Interview de M. Charles Millon, ministre de la défense, dans "Le Figaro Magazine" du 25 janvier 1997, sur les enjeux de la réforme du service national, le rendez-vous citoyen et le volontariat, intitulé : "Les jeunes Français ont du civisme à revendre" (en annexe extraits d'un sondage sur le rendez-vous citoyen").

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Média : Le Figaro Magazine

Texte intégral

Sylvie Pierre-Brossolette : Comment allez-vous rassurer ceux qui, sur les bancs de la droite comme de la gauche, craignent que la jeunesse s’éloigne définitivement de l’armée de son pays ?

Charles Millon : La réforme du service national est une réforme historique et profondément moderne. Bien loin d’éloigner les Français de la défense, elle va contribuer largement à diffuser un esprit de défense dynamique. Le rendez-vous citoyen n’est pas une création d’opportunité mais bien une expression nouvelle de l’exception française (1). En effet, dès lors que nous passions d’une armée de conscription à une armée professionnelle, la question du développement du service national se posait. D’autres pays qui ont professionnalisé leur armée, comme les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la Belgique, ont décidé de supprimer toutes formes de service national.

Nous n’avons pas suivi cette voie.

La République méritait un effort de créativité et d’imagination à la hauteur de ce qui a été fait au début du siècle.

Entre la suppression du service ou son maintien, nous nous sommes tournés vers une troisième voie, parce qu’il est absolument indispensable qu’il y ait un rendez-vous de tous les jeunes Français, à un moment donné, pour affirmer l’attachement à la nation et, à travers la nation, à son armée, à ses institutions, et au destin commun qui est la base même du contrat de cohésion nationale. C’est le principe du rendez-vous citoyen. La République, le civisme, le patriotisme, la citoyenneté, beaucoup en parlent : le nouveau service national va donner du corps à tous ces mots.

Comme un certain nombre de jeunes sentiront le besoin d’affirmer leur attachement à la communauté nationale, nous leur proposerons des volontariats, dans les domaines de la défense et de la sécurité (dont notamment dans l’armée), de la cohésion sociale et de la coopération internationale.

Le lien armée-nation sera maintenu. Tout d’abord par une armée professionnelle qui reposera, pour à peu près 70 %, sur ce que l’on appelle des carrières courtes, qui supposent une rotation rapide entre l’armée et la société civile. Ensuite, il y aura les volontaires du service national nouvelle formule, et parmi eux vingt-sept mille volontaires par an qui feront leur volontariat dans les armées et la gendarmerie. Enfin, il y aura la réserve composée de véritables professionnels à temps partiel, entraînés et disponibles.

C’est pourquoi, je n’ai pas d’inquiétude sur le lien armée-nation. Je suis convaincu qu’il sortira revivifié par cette grande réforme. Et ce d’autant plus que l’encadrement du rendez-vous citoyen sera assuré principalement par des militaires.

Sylvie Pierre-Brossolette : Ceux qui continuent à militer pour le service national sous la forme actuelle se trompent-ils d’époque ?

Charles Millon : Ils se trompent de calendrier. La France a maintenant une armée professionnelle. Qui dit armée professionnelle, dit nécessairement réforme du service national. Si nous suivions un certain nombre de propositions, nous aurions deux armées : d’un côté, une armée professionnelle et, de l’autre, une armée d’« instruction », inutile et inadaptée sur le plan militaire.

Sylvie Pierre-Brossolette : Peut-on inculquer en quelques jours le sens des valeurs et du civisme à des jeunes gens qui semblent souvent imperméables aux discours rhétoriques ? L’instruction civique est-elle la vocation de l’armée ?

Charles Millon : Le jour où la réforme du service national sera mise en place, c’est-à-dire de manière définitive en 2002, l’instruction civique aura été renforcée dans toutes les classes, conformément au plan du ministre de l’Éducation nationale. Le rendez-vous citoyen s’inscrira dans ce parcours civique.

Durant cinq jours, il y aura des témoignages, des échanges et des rencontres, qui permettront aux jeunes de mieux prendre conscience du lien qui les unit entre eux et qui fait aussi la République.

