Texte intégral
France 2 - lundi 12 mai 1997
D. Bilalian : L’intérêt de la campagne – les sondages le confirment de jour en jour – ne semble pas être passionnant pour les Français ; ou plutôt ils sont sceptiques sur le flou des programmes, même s’il y a une remontée de la droite en ce moment, de la majorité ?
P. Séguin : Je crois qu’il faut les comprendre, et je serais tenté de dire que cette campagne n’avait pas très bien démarré…
D. Bilalian : À savoir ?
P. Séguin : Elle a démarré sur des bases qui n’étaient pas les bonnes. On a entendu très vite les socialistes nous expliquer que nous avions le choix entre deux modèles de civilisation. Excusez du peu, je me voyais aller dans les HLM, dans les cages d’escalier faire : toc-toc, bonjour Monsieur, bonjour Madame, pardon de vous déranger ; vous l’avez sans doute entendu dire à la télé, vous avez deux ou trois semaines là pour choisir entre deux civilisations, alors je suis venu vous montrer ce que j’ai en magasin… Tout cela est évidemment totalement ridicule et il faut comprendre le scepticisme des Français devant de telles calembredaines, bon. D’autant qu’il s’agit d’un contresens. La nouvelle civilisation, les Français le savent bien, on y entre. Tout le problème est de savoir si on va la maîtriser ou si on va continuer de la subir. Et c’est là qu’on retrouve le problème de l’Europe parce que l’Europe, c’est pour nous la chance de maîtriser cette nouvelle civilisation et le problème de l’emploi qui est évidemment au cœur de tout. Les Français ont raison.
A. Chabot : Dans le débat, ou dans l’expression, vous vous situez comment, entre ceux qui demandent un virage libéral ou plus de liberté, ceux qui demandent une autre politique, ceux qui demandent qu’on gouverne autrement, ou ceux qui disent au fond qu’il faut continuer comme on l’a fait en approfondissant un peu les réformes ?
P. Séguin : Moi, je me situe dans la majorité présidentielle et dans la majorité parlementaire dont j’espère qu’elle sera constituée autour des idées auxquelles j’adhère.
A. Chabot : Mais qu’est-ce que vous dites vous alors en face de ça ?
P. Séguin : Je crois sincèrement ne pas être un marginal dans cette campagne. J’ai l’impression d’avoir des idées qui sont très partagées. J’ai choisi, nous avons choisi, le libéralisme parce qu’il nous apparaît que c’est le système économique qui garantit le mieux l’émulation, l’innovation, la création. Nous avons choisi le libéralisme parce que nous pensons que c’est le système qui récompense le mieux ceux qui osent, ceux qui prennent des risques, ceux qui entreprennent, ceux qui travaillent. Mais nous avons choisi de toute éternité un libéralisme qui soit un libéralisme légitimé par l’égalité des chances. Parce que sans égalité des chances, c’est la loi de la jungle. Un libéralisme qui soit un libéralisme tempéré par l’existence d’une protection sociale de qualité, et un libéralisme qui soit corrigé le cas échéant par des interventions de l’État.
D. Bilalian : Donc vous faites un petit peu la synthèse de toutes les différentes… ?
P. Séguin : Je ne sais pas si je fais la synthèse. En tout état de cause, je ne veux pas pour demain une majorité, ni a fortiori, une Assemblée de clones. Nous sommes sortis de ces époques où nous avions des majorités, des minorités qui marchaient au pas cadencé. Comment revenir sur le divorce entre les Français et la chose publique si, précisément, la grande diversité des opinions des Français, des aspirations des Français, voire leurs contradictions ne sont pas exprimées ?
D. Bilalian : Revenons à l’emploi, vous avez dit dans votre premier discours que c’était incontournable dans cette campagne. Est-ce que c’est suffisamment incontournable après tout ce que vous entendez ?
P. Séguin : J’ai l’impression qu’on y arrive, finalement, sur le problème de l’emploi. Le problème de l’emploi, lequel est d’ailleurs à mes yeux totalement indissociables du problème de l’Europe. Vous savez, j’ai entendu dire comme tout le monde dans ma circonscription, et ailleurs – parce que je vais ailleurs aussi : finalement vous savez, vous, les hommes politiques, vous nous racontez des choses. Mais on a beau changer de Président, changer de majorité, changer de Premier ministre !
