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Le débat relatif à la monnaie européenne a connu de nouveaux rebondissements au cours des dernières semaines. En France, les oppositions déclarées ou cachées à l’union économique et monétaire ont reçu le renfort ambigu de l’éloquence de certains et de l’inquiétude du plus grand nombre. Pour les partisans de l’Europe monétaire, qui savent bien que les années 1997 et 1998 auront la même importance pour notre continent que les années 1957 et 1958, il est grand temps de réagir. Il y a un « avis de grand frais » sur la construction européenne.
J’ai rencontré, au cours de cette semaine qui précède le Conseil européen de Dublin, les deux chefs de gouvernement espagnol et italien. L’un et l’autre, M. Aznar et M. Prodi, m’ont confirmé, avec beaucoup de force, la volonté de chacun des deux pays d’être présents au rendez-vous de la monnaie unique. L’un gouverne au centre droit, l’autre au centre gauche. Chacun des deux pays a choisi dans le passé récent de s’éloigner pour un temps des contraintes monétaires européennes. Chacun aujourd’hui mène une politique courageuse de réduction de sa dépense publique.
Cette volonté nouvelle qui vient du Sud, de là où l’Europe a été nommée, voulue et illustrée avec le plus d’éclat, doit être entendue en France. Mieux encore : la France doit s’associer davantage aux efforts de ces deux pays pour faire entendre en Europe une voix latine, où la culture et l’histoire peuvent retrouver toute leur place.
Soutenir l’union économique et monétaire, ce n’est pas seulement permettre dans les faits la réalisation d’un projet qu’une majorité de Français a accepté par référendum, c’est aussi offrir à notre pays, comme à nos voisins européens une nouvelle chance de renouer avec leur historique de nations qui font l’histoire au lieu de la subir. L’Europe de la Méditerranée doit se faire entendre de l’Europe rhénane.
Parce que le monde a changé, qu’il est devenu multipolaire, que le poids financier d’un pays est désormais souvent plus lourd que celui de ses armées, notre indépendance et notre pouvoir d’influence dans les affaires du monde doivent se concevoir dans le cadre de l’Union européenne et non dans l’isolement monétaire ou douanier. Jean Monnet, Charles de Gaulle, Valéry Giscard d’Estaing ou François Mitterrand hier, Jacques Chirac aujourd’hui l’ont compris. À l’inverse, la France du déclin reste aujourd’hui celle de la dévaluation, du repli sur soi et l’exaltation solitaire de la monnaie comme le fut naguère celle des tarifs Méline. Au-delà du choc des idées, il est impératif de percevoir, en termes d’histoire, la dimension tragique de cette France-là, qui associe étrangement l’arrogance à la pauvreté.
Je souhaite, pour ma part, continuer à participer sereinement à ce débat, comme je l’ai fait depuis plus de dix ans à chaque fois que les adversaires de l’Europe risquaient de mettre en péril ce mouvement de notre pays vers son évidente responsabilité européenne.
Trancher la question de l’Europe monétaire aujourd’hui, c’est répondre à trois interrogations essentielles : le laxisme monétaire permettrait-il une croissance plus forte que la politique actuelle ? Un franc isolé donnerait-il plus d’indépendance à la France que notre participation à une grande monnaie européenne ? L’Europe monétaire doit-elle être réservée à un nombre réduit d’États les plus rigoureux ou associer le maximum de nos partenaires européens ?
Le laxisme monétaire permettrait-il une croissance plus forte que la politique actuelle ?
Les partisans de la dévaluation du franc et de la remise en cause de l’UEM pensent qu’une autre politique monétaire permettrait des taux d’intérêt plus bas et des exportations plus faciles, donc une croissance plus forte. Il faut pourtant le dire à l’opinion : les faits leur donnent radicalement tort. Les pays européens à monnaie faible ont aujourd’hui des taux d’intérêt plus élevés et un commerce extérieur moins florissant que le nôtre. Il suffit de lire les chiffres comme ils sont pour percevoir la dimension essentiellement fantasmatique de « l’autre politique ». Il est d’ailleurs pour le moins étonnant que ce débat ressurgisse dans notre pays au moment où nos taux d’intérêt atteignent un point bas historique et notre commerce extérieur atteint un record qui nous place dans le trio de tête mondial, pour les exportations par habitant. Dans le débat sur la monnaie, le masochisme et l’aveuglement se font parfois la courte échelle.
