Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, de l'industrie et des finances, à France-Info, le 12 mars 1998, sur l'éventualité d'une victoire de la gauche aux élections régionales en Ile-de-France, sur le partage des présidences de région entre les différentes composantes de la majorité plurielle, sur l'affaire Elf Aquitaine et la mise en cause de Roland Dumas, sur la reprise économique et la perspective d'une baisse du taux de chômage.

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Média : France Info

Texte intégral

P. Boyer : Monsieur Strauss-Kahn, bonjour.

D. Strauss-Kahn : Bonjour.

P. Boyer : Croyez-vous qu’il y aura un tremblement de terre en Île-de-France au soir du 15 mars ?

D. Strauss-Kahn : Vous faites allusion à la phrase de C. Pasqua qui a dit que si la gauche gagnait, il y aurait un tremblement de terre. Écoutez, je crois que si la gauche gagne en Île-de-France, cela sera très significatif. D’abord parce que cette région a toujours été classée sociologiquement à droite. Donc, si la gauche gagne, c’est un vrai événement, et puis surtout, cela va être très significatif parce que cela va changer considérablement la vie quotidienne sur les fonctions qui sont celles de la région : les transports, le logement social, la formation, etc. Mais enfin, c’est loin d’être fait ; c’est loin d’être fait. Une campagne, ça va jusqu’au bout. Les sondages qui sont parus n’ont pas été défavorables à la gauche, mais il y a encore beaucoup de gens qui n’ont pas choisi. Et donc, je considère qu’on est loin d’avoir encore gagné.

P. Boyer : Mais si J.-P. Huchon devient président de la région capitale, la semaine prochaine, qu’est-ce que vous devenez, vous, en Île-de-France ? Vous tirez les ficelles derrière le président ?

D. Strauss-Kahn : Absolument pas. Ça, c’est une vision ancienne de la politique de croire qu’il y a des gens qui tirent des ficelles. Moi j’ai hésité, chacun le sait, jusqu’à la fin du mois de janvier, de savoir si je devais rester au Gouvernement ou bien dans l’hypothèse où on gagnerait la région, de la présider, ce que me demandaient mes amis. On a discuté collectivement ; on est arrivé à la conclusion que ma mission au Gouvernement n’était pas terminée et donc on a cherché un autre président. J.-P. Huchon sera un parfait président avec fonction pleine et entière. Moi je serai conseiller régional, et je siégerai à la région, parce que la région m’intéresse, je l’ai toujours dit. Et ce n’est pas parce que je suis aujourd’hui au Gouvernement que je ne vais pas m’intéresser à la région.

P. Boyer : Mais après avoir hésité, vous ne pourriez pas changer d’avis, plus tard, une fois que l’euro est installé ?

D. Strauss-Kahn : Non, je ne vais pas changer. D’ailleurs le mandat de J.-P. Huchon sera un mandat de six ans. Je ne dis pas que ça ne m’aurait pas intéressé, la région, au contraire, ça m’aurait beaucoup intéressé ; il y a beaucoup à y faire. Il y a tellement peu qui a été fait pendant les vingt ans où le RPR a été au pouvoir que c’est un vrai pari et un vrai changement à faire. Mais le Gouvernement est en place depuis trop peu de temps. J’ai des choses à faire : vous avez parlé de l’euro, c’est vrai ; la croissance qui est en train de revenir ; l’emploi qui est au bout de l’année 98 ; il y a la baisse du chômage. Tout ça, ce sont des missions que L. Jospin m’a confiées. Il n’était finalement pas question que je m’y dérobe.

P. Boyer : Les régions ne sont pas mal gérées. Il paraît qu’elles ont même un petit magot sur lequel on louche de temps en temps à Bercy, quand il s’agit de leur confier des financements, de se décharger d’une mission ?

D. Strauss-Kahn : Mais écoutez, je ne sais pas si les régions ont un magot. Ce que je sais, c’est qu’en Île-de-France dont le budget fait une quinzaine de milliards, ce qui n’est pas rien, la précédente majorité n’a pas trouvé le moindre sou pour mettre en place le moindre emploi-jeune. Vous savez que les emplois-jeunes sont financés à 80 % par l’État et à 20 % par le partenaire, comme une association. Mais en région Île-de-France, zéro. La région : zéro emploi-jeune. Il faut croire qu’elle n’a pas tant d’argent que ça, parce que je ne peux pas imaginer quand même que ça soit de leur propre chef que les dirigeants de la région, le RPR, M. Giraud, aient décidé qu’ils ne s’intéressaient pas aux jeunes.