D. Bilalian : Vous êtes d’accord avec eux ?
P. Séguin : On a l’impression que c’est toujours la même chose pour ce qui concerne l’emploi. Les Français n’ont pas tort. Nous sommes dans un contexte européen où, malheureusement pour l’instant, on n’a pas fait de l’emploi la priorité des priorités. Et c’est précisément tout l’enjeu du rendez-vous que nous avons. En 1998, qu’est-ce qui va se passer ? Il va se passer que les chefs d’État et de gouvernement vont devoir se retrouver autour d’une table pour discuter comment on entre dans la monnaie unique. Traité de Maastricht ou pas traité de Maastricht ? Le problème est de savoir à quel niveau chacun y rentre : avec qui ? Quels sont les pays qui vont rentrer ? Est-ce qu’on considère que l’Europe est une sorte de salle de classe où on ramasse les copies, ou on donne les bonnes et les mauvaises notes ? alors toi tu as trois, ou moins de trois : tu rentres, tu es admis, toi tu as trois ou plus de trois : tu redoubles, tu reviendras une autre fois. Ce n’est évidemment pas une façon de procéder. Prenez le cas de l’Italie. Nous avons besoin de la présence de l’Italie, d’abord pour des raisons d’équilibre à l’intérieur de l’Europe. Et puis, parce que si l’Italie ne rentrait pas, nous aurions par définition, une lire qui se dévaloriserait et de très gros problèmes d’emplois à nouveau comme ceux que nous avons connus lors de la précédente dévaluation. Et puis ensuite, troisième problème, comment faisons-nous ? et c’est un sentiment qui est très partagé par l’ensemble des Européens. Regardez ce qui s’est passé après Vilvorde un peu partout en Europe ! Comment faisons-nous – à l’image des Américains, ça ce n’est pas de l’ultralibéralisme – pour faire de la gestion comme critère principal de la monnaie, la recherche du plein emploi ? Or, pour l’instant, nous ne cherchons qu’à lutter contre la façon, ce qui est un peu court.
A. Chabot : Quand vous dites ça, on a l’impression que vous êtes plus proche des socialistes que de la majorité ?
P. Séguin : Mais pas du tout ! Allez leur poser la question. Si par hasard, ils venaient sur mes positions, je m’en réjouirais. Mais la différence entre eux et moi, c’est que moi je suis crédible alors qu’eux ne le sont pas, parce que moi je dis toujours la même chose, je n’ai pas changé d’avis.
A. Chabot : Mais ils ont peut-être évolué, ils se rapprochent de vous ?
P. Séguin : Évolué ! J’ai le souvenir de M. Delors au moment du débat sur la ratification du traité de Maastricht qui a eu cette phrase terrible que je n’ai jamais oubliée, parce qu’elle s’adressait à moi en particulier. Il a dit ceci : « ceux qui émettent des réserves contre le traité de Maastricht ne sont pas dignes de faire de la politique ». Vous vous en souvenez de cette phrase ? Et aujourd’hui, le même vient nous dire : ce qui se passe ne m’étonne absolument pas, j’avais toujours mis en garde contre les illusions du traité de Maastricht. Et, plus généralement, les socialistes qui ont négocié ce traité, qui l’ont signé, viennent nous dire aujourd’hui qu’il faudrait le renégocier. Ils se sont donc moqués du monde une fois ! Est-ce au moment de Maastricht ? Est-ce aujourd’hui ? En tout état de cause, ils n’ont aucune crédibilité pour représenter la France au moment de ce très grand rendez-vous en 1998. Le problème pour le président de la République était le suivant : est-ce que la France – à ce grand rendez-vous capital qui va entraîner des conséquences majeures pour les décennies qui viennent – est en ordre de bataille, ou est-ce qu’elle est encore, comme c’était prévu, en campagne électorale ou au sortir d’une campagne électorale ? Et deuxième question, et c’est tout l’enjeu de ces élections : est-ce que nous voulons autour de la table à ce moment capital pour notre emploi, pour notre vie quotidienne – parce que de l’Europe que nous aurons dépendra la France dans laquelle nous vivrons – un président de la République, un Premier ministre qui diront la même chose, qui parleront d’une même voix et qui porteront haut et fort le point de vue de la France ? Ou bien aura-t-on un président de la République et un Premier ministre qui se contrediront, qui se battront peut-être pour savoir qui s’assoit sur la chaise autour de la table, et qui ne porteront pas la voix de la France ? Là est l’enjeu de cette élection.