Sylvie Pierre-Brossolette : Disposez-vous d’éléments sur l’état d’esprit des jeunes qui vous incitent à penser qu’ils sont véritablement animés par l’esprit de défense et la « générosité dormante » que vous vantez ?

Charles Millon : Notre société est marquée par une montée de l’individualisme. Il faut empêcher que cet individualisme ait des conséquences négatives, provoque un repli sur soi. Il faut, en revanche, tout faire pour le « retourner » et encourager les jeunes à adhérer volontairement à un contrat social, à participer à une citoyenneté active : c’est-à-dire une citoyenneté dans laquelle le citoyen ne s’efface pas derrière la collectivité mais y prend au contraire toute sa place à travers une démarche volontaire et individuelle…

Sylvie Pierre-Brossolette : Qu’est-ce qui vous rend optimiste à ce sujet ?

Charles Millon : Ce qui me rend optimiste, c’est de voir, depuis un certain nombre d’années, que ce soit dans les organisations caritatives, les ONG, la lutte contre l’exclusion, la lutte pour l’insertion, des milliers de jeunes s’engager. Il y a des trésors de civisme, des gisements de générosité qu’il convient d’exploiter. Du civisme, les jeunes Français en ont à revendre !

Sylvie Pierre-Brossolette : Ces cinq jours du rendez-vous citoyen ne sont-ils pas un lot de consolation, assez coûteux, pour les nostalgiques du service obligatoire ?

Charles Millon : Ce rendez-vous citoyen est le fruit d’un grand débat. Je rappelle que c’est la mission Séguin qui l’a proposé et qui en a même avancé la dénomination. La France avait été un des premiers pays à mettre en place un système de conscription. Aujourd’hui, les conditions géostratégiques ont changé, la nature des menaces s’est modifiée, la levée en masse n’est plus nécessaire, mais nous pensons, comme la grande majorité des Français, qu’il est absolument nécessaire qu’il y ait l’affirmation de l’attachement du lien entre le citoyen et la nation. C’est pourquoi, le rendez-vous citoyen ne nous paraît pas le résultat d’une nostalgie, mais plutôt une rénovation de l’esprit de la citoyenneté.

Sylvie Pierre-Brossolette : Est-ce que cinq jours, ce n’est pas un peu court pour tant d’objectifs très ambitieux : à la fois le brassage social, l’information sur l’armée, le creuset républicain. Certains proposent dans votre propre majorité de passer à quinze jours ou même à deux mois. Seriez-vous prêt à varier sur la durée, ou est-ce que cinq jours, c’est définitif ?

Charles Millon : Au-delà de cinq jours, nous introduirions des ruptures dans la vie professionnelle ou la vie étudiante. Il serait difficile de faire respecter les principes d’égalité et d’universalité.

Au-delà de cinq jours, il faudrait aussi ajouter soit des activités civiles – et je crains que ce rendez-vous ne se transforme alors peu ou prou en une sorte de camp de jeunesse –, soit des activités militaires. Or il n’est pas possible de donner une instruction militaire en quelque semaines.

Enfin, je souhaiterais que les jeunes, en quittant ce rendez-vous citoyen, disent : c’est déjà fini ? Plutôt que : c’est enfin fini ! Notez qu’à l’occasion de ces cinq jours, il sera offert à un certain nombre de jeunes Français une deuxième chance. Le rendez-vous citoyen s’inscrit aussi dans un parcours d’insertion.

Sylvie Pierre-Brossolette : 2 000 F par mois pour les volontaires, est-ce que cela est assez pour attirer des éléments de qualité ? Certains en doutent. Les élus de la majorité à l’Assemblée nationale auraient aimé un peu lever ce plafond, en tout cas, bénéficier de plus de moyens. Êtes-vous prêt à faire quelques concessions financières ?

Charles Millon : Les personnes qui vont s’engager dans le volontariat ne vont pas le faire pour des raisons financières.

Sylvie Pierre-Brossolette : Donc, pas un sou de plus pour la réforme ?