P. Boyer : Donc, à Bercy, on ne va pas mettre main basse sur un certain nombre de cagnottes, en fixant des charges aux régions ?

D. Strauss-Kahn : Malheureusement, le mythe des cagnottes, ça fait longtemps qu’il a disparu. Il n’y a pas de cagnotte. Il y a des budgets qui sont importants ; il y a des choses à faire avec ces budgets ; il y a à voir si ça a été fait de façon efficace ou pas. Et je le dis clairement : en Île-de-France, l’argent n’a pas été dépensé de façon efficace. D’ailleurs, le scandale des lycées, vous le connaissez, avec la Cour des comptes qui est dessus et les condamnations qui vont peut-être venir, en tout cas les mises en examen montrent que non seulement ça n’a pas toujours été efficace, mais que même parfois ça a été assez frauduleux, je dirais presque crapuleux. Mais ce qui est clair, c’est qu’il n’y a pas de cagnotte.

P. Boyer : Si vous emportez beaucoup de régions, le PS sera bien obligé de laisser quelques présidences à ses partenaires ?

D. Strauss-Kahn : Sans doute, oui.

P. Boyer : Par exemple, en cas de marge victoire, on ne voit pas comment les Verts n’auraient pas une région, dont celle du Nord Pas-de-Calais où ils sont sortants, et cela quel que soit le score de Monsieur Delebarre ?

D. Strauss-Kahn : Écoutez, moi je m’occupe des régionales en Île-de-France. Je connais trop peu…

P. Boyer : Vous avez une vue nationale ?

D. Strauss-Kahn : Oui, oui, mais je connais trop peu la situation spécifique de telle ou telle région. Pour vous dire, ce qui est clair en effet, c’est que nous menons une campagne ensemble. C’est la majorité plurielle qui fait campagne, et donc, en fonction des résultats, il est normal qu’il y ait des présidences de région qui soient assumées par chacune des parties prenantes de cette majorité plurielle.

P. Boyer : Donc, on ne voit les Verts ailleurs que dans le Nord Pas-de-Calais, avec une présidente sortante ?

D. Strauss-Kahn : Ça, c’est votre appréciation.

P. Boyer : Si vous emportez une majorité de région, que ferez-vous de cette victoire au plan national et politique ?

D. Strauss-Kahn : Je crois que c’est très important. Il y a des conséquences régionales évidemment d’une victoire en Île-de-France ou ailleurs, je ne m’étends pas là-dessus. Mais on voit bien qu’en matière de transports, par exemple, en Île-de-France, il y a énormément à faire pour lutter contre la pollution.

P. Boyer : Au plan national ?

D. Strauss-Kahn : Mais il y a aussi évidemment une signification nationale, D’ailleurs ce n’est pas tellement nous qui l’avons cherchée, mais le RPR et l’UDF passent leur temps à dire que c’est national et qu’il ne faut pas laisser tout le pouvoir à la gauche et aux Verts.

P. Boyer : Et oui, l’hégémonisme qui pointe ?

D. Strauss-Kahn : Oui, sauf que honnêtement, de 95 à 97, la droite était à l’Élysée ; à partir de 95 en tout cas, au Gouvernement, à l’Assemblée, au Sénat, dans les départements, dans les régions. Ça ne les a jamais gênés. Donc, il ne faut pas exagérer. La réalité, c’est qu’il est bon en effet qu’il y ait une correspondance, parce que la politique que L. Jospin mène est une politique de partenariat. Sur beaucoup de sujets, il tend la main à des collectivités locales notamment pour que s’associent l’État et les collectivités locales, en l’occurrence la région, s’associent pour faire des choses ensemble. Et dans ces conditions, il faut avoir envie de s’associer. L’exemple que je donnais à l’instant sur les emplois-jeunes le montre. Si la région ne veut pas s’associer à la politique nationale, si elle ne veut pas faire des emplois-jeunes, eh bien, elle n’en fait pas en région, et c’est dommage.

P. Boyer : Les sondages ne sont peut-être pas fameux pour la droite, mais ils sont excellents pour le Président Chirac qui va apparaître plus que jamais comme le leader naturel de l’opposition ?