D. Bilalian : Alain Juppé est au centre des attaques de la campagne en tant que leader de la majorité. Soutenez-vous pleinement le Premier ministre ?
P. Séguin : Je soutiens le Premier ministre. Il est le Premier ministre. Il est donc le chef de la majorité. Dès lors qu’il est en place, c’est à lui qu’il revient de conduire la bataille au nom de la majorité. Cela va sans dire.
D. Bilalian : Pas d’états d’âme ?
P. Séguin : Aucun, strictement aucun état d’âme.
A. Chabot : Les socialistes parlent de créer 700 000 emplois.
P. Séguin : Il y a un progrès. Je dois reconnaître que les socialistes n’ont jamais été aussi près de devenir un parti de gouvernement responsable et sérieux ! En 1980, on avait 1 million ; maintenant, c’est 700 000 : je pense qu’au XXIIe siècle, on arrivera près de la vérité !
A. Chabot : 700 000 emplois, cela peut avoir un impact sur les Français qui se diront : on fait un effort.
P. Séguin : Alors ça, je peux vous dire que ça les laisse totalement froid ! D’abord, parce qu’ils en ont déjà entendu des choses de ce genre. En revanche, ce à quoi ils sont ouverts, c’est aux propositions les plus sérieuses : d’abord, faire en sorte de desserrer le carcan européen. C’est un préalable absolu. C’est bien pourquoi l’Europe doit être au cœur de la campagne. Ensuite, il faut faire en sorte d’alléger les charges sociales. Je crois que c’est Valéry Giscard d’Estaing, ici même, qui l’a dit : il a raison. Ce doit être la priorité des priorités. Nous taxons le travail. Nous empêchons le travail d’exister avec un mode de financement de notre protection sociale qui date d’une époque où le chômage n’existait pas. Il faut revoir complètement les choses. Troisièmement : il faut faire en sorte de ne pas automatiser systématiquement chaque fois qu’on est dans un service qui n’est pas exposé à la concurrence internationale. Il ne sert à rien et c’est une opération financièrement désastreuse. Pourquoi ? Parce que la personne qu’on ne mettra pas là où on met désormais une machine automatique, cette personne, il faudra de toute façon la payer. Cela fait que le service est moins bon qu’auparavant et qu’on y perd sur le plan financier en même temps qu’on gagne un chômeur supplémentaire. Enfin, dernière chose – et ça, c’est un point absolument capital –, il faut activer les dépenses passives d’indemnisation du chômage pour financer de nouvelles activités, celles qu’on voit avec d’autres moyens poindre aux États-Unis ou continuer d’exister au Japon, et commencer enfin à prendre au sérieux cette perspective. Il doit être clair une fois pour toutes que si la croissance est une nécessité absolue, elle ne saurait suffire à garantir le retour au plein emploi. Je n’ai pas apporté de tableau, mais j’aurais pu le faire, et apporter en particulier une statistique – ce seront les seuls chiffres que je citerai ce soir –, de 1974 à 1996, le produit intérieur brut mondial est passé de 11 000 milliards de dollars à 19 000 milliards de dollars. On a réussi à atteindre ce résultat – un quasi doublement – avec un tiers de travail en moins. C’est la notion même de travail qui est mise en cause. C’est donc une nouvelle répartition entre le travail traditionnel, l’activité sociale et les moyens de l’épanouissement personnel qu’il faut rechercher. Voilà une grande tâche pour la majorité de demain.
La Croix - 14 mai 1997
La Croix : La plate-forme UDF-RPR plaide pour un État plus « économe » et plus « proche ». Est-ce aussi votre conception de l’État ?
Philippe Séguin : Personne n’est favorable à un État dispendieux et éloigné des citoyens. Une plate-forme électorale n’est pas une réponse clé en main à tous les problèmes.
La Croix : Que faut-il donc ajouter à cette [illisible] ?
