INTERVIEW DE M. JEAN-JACQUES SERVAN-SCHREIBER, PRESIDENT DU PARTI RADICAL, A ANTENNE 2 LE 31 MAI 1979, SUR L'EUROPE ET LA POLITIQUE INTERIEURE.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : CAMPAGNE DE L'ELECTION EUROPEENNE DE JUIN 1979

Média : Antenne 2 - Télévision

Texte intégral

N.C. : Monsieur Jean-Jacques Servan-Schreiber, merci d'être avec nous. Tout de suite une question d'actualité : nous avons parlé tout à l'heure de ce qu'on appelle la guerre du pétrole. Cette décision de Carter de subventionner les importations de pétrole aux Etats-Unis, est-ce une sorte de nouveau défi américain à l'Europe ?

M. Servan-Schreiber : Le défi est perpétuel. Et ce qui me frappe beaucoup dans cette décision qui est, en effet grave, c'est que maintenant, depuis six ans, 73-79, ce qu'on appelle l'Europe et qui, en fait n'existe pas, a été incapable d'apporter la moindre réponse commune aux économies d'énergie et à la crise pétrolière. Alors, quant l'Amérique frappe des coups – et je n'approuve absolument pas la manière dont l'Amérique se saisit de son problème pétrolier – mais ce qui nous concerne c'est que l'Europe n'existe pas pour répondre et cela depuis six ans.

D.G. : Mais l'Europe que vous souhaitez devrait faire quoi, dans un cas comme ça ? Quelle réponse devrait être donnée ?

M. Servan-Schreiber : D'abord, n'est-ce pas, c'est l'Europe que je souhaite, l'Europe que nous allons élire et sans lui limiter ses pouvoirs. On voit bien que, si depuis six ans, sur un problème aussi fondamental que l'énergie qui provoque le chômage, qui tue des industries, les pays européens, dans leur soi-disant indépendance, dans une Europe morcelée, n'ont pas pu répondre le moins du monde à tous ces défis…

D.G. : Mais qu'est-ce que vous feriez. Comment répondriez-vous ?

M. Servan-Schreiber : Eh bien, un pouvoir européen. Il n'y a pas de doute que ce qu'on appelle la supranationalité, en essayant de faire croire que c'est contre le patriotisme, alors que le patriotisme est justement l'inverse du nationalisme, le patriotisme français comme le patriotisme allemand exige aujourd'hui un pouvoir européen sur les problèmes de ce niveau là, comme la monnaie, les fluctuations sur les monnaies, la crise pétrolière, l'inflation, le chômage. Tout cela, c'est supranational. Le chômage est supranational, l'inflation est supranationale, la crise énergétique dont vous parlez est supranationale, les frontières n'existent pas pour elle. Et on voudrait que seule la politique, qui est chargée de maîtriser au service des hommes et des femmes tous ces fléaux, soit, elle, ficelée, limitée, toute petite, naine, par rapport à ces immenses dangers ? Ce n'est pas raisonnable et c'est contre le bon sens.

N.C. : Alors, monsieur Servan-Schreiber, est-ce que l'on peut dire que, dans cette campagne, vous être le seul supranational qui s'affiche alors que, sur d'autres listes, il y aurait des supranationaux qui se cachent, qui n'osent pas le dire ?

M. Servan-Schreiber : Je ne veux pas accuser qui que ce soit. Je dis qu'en effet, c'est un fait, nous sommes les seuls à dire que le vrai patriotisme, aujourd'hui, c'est de lutter contre tous les nationalismes et qu'il faut un pouvoir européen pour des problèmes comme ceux-là, comme il faut un pouvoir national sur d'autres problèmes, un pouvoir régional sur d'autres. Ceux qui refusent à l'Europe d'avoir le moindre pouvoir ou de limiter… qui veulent limiter son pouvoir sont… contre les intérêts des Français.

N.C. : Concrètement, qu'est-ce que ça veut dire ? Vous parlez de ne pas limiter les pouvoirs. Est-ce que vous souhaitez, vous, qu'il y ait d'autres pouvoirs ? Est-ce que vous remettez en cause le traité de Rome pour aller plus loin que le traité de Rome ?

M. Servan-Schreiber : Le traité de Rome ne m'intéresse absolument pas. Et je vais vous dire pourquoi.

N.C. : Vous avez dit que c'était un vieux traité de vingt-deux ans.

