Interviews de M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche, dans "Le Figaro magazine" du 12 octobre 1996, et à France culture le 13 octobre 1996 publiée dans "Le Monde" du 15 octobre 1996, sur l'orientation scolaire et les filières de formation, et sur les valeurs transmises à l'école.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Emission Le Rendez vous des politiques - France Culture - Le Figaro Magazine - Le Monde

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Le Figaro Magazine : 12 octobre 1996

Le Figaro Magazine : Dans votre conférence de presse de rentrée, vous avez tenu à mettre l'orientation en tête de vos priorités. Quels sont vos projets ?

François Bayrou : Je suis convaincu que plus l'orientation fait l'objet d'une réflexion précoce et mieux elle est adaptée : aussi, dès cette année, nous allons mettre en place une nouvelle politique d'orientation scolaire, qui commencera dès la cinquième par une familiarisation – en une heure par semaine – avec les métiers, les diverses formations. Cette orientation prendra un tour nouveau en seconde, avec la mise en place d'une véritable formation à l'orientation. Pendant trois ans, jusqu'en terminale, les lycéens s'interrogeront sur leurs choix universitaires ou de formation professionnelle.

Cela va entraîner un certain nombre de changements, et il faudra améliorer les passerelles qui existent entre le lycée et l'université, d'une part, le lycée et l'orientation professionnelle, d'autre part.

L'orientation doit être l'interrogation première des jeunes lorsqu'ils choisissent un parcours en fonction des études et non des débouchés qui les intéressent.

Le Figaro Magazine : Dans quelle mesure peut-on associer l'échec scolaire et la mauvaise orientation ?

François Bayrou : Le lien est évident à l'université. Il y a un échec sur deux dans le premier cycle universitaire à cause de l'orientation, parce que les jeunes ne se représentent pas les études qu'ils vont suivre ou qu'ils les choisissent par défaut, pour avoir le statut d'étudiant plutôt que parce qu'ils ont vraiment envoie de suivre telle ou telle filière. Parfois, aussi, le choix leur est imposé. Le système des inscriptions par Minitel a un effet pervers : quand l'étudiant s'inscrit, il donne un premier choix, puis un deuxième et un troisième où il est inscrit d'office s'il n'y a pas de place ailleurs ; Ce qui n'est pas très motivant parce que, quand un jeune entre dans le système universitaire par défaut, il se retrouve en situation de frustration. Il passe l'année en attendant l'année suivante pour s'inscrire ailleurs.

C'est pourquoi ce problème est abordé dans la réforme de l'université que j'ai annoncée à la Sorbonne en juin dernier : désormais, l'année universitaire sera organisée en semestre. Au sortir du semestre initial qui sera un temps d'initiation à l'université et à ses méthodes de travail, il y aura une possibilité de réorientation pour que l'année en cours ne soit pas sacrifiée.

Le Figaro Magazine : Qu'est-ce qui est pris en compte pour choisir une orientation ? Le souhait des parents ? La mode ? Ou les besoins économiques ?

François Bayrou : Je suis certain que, si les étudiants avaient devant eux la gamme complète des choix qui leur sont proposés, leur décision serait en cohérence avec les besoins de l'économie. Par exemple, il y a beaucoup de jeunes adultes par les métiers artisanaux ou manuels. S'ils ne se décident pas à les choisir, c'est parce que ces métiers ont parfois une image mauvaise de « métiers peu réputés ». Tout notre travail consiste à montrer aux jeunes que leurs aspirations sont d'égale dignité. Dès lors, ils se répartiront selon leurs goûts et leurs compétences et leurs choix rencontreront naturellement les besoins de l'économie. D'ores et déjà, grâce à nous. Le concours général est ouvert aux filières technologiques et le meilleur étudiant en mécanique est désormais primé et félicité au même titre que le fort en thème.

En fait, dans ce domaine de l'orientation, c'est l'information qui est capitale pour donner aux jeunes et à leurs parents un panorama complet des débouchés ; Et ce, dès la classe de seconde. Afin d'éviter les impasses comme il s'en produit parfois : il y a quelques années, il y eu un engouement pour la psychologie, sans commune mesure avec le nombre de débouchés de cette filière : moins d'un étudiant sur cinq atteignait le troisième cycle indispensable pour exercer. Aujourd'hui, nous informons le mieux possible sur ces risques pour éviter les impasses. Afin que les lycéens de terminale disposent tous d'une information claire et pratique, j'ai décidé, en 1996, la publication et la diffusion annuelle à tous les lycéens, en 770 000 exemplaires, d'un document intitulé « Après le bac ». Constitué d'un ensemble de fiches correspondant à chacune des séries du baccalauréat, il procède d'une démarche originale.