Philippe Séguin : Bien des responsables politiques et des décideurs commettent un contresens. Selon eux, l’État serait la source, sinon de tous les maux de notre société, tout au moins de son incapacité à évoluer. Or, je crois que les chiffres sont là pour relativiser la critique. Depuis 1981, les prélèvements obligatoires pour nos concitoyens sont passés de 42 à 45 %. Et, parallèlement, les prélèvements de l’État [Illisible] de 18 à 15 %. Ce sont donc les prélèvements sociaux, locaux et européens qui ont augmenté, pas ceux de l’État. Ne faisons pas de faux procès !
La contestation de l’État me semble d’ailleurs aboutir à une impasse. L’État, c’est chacun d’entre nous. C’est une construction collective qui est à la fois l’incarnation d’une [texte illisible]
C’est la sécurité de tous qui est remise en cause. Pour cette raison également, contester l’État ne m’apparaît pas être une bonne démarche. Je dirais volontiers que je crois en l’État parce que je crois en l’homme. D’autant que l’État est également la traduction d’une communauté qu’on appelle la Nation, qui n’a jamais été pour moi synonyme de repli sur soi, de xénophobie ou de crainte de l’autre. La Nation – avec sa culture, son histoire, ses valeurs partagées – est le terrain d’élection privilégié de la démocratie, et de la solidarité. Un échelon européen ne peut, à lui seul, se substituer aux Nations en tant que force imposant la solidarité.
La Croix : L’Europe se substitue déjà aux Nations, du moins en partie. N’est-ce pas déjà le cas en matière d’aides à l’aménagement du territoire, par exemple ?
Philippe Séguin : D’une part, la solidarité financière n’est pas tout. D’autre part, la solidarité populaire s’exercera toujours de façon plus spontanée vis-à-vis du peuple auquel on appartient plutôt que vis-à-vis d’un autre.
L’implication des décisions communautaires sur notre vie quotidienne va grandement sans que, pour autant, nous ayons le sentiment du pouvoir peser sur elles au plan démocratique. Les prérogatives retirées au pouvoir législatif national ne sont pas confiées au Parlement européen mais sont confisquées par le conseil des ministres et, accessoirement, par la Commission de Bruxelles. Ce qui était de nature législative devient, en changeant d’échelle, du ressort de l’exécutif. C’est un marché de dupes pour la démocratie.
La Croix : Faut-il alors trouver un moyen pour rapprocher la décision européenne des citoyens ?
Philippe Séguin : Oui, mais il ne suffira pas pour cela de renforcer le pouvoir du Parlement européen. En effet, si un consensus existe dans un pays contre une décision qui le concerne directement, il est difficile d’admettre que cette décision serait légitime parce qu’elle aurait été prise par une majorité de représentants d’autres pays. C’est la raison pour laquelle il me semble nécessaire que les Parlements nationaux soient mieux associés à la légitimation de la décision européenne.
Au niveau national, de même, il serait utile de procéder à un rééquilibrage des pouvoirs. L’évolution vers un régime présidentiel n’est pas inéluctable. Il suffit de constater l’existence d’un divorce grandissant entre le citoyen et la chose publique pour se persuader de la nécessité d’un Parlement national fort.
La Croix : Un referendum qui sanctionne les propositions institutionnelles européennes vous semble-t-il nécessaire ?
Philippe Séguin : Je ne demande pas un référendum sur un principe déjà tranché. Mais la preuve est faite que le traité de Maastricht n’est pas applicable dans sa lettre. J’ai toujours pensé qu’il n’était pas bon d’aggraver les insuffisances démocratiques du système et ne se donner qu’un seul objectif : la limitation de l’inflation. Et puis, si ce traité est bien l’acte historique que l’on nous dit, nous n’allons pas chipoter sur des décimales à propos des critères de convergence.
La Croix : Lionel Jospin formule la même critique…
Philippe Séguin : Où était M. Jospin lorsqu’on a donné tout pouvoir aux banques centrales ? Il laisse dire aujourd’hui qu’il faudrait renégocier un traité dont il partage la responsabilité ! C’est dur de débattre avec des girouettes. Moi, je me trompe peut-être, mais j’essaie de rester sur une même ligne. Si on n’est pas clairvoyant, qu’on essaie du moins d’être courageux !
La Croix : Pourtant, la majorité à laquelle vous appartenez n’a-t-elle pas cautionné la fermeture de l’’usine de Renault-Vilvorde ?