Charles Millon : Le coût de la réforme a été pris en compte dans la loi de programmation militaire et dans le budget de la défense pour 1997. Le montant de l’indemnité sera fixé par décret. Mais je crois profondément que le volontariat ne sera pas le résultat d’une démarche à but lucratif.

Nous souhaitons, en revanche, que les volontaires aient droit à des titres de reconnaissance. J’attends du débat un certain nombre de suggestions pour préciser quels pourront être ces titres de reconnaissance. On peut penser, par exemple, à des bourses qui leur seraient accordées pour pouvoir terminer leurs études, ou des aides pour pouvoir s’installer dans la vie professionnelle. Sur ce point, aussi, le débat peut être extrêmement enrichissant.

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous inscrivez votre projet de réforme dans une logique de réforme globale de la société qui intégrerait mieux sa jeunesse. Est-ce le rôle du ministre de la Défense ?

Charles Millon : Le rôle du ministre de la Défense, sous l’autorité du président de la République et du Premier ministre, s’explique de deux manières. D’abord, parce que c’est son ministère qui sera, à titre principal, en charge du rendez-vous citoyen. Ensuite, parce que l’esprit de défense est au cœur de la réforme. Comment prétendre faire partager à nos concitoyens le souci de défense, nos institutions, les valeurs, la cohésion de notre communauté nationale, s’ils n’ont pas, avant tout, conscience de lui appartenir et si aucune occasion ne leur est donnée de manifester leur attachement à la citoyenneté française ?

Mais il est bien évident que ce projet concerne au premier chef d’autres ministères, singulièrement, l’Éducation nationale, les Affaires sociales, la Jeunesse et les Sports, l’Action humanitaire d’urgence…

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous pensez que certaines valeurs qui s’étaient un peu perdues ces derniers temps retrouveront droit de cité grâce à votre réforme ?

Charles Millon : Je ne veux pas être présomptueux. Je pense simplement qu’à l’occasion du rendez-vous citoyen et du volontariat, des valeurs jusqu’à maintenant gardées sous le boisseau, mais qui existaient et qui existent toujours, seront proposées à la jeunesse pour qu’elle puisse s’en servir comme boussole.

Sylvie Pierre-Brossolette : Cette réforme est un peu une révolution, comme celle qu’a lancée le président de la République dans le domaine de la justice. Quelle est la grande réforme du premier septennat de monsieur Chirac, la défense ou la justice ?

Charles Millon : Le grand projet du président de la République, c’est l’adaptation de nos institutions. Le président de la République a eu cette formule : « Il faut renoncer à l’armée de nos habitudes pour aller vers l’armée de nos besoins. » Il faut aussi renoncer à la justice de nos habitudes pour aller vers la justice dont les Français ont besoin et qu’ils réclament actuellement. C’est cela la vraie réforme. Elle se décline aujourd’hui avec la défense ou la Sécurité sociale, par exemple, demain avec la justice, mais elle concernera tous les secteurs de la vie sociale.

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous avez été amené à vous interroger sur l’état d’esprit des jeunes comme ministre de la Défense. Comme homme politique, vous les observez aussi. Ne sont-ils pas un écœurés par la politique, les affaires et le manque de résultat sur l’emploi ? Comment pouvez-vous les convaincre de vous faire confiance ?

Charles Millon : D’abord en les écoutant, car la première mission d’un homme politique, ce n’est pas d’asséner des vérités, c’est de savoir écouter et de prendre en compte un certain nombre d’aspirations. Ensuite, en leur offrant une chance de s’accomplir et de s’assumer dans le monde tel qu’il est. D’une certaine manière, le rendez-vous citoyen et le volontariat participent de cette démarche en leur donnant des occasions de se dépasser eux-mêmes. Si un certain nombre de jeunes peuvent ainsi enrichir leur vie quotidienne, et par là-même, se dépasser, eh bien, nous aurons réussi.

Trop d’hommes politiques privilégient les effets d’annonce plutôt que le dialogue, l’explication puis la décision. La jeunesse refuse d’être prise en otage par des effets d’annonce. Elle veut participer à un projet. J’espère qu’elle partagera le nôtre.


(1) Qui concernera les jeunes filles à partir de 2002.