M. Servan-Schreiber : Mais c'est ça. C'est un traité qui date de vingt-deux ans, à une époque lointaine, qui a été amendé il y a seize ans par le général de Gaulle, à des époques où aucun des problèmes dont nous parlons aujourd'hui, le chômage… Vous vous rendez compte qu'aujourd'hui il y a près de sept millions de chômeurs dans la Communauté européenne. L'inflation est repartie comme jamais depuis plusieurs années. Vous avez la crise pétrolière dramatique. Vous avez la nécessité absolue de trouver de nouveaux emplois, de nouvelles activités pour les jeunes Françaises et les jeunes Français. Tous ces problèmes n'existaient pas du temps de traité de Rome. Alors, s'agenouiller comme le font les quatre listes homologuées officiellement devant le traité de Rome, comme devant une sorte de tabou, n'a simplement pas de sens aujourd'hui. Je dis : « Il faut être supranational si on veut vraiment défendre les Français. » Le reste est inexact.

D.G. : Qu'est-ce qu'il faut laisser comme responsabilités au gouvernement ?

M. Servan-Schreiber : Mais beaucoup de responsabilités. N'est-ce pas, il y a des niveaux de responsabilité.

N.C. : Vous être un partisan, un fervent du pouvoir régional, d'une part, et du pouvoir européen de l'autre. Alors, est-ce que les gouvernements nationaux ne sont pas coincés entre ces deux pouvoirs ?

M. Servan-Schreiber : Pas du tout. Aujourd'hui dans le monde où nous sommes, aussi complexe, avec tant de problèmes différents, des problèmes locaux et importants pour la vie de tous les jours, des problèmes immenses comme la spéculation sur les monnaies ou… Par exemple, les sociétés multinationales, est-ce qu'elles se soucient des frontières ? Il faut donc des niveaux de décision. Un niveau de décision européen, un vrai niveau de décision, donc supranational européen, un niveau national pour toute une série de problèmes qui dépendent de la nation, un niveau régional, un niveau local.

D.G. : Des exemples d'attributions. Par exemple, la défense, c'est un problème national ou supranationale ?

M. Servan-Schreiber : Ah ! La défense…

N.C. : Jusqu'à maintenant, tout le monde, ceux des listes homologués disent : « Il faut une défense nationale ».

M. Servan-Schreiber : Alors, la défense, je vais vous répondre très sincèrement : ce ne peut pas être et ça ne doit pas être l'une des priorités du Parlement de Strasbourg car, pour le moment, ce n'est pas un problème urgent. Ce qui nous menace, c'est le fléau du chômage et c'est le fléau de la crise de l'énergie qui va durer plusieurs années. L'invasion par l'armée rouge, je ne sais pas si elle n'arrivera pas un jour, je ne me prononce pas. Ce n'est pas le danger urgent. D'autre part, il y a, évidemment, un problème spécial avec l'Allemagne, il faut le reconnaître et, par conséquent, la défense unifiée de l'Europe n'est pas un problème à l'ordre du jour.

D.G. : Donc, on ne réintègre pas l'O.T.A.N., c'est toujours la même politique.

M. Servan-Schreiber : La défense n'est pas un problème dont doit se saisir le Parlement de Strasbourg au mois de juillet.

N.C. : Sur le plan du fonctionnement des institutions, la règle de l'unanimité, du veto, vous êtes pour qu'on la garde ou pour la changer ?

M. Servan-Schreiber : Sûrement pas. La règle du veto, c'est la règle de la paralysie. Il est évident que si l'Europe veut exister dans les mois et les années très difficiles que nous allons traverser, la règle de la paralysie qui est celle du veto, introduite en 66 par le général de Gaulle, n'est pas possible… Il n'est pas possible qu'on la conserve.

D.G. : Bien. Ça, c'est net. Lorsque l'on dit que vous êtes la liste U.D.F. 2, qu'est-ce que ça vous fait ? Je suppose que ça vous fait rire d'une façon assez…

M. Servan-Schreiber : Non, je trouve ça… Je trouve ça drôle puisque je viens de vous dire à quel point, sur le problème essentiel qui est de savoir quelle Europe nous voulons et à quel point nous sommes sans réserves, sans aucune nuance, sans aucune restriction sur les pouvoirs de l'Europe pour faire face, au bénéfice des Français, au service des Français, à des problèmes comme ceux que j'ai évoqués - le chômage, les activités du futur, les industries nouvelles -  alors la liste de l'U.D.F. vous connaissez son programme : elle ne parle de rien de tout cela. C'est d'ailleurs pourquoi Françoise Giroud et moi nous avons été amenés – c'est notre devoir par rapport au pays – à former la cinquième liste qui, sur ces problèmes et sur l'Europe, se prononce clairement et sans restriction.

D.G. : Une liste qui a fait plaisir à Jacques Chirac, qui a été satisfait de voir qu'il y avait cette liste. Vous avez conscience de l'aider un petit peu ?

M. Servan-Schreiber : Ecoutez, je ne suis pas tellement sûr parce que… D'abord, ce n'est pas ma motivation. Mon affection pour M. Chirac est limitée, comme chacun le sait, depuis très longtemps. On me l'a assez reproché.