Dévaluer le franc, et à plus forte raison revenir sur l’engagement de réaliser l’UEM, ne nous donnerait aucune marge de manœuvre supplémentaire ni en matière de taux d’intérêt, ni en matière de commerce extérieur, ni, à moyen terme, en matière d’emploi ; il n’y a aucun surcroît de croissance à attendre du laxisme monétaire. Dans aucun pays développé, la croissance ne s’obtient par des artifices.
Après avoir cherché d’autres voies, nos amis italiens, et surtout espagnols, l’ont bien compris : les clefs de la réussite sont le réalisme monétaire, une plus grande rigueur budgétaire et la réforme structurelle de l’économie. Le redressement de ces deux pays depuis peu en est le meilleur exemple. Ne partons pas, une nouvelle fois, quinze ans après les nationalisations, sur une fausse piste. Mais sachons, au contraire, trouver dans leur volonté de réforme et leur pugnacité de nouvelles raisons de tenir le cap.
Un franc isolé est-il un meilleur gage d’indépendance qu’une grande monnaie européenne ?
Il faut, pour nos compatriotes, répondre à cette question, qui n’est pas moins fondamentale. Au-delà de la réalité « minérale » des chiffres, il est essentiel que l’ensemble des décideurs politiques français prennent acte des transformations des dix dernières années : la liberté des capitaux est devenue un fondement, une réalité structurelle du système international, sur laquelle il n’est plus possible de revenir, sauf cataclysme.
Aucun gouvernement français n’aura plus la possibilité de décider arbitrairement de baisser le niveau de nos taux d’intérêt, contre la volonté des marchés. Refuser, en 1996, de reconnaître le rôle des marchés financiers dans la fixation des taux d’intérêt est un contresens économique aussi grave que l’était le principe de nationalisation des moyens de production il y a quinze ans. Dès lors, les Français ne gagneraient rien à empêcher l’émergence d’une grande monnaie européenne de réserve, qui sera pour nous un bien meilleur facteur d’indépendance vis-à-vis des opérateurs des marchés financiers qu’un franc isolé dans la compétition internationale.
L’euro sera à l’évidence un formidable vecteur de puissance pour les Européens. Aujourd’hui, les États-Unis disposent d’une prééminence considérable sur les plans diplomatique, militaire et financier. En revanche, l’Europe est désormais une puissance économique majeure. Avec l’euro, les Européens disposeront d’une monnaie en rapport avec leur prééminence économique. La mise en place de l’euro est donc une des étapes essentielles du nécessaire rééquilibrage entre l’Europe et les États-Unis. Là encore, les Italiens et les Espagnols l’ont compris, tout autant que les Allemands.
L’Europe monétaire doit-elle être réservée à un nombre réduits d’États nordiques ou recouper au maximum l’Europe du grand marché ?
Cette question n’est pas la moins importante des trois. Le président de la République et le Premier ministre ont réaffirmé avec force le rôle majeur du couple franco-allemand dans la réussite de la construction européenne. C’était évidemment indispensable dans les circonstances actuelles. Pour autant, il ne faudrait pas que l’UEM devienne une chasse gardée des pays d’Europe du Nord, qui ont su mettre en œuvre plus rapidement que les autres leur politique d’ajustement.
L’Europe monétaire sera équilibrée si elle l’est géographiquement et culturellement. C’est la raison pour laquelle il faut créer un nouveau partenariat avec nos amis italiens et espagnols et s’appuyer sur eux pour préparer la prochaine étape – décisive – du passage à la monnaie unique.
Il me semble qu’une initiative française dans ce domaine serait la bienvenue. Pourquoi ne pas profiter du retour récent de la lire dans le SME (à bon taux) pour la provoquer ? Il s’agirait de réaffirmer, dans un cadre trilatéral, le soutien français aux réformes mises en œuvre dans ces deux pays en vue de respecter les critères fixés par le traité de Maastricht. Le couple franco-allemand ne doit pas étouffer la voix des pays latins lorsqu’elle s’exprime avec une telle cohérence. Les trois grands pays du sud européen peuvent – s’ils agissent ensemble – donner à notre continent la dimension, la force et le rayonnement qui lui sont nécessaires.
Réussir avec tous nos partenaires, et notamment avec les monnaies latines, le passage à l’euro doit devenir un grand objectif national. En s’associant dans cet esprit avec ses deux grands voisins méditerranéens, la France retrouverait là une part importante de son histoire, un rôle à sa mesure, une identité qu’elle a, depuis quarante ans, trop souvent dédaignée.