Philippe Séguin : Certaines personnes ont été choquées par la « méthode » employée. Moi, ce qui me choque, c’est que des gens aient été mis à la porte. Et que ceux qui ont créé une Europe asociale, voire antisociale, versent aujourd’hui des larmes de crocodile devant les conséquences de leur laxisme… Je conteste un système dans lequel ces personnes sont inattaquables sur l’emploi, qui n’est pas considéré comme un objectif. M. Trichet – un homme charmant, irréprochable et honnête – ne cesse d’affirmer que tout va bien parce que la monnaie est contenue. Encore une fois, de qui se moque-t-on ? Il faut une ambition politique et sociale pour l’Europe…
La Croix : Vous dites et répétez que « la majorité doit gagner les élections ». Êtes-vous prêt à conduire cette majorité au soir du 1er juin ?
Philippe Séguin : Où que je sois au soir du 1er juin, je continuerais à défendre mes idées. Le reste ne dépend pas de moi.
TF1 - dimanche 18 mai 1997
C. Chazal : Est-ce que vous pensez qu’il est souhaitable que Jacques Chirac intervienne de nouveau avant le premier tour ?
P. Séguin : C’est à lui de décider. Ce que j’observe simplement c’est que tous les présidents de la République, sans exception, se sont exprimés avant des élections législatives, du général de Gaulle à François Mitterrand inclus.
C. Chazal : On observe, à une semaine du premier tour, un relatif désintérêt des Français pour cette campagne.
P. Séguin : Cela ne m’a pas échappé, oui. C’est dû au fait que les Français ont l’impression que nous sommes entrés dans un système où on n’a plus vraiment de prise sur les choses. Ils ont en face d’eux des candidats dont ils ne sont pas certains – quelle que soit leur bonne volonté – qu’ils auront les moyens de répondre aux questions qu’ils se posent, et de résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés. Pourquoi ? Ça tient au fait que l’Europe que nous sommes en train de construire est une Europe qui n’est pas encore démocratique, et que l’articulation entre le niveau national et le niveau européen n’est pas satisfaisante. C’est bien la raison pour laquelle, je crois pour ma part, qu’il faut mettre l’Europe au cœur de la campagne. Je le dis d’autant plus volontiers que je crois, contrairement à ce qu’on dit dans certains sondages, que l’Europe et l’emploi sont deux problèmes qui sont absolument indissociables.
C. Chazal : Sur ce thème de l’Europe, est-ce que les électeurs ne sont pas un petit peu perdus au regard de certaines positions ?
P. Séguin : Ils sont perdus pour une raison très simple. C’est qu’on continue à poser, contre toute raison – on vient de le faire tout à l’heure à 7/7 (Robert Hue, ndlr) –, le problème en termes de « pour ou contre Maastricht ». Mais c’est aussi intelligent que de poser le problème entre Armagnacs et Bourguignons, entre Gaulois pro-Romains et Gaulois anti-Romains. C’est un problème dépassé ! Moi, je suis absolument sidéré lorsque j’entends des gens dire – et pas seulement dans l’opposition – qu’il faut organiser un référendum sur l’entrée dans la monnaie unique. Mais le référendum, il a eu lieu ! Je le sais, j’ai assisté à la campagne ! Il a eu lieu le 20 septembre 1992. Les Français ont répondu ; ils ont répondu oui. Je l‘ai déploré parce que je crois qu’on ne prenait pas le bon chemin. Mais en tout état de cause la réponse est là, et la France, désormais, est engagée. Donc le problème n’est plus de savoir si on fait ou si on ne fait pas l’euro. Le problème est de savoir comment on le fait, avec qui, et pour quoi faire ? Voilà de quoi il faut débattre dans cette élection, et non point de problèmes qui sont totalement dépassés. Quand je dis cela – ce qui me paraît l’évidence, l’évidence démocratique, internationale – je m’entends dire que j’ai changé. Mais je n’ai absolument pas changé ! Je suis toujours…