Tout en préservant la liberté des choix de l'adolescent, on s'est efforcé de lui donner une vision concrète et réaliste des possibilités qui s'offrent à lui. Les fiches font apparaître le degré de difficulté prévisible de tel ou tel parcours selon la formation reçue. Elles indiquent quelles sont les voies d'orientation très largement empruntées. Elles permettent ainsi au lycéen d'arbitrer en connaissance de cause, entre ses goûts et ses motivations d'une part ; les difficultés et les risques, en termes de débouchés, d'une voie d'orientation donnée, d'autre part.

Les enquêtes montrent que les jeunes souhaitent, pour beaucoup d'entre eux, suivre les filières longues. Et leurs parents les poussent dans ce sens. Ces attitudes sont compréhensibles : les jeunes voient l'incertitude de l'avenir et du monde du travail. Ils choisissent donc de suivre des études longues pour améliorer leur formation et arriver mieux armés dans la vie active.

De même, il est normal que tous les parents essayent d'obtenir pour leurs enfants le meilleur bagage possible. Mais soyons honnêtes : le chômage des jeunes, ce n'est pas l'éducation nationale qui le fait, c'est la crise économique et les difficultés que rencontrent les entreprises. Contrairement à ce qu'on entend, il n'y a pas, ou peu, d'emplois que les chefs d'entreprise ne parviennent pas à pouvoir. Ce ne sont pas les offres d'emploi non satisfaites qui encombrent les ANPE ! S'il y en a, il faut créer les formations correspondantes. Ce sont les demandes d'emploi de jeunes formés et qui ne trouvent pas d'entreprise.

Ce sont les jeunes qui ne trouvent pas d'emploi. Il est injuste de faire reposer sur l'éducation nationale tous les problèmes de la société.

Le Figaro Magazine : Quelle est la meilleure source d'information pour l'orientation ? Les conseillers d'orientation, la famille, les médias ?

François Bayrou : Il est reconnu que les jeunes écoutent beaucoup leur famille et leurs camarades. Nous essayons d'informer les parents, ce qui doit passer aussi par les jeunes. Les médias ont quelque fois une influence aux États-Unis, le feuilleton Urgences a fait naître des vocations pour la médecine d'urgence. Et les récent Jeux olympiques ont provoqué une attirance pour la filière étroite où la simple attirance pour le sport ne suffit pas.

Mais je crois que la meilleure source d'information n'est pas théorique. Nous souhaitons que les jeunes découvrent, le plus tôt possible et le plus possible, la vie de l'entreprise. Ce système est déjà en place pour les jeunes qui suivent un bac professionnel. Depuis une vingtaine d'années, dans le domaine des formations professionnelles, on est passé peu à peu du stage limité à quelques jours à de véritables périodes de formation en entreprise ‘huit semaines pour un BEP, de huit à douze semaines pour un BTS, seize semaines pour un baccalauréat professionnel). À l'université et au lycée, il faut que la découverte du monde du travail par l'alternance soit une réalité pour tous les élèves. Mais cela impose une capacité d'accueil de la part de l'entreprise. Je voudrais que puisse se multiplier la capacité des stages. Il faut que cela concerne aussi les formations générales. Ainsi les jeunes pourront très tôt faire connaissance avec la vie économique, ses règles, ses contraintes.


Le Monde : 15 octobre 1996

Invité, dimanche 13 octobre sur France Culture, du « Rendez-vous des politiques », une émission mensuelle organisée en association avec Le Monde, François Bayrou, ministre de l'éducation nationale, était interrogé par Blandine Kriegel, philosophe, Danielle Sallenave et Philippe Sollers, écrivains sur la « crise des valeurs ».

Le Monde : Dans un livre à paraître prochainement, Le Droit du sens (Flammarion), vous évoquez la crise morale des sociétés modernes. Comment analysez-vous cette crise ?

François Bayrou : Nous pouvons tous sentir que le discours sur la crise économique et sociale provoque une sorte de surdité chez les citoyens, comme s'il y avait sous cette crise une autre crise. Lorsque vous essayez d'embrasser l'ensemble de l'histoire récente, les deux ou les quatre derniers siècles, vous vous apercevez que la question posée par l'Occident a été celle des raisons de vivre : Quel homme construisons-nous ? Il me semble que nous avons oublié quelle incroyable originalité a représenté l'humanisme dans l'histoire des civilisations. Notre univers, centré sur l'économie de marché et sur les rapports médiatiques, nous l'a fait perdre de vue, comme si notre société n'avait plus de but. De la drogue aux sectes, on peut y lire ce que j'appelle le désert du sens. La politique doit tenter de faire retrouver à nos concitoyens le sens de ce qu'est l'aventure de notre civilisation.