D. Strauss-Kahn : Le président de la République est le président de tous les Français. Je crois qu’il exerce sa charge dans cet esprit. Les Français ne semblent pas être mécontents du couple exécutif – le président de la République et L. Jospin, le Premier ministre – et donc en effet la cote du président Chirac est plutôt bonne. Je ne suis pas sûr que cela rejaillisse spontanément directement sur le score des listes du RPR et de l’UDF pour les élections régionales.

P. Boyer : Les fantômes des affaires des années 80-90 refont surface. On reparle du Crédit lyonnais et de ses filiales mirobolantes.

D. Strauss-Kahn : On n’a pas cessé de parler du Crédit lyonnais depuis des années.

P. Boyer : Et Elf Aquitaine, maintenant, qui éclabousse un haut personnage. On n’en aura jamais fini à gauche de solder ces années-là ?

D. Strauss-Kahn : Ben, sur les années du Crédit lyonnais, c’est long à solder, parce qu’il faut bien voir la façon dont ça a été géré depuis 95. J’ai beaucoup de critiques à faire là-dessus, je les ai déjà faites, Ce n’est pas l’heure de les indiquer. J’étais à l’Assemblée nationale les montrer. Si ce dossier avait été mieux géré depuis 95, nous n’en serions sans doute pas là. Maintenant, en effet, il peut y avoir d’autres sujets qui méritent attention.

P. Boyer : Et donc les affaires Elf par exemple, Thomson. On est, là, dans les années Mitterrand ?

D. Strauss-Kahn : On est, là, dans des années dans lesquelles des commissions semblent avoir été versées pour des marchés d’armements. La procédure existe depuis 1974, et elle a existé jusqu’en 93, quand P. Bérégovoy, qui voulait moraliser la vie politique et notamment les pratiques au plan national, l’a supprimé. De 74 à 93, en effet, cette procédure a existé.

P. Boyer : Et des millions qui valsent dans l’entourage d’un ministre socialiste, de comptes suisses en comptes suisses, ça ne vous fait pas un peu mal au cœur ?

D. Strauss-Kahn : Écoutez, je n’ai pas l’habitude, et vous non plus sans doute, de me prononcer sur des affaires où rien, pour le moment, n’a été jugé. La présomption d’innocence est quelque chose qui existe dans notre droit, et donc je ne ferai aucun commentaire sur cette affaire tant que la justice ne se sera pas prononcée. Maintenant, si, comme vous le dites, il y a des choses qui semblent critiquables du point de vue de la justice de notre pays, je serai avec, je pense, la plupart des Français, choqué qu’il ait pu y avoir des choses de cette nature.

P. Boyer : Et vous ne croyez pas que R. Dumas rendrait un fier service à la République, s’il démissionnait ?

D. Strauss-Kahn : C’est à lui de voir ce qu’il entend faire en fonction de ce qu’il sait, lui, du dossier. Encore une fois, la présomption d’innocence est une partie indispensable du fonctionnement de la justice.

P. Boyer : Où en est la croissance, où en sont les prévisions pour l’emploi ? À la fin de l’année, vous voyez l’emploi en France à quel niveau ? La courbe du chômage, bien sûr.

D. Strauss-Kahn : L’emploi d’abord. Je pense que la croissance qui revient – chacun le reconnait aujourd’hui, même s’il y a encore un mois, on disait que nous n’atteindrions pas les 3 % de croissance, chacun le reconnaît aujourd’hui –, l’emploi devrait faire que la croissance génère 300 000 emplois d’ici la fin de l’année. C’est considérable, 300 000 emplois, auxquels il faudra rajouter 100 à 150 000 emplois-jeunes. Ça aura un effet sur le chômage, d’ailleurs ça l’a déjà, puisque vous vous souvenez que le taux de chômage a atteint 12,5 en octobre, et qu’il a baissé à 12,1 en janvier. Ce n’est pas suffisant, évidemment. Pour les chômeurs, c’est très insuffisant, mais c’est un début. Ça montre que nous sommes sur la bonne voie.

P. Boyer : En demandeurs d’emploi, l’objectif de fin d’année, vous le situez où ?

D. Strauss-Kahn : Oh, vous savez, il faut être bien savant ou bien prétentieux pour être capable de fixer les objectifs de cette nature. Je pense qu’au deuxième semestre, je l’ai annoncé depuis plusieurs mois, nous aurons une baisse sensible du chômage. La chiffrer, aujourd’hui, est très difficile.

P. Boyer : La descendre en-dessous des 3 millions, c’est envisageable ?

D. Strauss-Kahn : Ça doit être l’objectif.