C. Chazal : On vous savait plus réticent sur l’Europe et la monnaie unique.
P. Séguin : Mais Madame, je regrette beaucoup qu’on ait perdu la bataille de Crécy, la bataille d’Azincourt, qu’on ait perdu la bataille de Waterloo. Vous ne pouvez pas savoir comme je le regrette ! Mais il n’en demeure pas moins que c’est un fait et qu’il faut en assumer les conséquences. Les conséquences, elles sont là ! alors, essayons maintenant de faire en sorte d’appliquer intelligemment le traité de Maastricht. D’autant que ce traité a laissé un certain nombre de choses dans l’ombre, et sujettes à interprétations sur toute une série de problèmes – en particulier les fameux critères de convergence – et crée d’autre part, dans certains domaines, des situations dont chacun reconnaît qu’elles sont impossibles. Et, en particulier, cet oubli de l’emploi dans le traité est absolument insupportable ! L’Europe qu’on est en train de construire ignore délibérément le problème de l’emploi. La banque fédérale américaine place, elle, le plein emploi comme premier de ses objectifs, s’agissant de la gestion du dollar. S’agissant de la future Banque centrale européenne, il n’en est pas question. Il n’est question que de lutte contre l’inflation. Il va y avoir un grand rendez-vous au début de 1998, un grand rendez-vous de chefs d’État et de gouvernement pour décider avec qui – avec ou sans l’Italie ? – on entre dans la monnaie unique ; pour se demander pour quoi faire : oui ou non, est-ce pour l’emploi ? Est-ce que les Allemands vont accepter 4,3 millions de chômeurs, et peut-être demain 5 millions ? Parce que le Chancelier Kohl, il y a quelques mois, nous disait que, d’ici l’an 2000, il réduirait de moitié le nombre de chômeurs en Allemagne, et aujourd’hui il nous dit que cela va probablement un petit peu augmenter. Alors, est-ce que nous sommes résolus à faire de l’Europe ce qu’elle est aujourd’hui – c’est-à-dire une Internationale du chômage – ou est-ce que nous voulons la faire évoluer ? Il y a ce grand rendez-vous, elle est là la raison de la dissolution ! Le président de la République a souhaité que la France puisse se mettre en ordre de bataille, qu’elle ne soit pas en période électorale début 1998, comme elle aurait dû l’être, qu’elle puisse s’exprimer haut et fort, et le problème auquel nous avons à répondre c’est de savoir si nous voulons un président de la République, un Premier ministre, autour de la table de discussion qui disent la même chose, ou qui disent des choses contraires. Et nous avons la chance d’envoyer un message au président de la République sur l’Europe que nous voulons. Et il l’écoutera d’autant plus volontiers que c’est cette Europe-là qu’il veut lui-même.
C. Chazal : Une autre question divise à droite et à gauche : la place de l’État. C’est peut-être ça qui désarçonne vos électeurs.
P. Séguin : Ça ne désarçonne absolument pas, Madame, parce qu’ils constatent une diversité dans la majorité. Ils constatent une diversité dans l’opposition. Mais je crois qu’il ne faut pas que nous ayons, demain, une majorité de clones, quelle qu’elle soit. Nous n’avons pas besoin de toute une série de petites Dolly qui se mettent à bêler de concert. Nous avons besoin de gens qui aient leur tempérament, leurs priorités, leur sensibilité. Après tout, la France, elle est faite de tempéraments, de sensibilités différents. Ce qu’il faut c’est une Assemblée nationale demain qui soit capable d’en faire une bonne synthèse.
C. Chazal : Avec, éventuellement, vous à la tête de l’équipe gouvernementale ? Édouard Balladur a dit : pourquoi pas quelqu’un qui aurait voté contre Maastricht.
P. Séguin : Ce qui est certain, c’est que nous sommes convoqués le 25 mai et le 1er juin aux urnes pour autre chose qu’élire un Premier ministre au suffrage universel. Nous sommes convoqués pour élire 577 députés. À partir de notre choix, une majorité se constituera, et le président de la République choisira en fonction du message qu’il aura entendu du pays, en fonction de la majorité qu’il aura en face de lui, en fonction de ses propres engagements de campagne de 1995, celui qui lui paraîtra le plus apte à exercer ces fonctions. Cela étant dit, je rassure ceux qui parfois disent des choses désagréables à mon sujet. Pour ce qui me concerne, occuper un poste pour le plaisir de l’occuper, et payer le prix d’oublier mes propres idées, ce n’est pas le genre de la maison.