Extraits de l'interview de M. Hervé Gaymard, secrétaire d'Etat à la santé et à la Sécurité sociale, à France-Culture le 8 décembre 1996 publiés dans "Le Monde" le 10, sur l'héritage du gaullisme, la crise de la participation politique et du "civisme social", et "l'exception française" (contrat et cogestion) face à la mondialisation.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - France Culture - Le Monde

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Le Monde : Dans votre livre « Pour Malraux » (La Table ronde), vous vous référez aux valeurs du gaullisme. Que représentent-elles pour vous dans une époque que vous dites « désenchantée » ?

Hervé Gaymard : Je suis né en 1960. J’avais donc dix ans quand le général de Gaulle est mort. Le gaullisme, je ne saurais pas le définir d’une manière intellectuelle. Comme le disait Malraux, nous n’opposons pas au capital une théorie gaulliste, mais l’appel du 18 juin. C’est avant tout un comportement, un tempérament, et quelques idées-forces pour le pays. Le gaullisme représente encore une sensibilité politique importante dans notre pays.

Alain Finkielkraut : Ne pourrait-on pas dresser de l’héritage du gaullisme un bilan un peu plus critique en rappelant, comme l’a fait Jean Chesneaux dans son livre « Habiter le temps » (Bayard), que le gaullisme a imposé une modernisation de la France à marche forcée et que, tandis que de Gaulle et Malraux parlaient de la France éternelle, on assistait à la désertification des campagnes, à la construction des grands ensembles, à la « banlieurisation » ?

Hervé Gaymard : Il est vrai qu’avec le recul du temps on a toujours tendance à idéaliser et à simplifier. Pour ma part, sur le bilan de la décennie gaullienne, j’aurais une seule réserve à formuler : je pense que le général de Gaulle a été trop absent de la réflexion sur l’éducation et sur la formation. Pour le reste, qu’il s’agisse du développement et de la modernisation de l’agriculture, de la création des grandes infrastructures, de la force de frappe et, bien entendu, de la réforme des institutions, nous devons beaucoup au général de Gaulle, qui a eu le mérite de redonner à la France, sous la Ve République, une identité.

Danièle Sallenave : Le « désenchantement » de l’époque, qui s’incarne dans les angoisses de nos concitoyens, s’explique, selon moi, par la perte de notre système de valeurs. Tout le monde redécouvre aujourd’hui les valeurs de la République. C’est notre socle, mais, il est doublement entamé par une soumission de plus en plus grande à la logique de la productivité et par la menace que fait peser la construction européenne sur « l’exception française ». De là vient que la France connaît une crise majeure dans son système éducatif : l’école républicaine est en train d’être détruite pour laisser place à un système qui ferait arriver le nouvel homme, c’est-à-dire l’homme désenchanté. Comment restaurer la primauté du politique ?

Hervé Gaymard : Je vous répondrai en vous livrant trois constats. Le premier, c’est que nos compatriotes éprouvent à la fois un sentiment d’exaspération face à ce qu’ils considèrent comme l’incapacité des politiques à faire obéir l’administration sur le plan local, et d’angoisse face au mondialisme. Entre les deux, on a l’impression que le politique ne parvient pas à incarner une possibilité d’agir. Deuxième constat : nous sommes dans une société qui n’a plus d’intercesseurs, comme l’étaient autrefois le patron de la cellule communiste, le curé ou l’instituteur ; c’est le rôle des politiques, mais aussi des médias ou de l’éducation nationale, de réinventer du civisme social. Troisième constat : beaucoup de gens, paradoxalement, manifestent une assez grande défiance à l’égard des politiques et attendent d’eux qu’ils interviennent sur des sujets qui relèvent de la sphère privée.

Alain-Gérard Slama : Vous montrez bien que ce n’est pas le public qui investit le privé, mais le privé qui investit le public. Ce qui me préoccupe dans l’action du gouvernement, c’est que son projet paraît hybride. Il peut être aussi bien social-démocrate que tourné vers la construction d’une société permettant aux individus de se prendre en charge. Votre choix n’étant pas suffisamment expliqué, les réformes que vous entreprenez, notamment celle de la Sécurité sociale, risquent de dériver à l’opposé, c’est-à-dire, vers la continuation d’un rocardisme amélioré.

Hervé Gaymard : La singularité, pour ne pas dire l’exception, française dont nous bénéficions en matière de protection sociale doit être préservée. Nous sommes le seul système au monde qui ait à la fois une offre libérale de soins et un financement collectif. Ailleurs, on trouve soit le libéralisme à tout va, comme aux États-Unis, soit un système étatique comme en Grande-Bretagne ou au Danemark. Nous avons le meilleur de l’un et de l’autre. Pour le maintenir, il faut introduire partout de la responsabilité. Ce qui me déçoit, c’est notre incapacité française à cogérer les problèmes sur la base du contrat. Une idée forte de la philosophie politique de notre pays, depuis les Lumières et la Révolution française, a été le contrat. Cette notion est également à revisiter dans notre société politique de la fin de ce siècle. On se rend compte aujourd’hui qu’on a un mal fou à avoir en face de nous des cocontractants.

Le Monde : Les médecins libéraux, par exemple ?

Hervé Gaymard : Oui, c’est un très bon exemple. J’appelle de mes vœux une approche contractuelle plus importante et une cogestion de ce secteur. Il existe un « libéralisme » qui parle beaucoup de libéralisme et qui, en réalité, ne l’aime pas beaucoup, qui reste en retrait du jeu, refusant de contracter et de s’engager. Et après, on crie à l’étatisation ou à la bureaucratisation ! On ne sait pas ce qu’on veut !