Philippe Sollers : Vous parlez d'une société qui n'a pas de but. Mais elle offre un but visible par tout le monde et qui s'appelle l'affairisme, le profit. Prenons une question très précise, celle de l'amiante, qui concerne l'homme au sens concret, c'est-à-dire son corps. Que va-t-il advenir de Jussieu, de cette université humaniste, prise entre un danger de mort physique et le désordre des esprits ?

François Bayrou : Il y a vingt-cinq ou trente ans qu'on sait que l'amiante constitue un danger, il y a vingt-cinq ans ou trente ans qu'on n'a rien fait. Pour la première fois, un gouvernement décide de faire, c'est-à-dire d'isoler l'ensemble des plafonds et ensuite de procéder au désamiantage complet de l'université, afin de la rendre à ses activités d'enseignement et de recherche. Tout le monde a dit oui. Connaissez-vous beaucoup de sujets aussi difficiles qui aient été réglés avec l'assentiment des acteurs ? Cette méthode est une des voies pour redonner du sens à notre société. Il faut réinventer la démocratie de participation, celle qui donne de la responsabilité aux citoyens.

Blandine Kriegel : Ne faut-il pas reconsidérer le partage entre la morale et le droit ? Dans les sociétés républicaines libérales, on a laissé aux individus un vaste champ de décision et on a choisi de ne régler par le droit que les questions d'ordre public. Aujourd'hui, l'État ne doit-il pas réinvestir un secteur laissé à la morale privée ? Suffit-il de développer à l'école l'instruction civique ? N'est-il pas indispensable d'y enseigner le droit ?

François Bayrou : L'école doit accepter d'assumer de nouveau une éducation civique et morale. Cela n'est possible que si, dans la société où nous vivons et où vivent des athées, des agnostiques, des chrétiens, des juifs, des musulmans, nous avons le courage de dire que la République impose un espace commun. Cet espace commun, c'est l'espace de la laïcité, que j'appelle la laïcité de réconciliation. La question que pose l'éducation civique et morale, c'est de savoir si la laïcité est un lieu vide. Je réponds, comme Jules Ferry, qu'il y a une morale, qu'elle nous appartient à tous, une morale qui considère que l'homme n'est pas un moyen, mais une fin. Nous devons dire à nos enfants qu'ils ne vivent pas dans un monde qui commence aujourd'hui. Ce qui est en jeu, c'est l'idée même de nation française. Si nous ne sommes pas capables de dire que nous avons des valeurs communes, alors c'en est fini de l'intégration.

Danielle Sallenave : on pourrait dire que, du point de vue de la transmission des valeurs, l'école aura eu cent ans. Avant l'école, jusqu'à la fin du XIXe siècle, l'essentiel est transmis par la tradition, la famille, le milieu, le village, la paroisse. Aujourd'hui, un certain nombre de valeurs sont relayées par tout autre chose que l'école. Nous vivons un changement de monde et même la fin de l'idée de monde, au sens d'Hannah Arendt. Le monde, c'est ce que trouvent les naissants à leur arrivée. La tâche de l'éducation, des adultes, c'est d'assurer la conservation de ce monde. Pour moi, la transmission de ce monde passe par une certaine valeur, que vous appelez le sens et que j'appellerais la liberté. Or le monde nouveau tend à combattre cette liberté, par sa double dimension de mondialisation et d'informatisation, qui vise à faire éclater les cadres nationaux, territoriaux, et les cadres de solidarité, pour mettre en place une circulation sans borne des produits. Notre revendication d'un retour au sens peut-elle aboutir face à cette prodigieux machine à faire du profit ?

François Bayrou : S'il fallait analyser les rapports de forces, je vous dirais : on a perdu. Mais l'histoire de l'humanité, c'est celle de sa capacité à inverser les rapports de forces. Nous avons à conduire un immense combat, non pas contre des forces organisées, mais contre le désordre naturel. Ce combat va se livrer à l'échelle de la planète, mais il va se jouer en Europe, parce que l'Europe est la communauté de civilisation qui a posé, dès l'origine, ces questions : il va se jouer en France, parce que la France est, en Europe. La seule nation de l'intégration ; il va se jouer à l'école, parce que c'est l'espace où l'on refuse la loi du plus fort.