’abord un idéal romantique, un idéal sensible au cœur. C’est Byron expirant pour Athènes. C’est Musset écrivant « Lorenzaccio ». C’est Lamartine, ministre des Affaires étrangères. C’est Hugo, patriote et républicain, mais rêvant déjà des États-Unis d’Europe. L’Europe ne peut devenir une puissance et une conscience que si elle devient enfin une Europe politique. Alors, mais alors seulement nous aurions accompli la prophétie de 1848, conjuguant les libertés et les droits, suscitant une identité européenne commune non pas contre les nations, mais avec elles.

Messieurs les Présidents, Mesdames, Messieurs, si j’en juge par le programme de votre colloque, par les différents intervenants et par les thèmes abordés, vous avez magnifiquement intégré cette dimension européenne. Vous l’illustrez et vous lui donnez son épaisseur. Comme souvent, les hommes et les femmes de savoir et de talent sont en avance sur les institutions. Vous indiquez le chemin. Soyez-en chaleureusement remerciés.

Avec grand plaisir, je vous cède la parole et vous souhaite le meilleur pour « ces trois studieuses », ces trois journées consacrées à 1848.