N.C. : Vous pourriez être des alliés objectifs.

M. Servan-Schreiber : Je vais vous dire : si M. Chirac trouve… c'est son droit, je ne sais pas, je n'ai pas parlé avec lui, je n'ai pas parlé avec lui depuis plusieurs années… Si on trouve qu''il y a lieu à avoir un débat… je l'ai proposé depuis trois jours, puisque nous sommes en désaccord. Il est pour une France nationaliste, soi-disant indépendante, pour refuser les pouvoirs de l'Assemblée que je viens d'évoquer, et il pense, il l'a dit lui-même, s'adressant d'ailleurs à ma proposition, que l'Europe ne pourra rien faire pour la lutte contre le chômage en France. Je pense l'inverse. Alors, j'ai publiquement demandé à M. Chirac un débat sur ce problème majeur : le chômage en France par rapport à l'Europe. J'attends sa  réponse. Si vous trouvez que ça lui a fait plaisir, on va voir s'il ose débattre, s'il accepte le débat que nous devons aux Français. Je propose d'ailleurs la même chose à M. Marchais.

D.G. : En tout cas, vous allez gêner le Président, là. Est-ce que ça ne va pas contre vos amitiés, votre…

M. Servan-Schreiber : Le président de la République a dit lui-même, à plusieurs reprises, que sa fonction et son rôle se situaient en dehors de cette élection et qu'il ne prenait pas position. Donc, il n'a rien à voir…

D.G. : … (inaudible – chevauchement de voix)

M. Servan-Schreiber : Moi, j'écoute ce qu'il dit et je prends mes responsabilités comme responsable politique en tête d'une liste qui se prononce sans équivoque, je le répète, pour l'Europe. Le président de la République, ensuite, jouera son rôle au poste où il est.

N.C. : Vous critiquez très vivement la politique de M. Raymond Barre mais vous épargnez le président de la République. Est-ce que c'est logique dans le système de la Ve République où le Président est quand même le responsable suprême de la politique ?

M. Servan-Schreiber :  Logique ou non, vous voudriez revenir à des problèmes d'institutions et de juridisme. J'ai critiqué…

D.G. : Non, pour savoir.

M. Servan-Schreiber : J'ai critiqué pendant plusieurs années, j'ai été le premier à critiquer et le dernier la politique de M. Chirac comme Premier ministre de M. Giscard d'Estaing. Vous vous en souvenez et il s'en souvient. Et ce n'était pas une raison. M. Chirac est parti, M. Giscard d'Estaing l'a beaucoup critiqué, et puis il est resté président de la République, ce qui est normal. Maintenant, j'ai dit et sur des points précis et, en particulier, je n'en prendrai qu'un, le chômage des jeunes que je ne tolère pas et dons nous savons comment on pourrait le résoudre, M. Barre l'a refusé, j'ai donc eu des divergences très profondes, très humaines, des convictions très différentes de celles de M. Barre. M. Barre s'en ira aussi et puis voilà. M. Giscard d'Estaing reste président de la République. On peut parfaitement… Au nom de quoi faudrait-il parce qu'en 74, il y a bientôt cinq ans… il y a même cinq ans maintenant on a voté – comme je l'ai fait – pour M. Giscard d'Estaing, faudrait-il dire amen à ses gouvernements ? Il n'en est pas question.

D.G. : C'est quand même une politique. Une seule et même politique.

M. Servan-Schreiber : Ah bon, alors vous trouvez que M. Chirac et M. Barre c'est la même politique, que les différents ministres de l'Economie c'est la même politique ? Non.

D.G. : Dans les traditions de la Ve République…

M. Servan-Schreiber : M. Giscard d'Estaing navigue dans des flots difficiles comme il peut, à son jugement, mais j'ai parfaitement le droit, et le devoir, quand même c'est notre conviction et notre avis, de dire que la politique du gouvernement n'est pas celle qui rend le plus service aux Français.

N.C. : Existe-t-il encore, actuellement, un majorité ?

M. Servan-Schreiber : Non, il n'existe pas de majorité. En réalité, bien sûr, il y a une majorité arithmétique au Parlement mais, sur le fondement des choses, sur ce qu'il faut faire, en particulier sur l'Europe d'abord, et puis sur le chômage, et puis sur l'inflation, et puis sur tous les problèmes qui sont liés à l'Europe et au gouvernement, il n'y a plus de majorité, c'est évident.
Alors je voudrais, là-dessus, terminer sur une affaire… enfin, terminer sur cette question, sur une déclaration qu'a faite M. Giscard d'Estaing en 69, qui était très profonde, quant il a voté non au référendum proposé par le général de Gaulle. Il a dit : « Tous les sondages font apparaître que le projet référendaire du général de Gaulle a moins de la moitié de Français chez les jeunes, chez les travailleurs, chez les intellectuels. » Il a ajouté : « Comment peut-on imaginer et comment peut-on admettre de forger l'avenir du pays dans ces conditions-là. » Eh bien, je dis aujourd'hui que tous les sondages montrent que la majorité toute entière a moins du tiers des jeunes, des travailleurs et des intellectuels et que l'U.D.F., à elle seule, a moins du quart des jeunes, des intellectuels et des travailleurs. C'est pourquoi notre rôle est de conforter une politique qui puisse avoir l'appui – sinon il n'y a pas d'avenir – des travailleurs, des jeunes et des intellectuels, entre autres.

N.C. : En somme, vous proposez une autre majorité ?

M. Servan-Schreiber : Mais c'est évident.

D.G. : Laquelle ?

M. Servan-Schreiber : Nous dépasserons le problème de majorité, étant donné l'effort qui va être demandé aux Français, étant donné ce que vous voyez tous les jours en ce moment : l'inflation, le chômage, les drames quotidiens, le niveau de vie…

D.G. : Qui, monsieur Servan-Schreiber, qui pour diriger la France, alors.

M. Servan-Schreiber : Le consensus le plus large possible. Je dirai, pour résumer, qu'il est à peu près impossible de gouverner dans des conditions si difficiles avec moins des deux tiers des Français. Alors, il faut obtenir cette nouvelle majorité qui sera un consensus national sur une politique, pas arithmétiquement, pas en débauchant tel ou tel parti, mais sur une politique qui recueille l'approbation de plus des deux tiers des Français.

D.G. : Monsieur Servan-Schreiber, où trouvez-vous l'argent nécessaire à votre campagne ? Ça coûte cher ?

M. Servan-Schreiber : C'est très simple, c'est très simple. Je répondrai. C'est très cher et je vais même citer le chiffre, on ne le citera jamais assez. Une campagne comme celle-là, sans faire aucun acte de propagande, simplement les bulletins légaux de vote, les professions de foi légales de vote et les affiches sur les panneaux légaux et rien d'autre, coûte 380 millions d'anciens francs. Sans rien faire. Donc, c'est affreux et inique. Alors, nous avons eu un comité de financement pour avancer cet argent. Dans quelle espérance ? Que nous allons, naturellement, dépasser les 5 % et qu'ils seront remboursés.

D.G. : Avec qui vous faites ce financement ? Qui vous a aidé ? Parce que vous n'avez pas de parti, vous n'avez pas…

M. Servan-Schreiber : Il n'y a pas de mystère. Il n'y a pas de mystère. Mme Jacqueline Patenôtre n'en fait aucun mystère, et c'est sa franchise et son courage. Du fait qu'elle n'est pas sans appuis financiers et qu'elle n'est pas sans amis ayant des moyens financiers, elle a présidé le comité de financement qui a avancé l'argent jusqu'à ce que nous fassions les 5 %.

N.C. : Monsieur Servan-Schreiber, dernière question. Vous avez pris souvent des risques dans votre vie politique, vous avez montré ce que l'on appellerait, en termes journalistiques, des coups. Est-ce que, cette fois-ci, le coup n'est pas perdu d'avance ?

M. Servan-Schreiber : Çà, c'est le contraire d'un coup. Ça a été une préparation longue, difficile, technique et, maintenant, une campagne de jour en jour. Il reste dix jours de campagne, heureusement. Et je tiens à remercier Antenne 2 où je parle maintenant de cette liberté de parole démocratique que vous nous donnez, ce qui n'est pas le cas partout. Hier, j'étais à Strasbourg, scandalisé, et pas moi scandalisé, les journalistes de la rédaction de FR3 Strasbourg sont venus me dire…

N.C. et D.G. : Ne mettez pas en cause des journalistes d'autres chaînes.

M. Servan-Schreiber : Mais ils m'ont demandé de le dire. Ils m'ont demandé de le dire. En tout cas, je vous remercie de ce que vous faites aujourd'hui, qui est démocratique et normal, et vous le faites. Et je vous dirai que c'est le contraire d'un coup, c'est notre devoir. Alors, depuis vingt-cinq ans maintenant, Françoise Giroud qui conduit cette liste avec moi, nous avons pris des risques dans beaucoup de combats : la décolonisation avec Mendès France, comme la lutte contre le gaullisme industriel, contre les fantaisies ruineuses, Concorde et d'autres…

P.L. : Monsieur Servan-Schreiber, je suis obligé de vous interrompre. Nous allons nous-mêmes être interrompus dans cinq secondes maintenant.

Juste notre prochain rendez-vous, ce soir 18 h 30, « C'est la vie », présenté par Noël Mamère. Merci, à demain.