Interviews de Mme Arlette Laguiller, porte-parole de Lutte ouvrière, à RTL le 5 et à France-Inter le 6 mars 1998, sur la lutte contre le chômage.

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Circonstance : Elections régionales du 15 mars 1998

Média : Emission L'Invité de RTL - France Inter - RTL

Texte intégral

RTL le jeudi 5 mars 1998

Q. – Après le plan de lutte et de prévention des exclusions, faites-vous partie de ceux qui disent : c’est bien mais pas assez, peut faire mieux. Ce matin, Madame de Gaulle-Anthonioz, d’ATD-Quart Monde dit, après tout c’est positif, cela va un petit peu quand même améliorer les choses ?

R. – Je suis, bien sûr, pour les aides supplémentaires qui sont accordées aux exclus du système. Mais je serais surtout pour qu’on prenne les mesures efficaces, radicales, pour arrêter la machine à fabriquer des chômeurs, à fabriquer des exclus.

Q. – Alors, c’est quoi les mesures radicales ?

R. – Les mesures radicales, c’est de prendre sur les profits du grand patronat, des grandes entreprises, ces profits qui sont en hausse constante depuis vingt ans. Et on nous dit que, plus les profits des entreprises augmenteront, mieux va l’économie, et plus il y aura possibilité de créer des emplois. Et bien, c’est tout le contraire. Depuis vingt ans que les profits sont en croissance permanente, le chômage n’a pas cessé d’augmenter.

Q. – Reste quand même que les moyens financiers n’avaient jamais été atteints pour un plan comme cela contre l’exclusion ?

R. – Vous savez, le plan, si j’ai bien compris, c’est 38 milliards par l’État sur trois ans, dont en réalité seulement 22 milliards de fonds nouveaux, le reste est un redéploiement, paraît-il. Eh bien, c’est très peu, par rapport à ce que l’État donne chaque année au patronat, sous forme d’exonérations sociales, d’exonérations fiscales, de subventions de toutes sortes, cela atteint de l’ordre de 300 à 350 milliards. Alors, voyez-vous, c’est plutôt d’un côté des petites choses pour les exclus, et beaucoup pour le grand patronat.

Q. – Le 8 mai 1997, chez O. Mazerolle, sur RTL, vous affirmiez : « la gauche, aujourd’hui, pas plus que la droite, n’a de programme pour ce qui concerne le chômage ». Vous rediriez la même chose aujourd’hui ?

R. – Oui. Par exemple, je suis frappée que ce gouvernement de la gauche plurielle n’ait pas réaugmenté l’impôt sur les bénéfices des sociétés à 50 %, tel qu’il était sous un homme de droite, qui n’était tout de même pas un ennemi du patronat, qui s’appelait Giscard d’Estaing. Et là, il y aurait de quoi, justement, faire rentrer de l’argent, parce que les bénéfices de l’ensemble des sociétés étaient de 1 500 milliards il y a trois ans, il semble que cela soit plutôt 1 800 milliards aujourd’hui. Tout ce qui est annoncé aujourd’hui dans les journaux financiers, c’est des profits en hausse. Et ces profits servent à quoi ? À des opérations pour que les entreprises se rachètent les unes les autres, quand ce n’est pas pour la spéculation financière et monétaire, et dont on voit aujourd’hui les catastrophes que cela entraîne pour les populations en Asie du sud-est.

Q. – Pour vous, le slogan, c’est faire payer les riches ?

R. – C’est faire payer effectivement les grands propriétaires d’entreprise, les gros actionnaires, parce que, en deux ans, on nous dit le cours des actions en Bourse, le prix des actions en Bourse, a augmenté de 60 %, de 14 % depuis le début de l’année. Quel travailleur a vu,    soit au chômage ou soit salarié, son capital augmenter d’autant ?

Q. – Est-ce que Lutte ouvrière s’associe à la Journée internationale des femmes dimanche prochain ?

R. – Je serai en activité, comme d’habitude, et les femmes de Lutte ouvrière seront sur le terrain, puisque sur nos listes, – nous présentons 68 listes – un tiers des femmes dirigent ces listes. Elles feront leur travail.

Q. – Les élections régionales : quel sera le thème central de votre campagne, la campagne de Lutte ouvrière que vous avez déjà commencée ?

R. – La campagne, c’est de ne plus tolérer les licenciements, le chômage, et la misère. Or dans ce pays, il existe une énorme richesse, c’est celle du grand capital, c’est les bénéfices des grandes entreprises. N’importe quel gouvernement, qui se refuse à prendre dans ces profits ne pourra pas venir à bout du chômage, ne pourra pas créer les emplois qui manquent. C’est pas 50 000, c’est même pas 700 000 emplois qui manquent. C’est 3 à 5 millions d’emplois qui manquent. On dit qu’il y a trois millions de chômeurs officiels, mais cela fait 5 millions si on compte tous ceux qui n’ont que des emplois précaires, des CDD, des CES, des emplois à temps partiel. Et aujourd’hui, on dit qu’on peut être salarié, et ne gagner que moins que le SMIC, la moitié, les trois-quarts du SMIC.

Q. – Ça fait quand même neuf mois que la gauche – dite plurielle est au pouvoir ; elle gère donc une politique qui ne va pas dans le sens que nous souhaitez ?

R. – Elle gère une politique qui ne s’attaque pas au profit du patronat ; cette gauche est timorée, elle ne veut pas prendre l’argent sur les profits. Elle risque fort en faisant cela, finalement, de se déconsidérer, de décevoir une nouvelle fois et de refavoriser le retour de la droite, si ce n’est pas malheureusement aussi, la montée de l’extrême droite.

Q. – Vous souhaitez toujours « le grand soir » ?

R. – Il y a un Monsieur qui s’appelait de Gaulle, qui en 1968, lui, a cru au "grand soir", pendant quelques jours ; il est même parti se réfugier en Allemagne pour savoir si l’armée était prête à le défendre ; et pourtant c’était pas la révolution, c’était la grève générale. Mais oui ! Les chômeurs, les exclus, les salariés eh bien ils en ont assez de voir la richesse grandir un bout, et de voir que la misère grandit dans ce pays ! Il y a 7 millions de personnes qui ne vivent pas normalement, sans compter leurs familles, sans compter leurs enfants. Eh bien c’est ça qu’il faut changer ; les travailleurs et les chômeurs pourront dire qu’ils sont d’accord avec ça en votant pour les listes Lutte ouvrière, et ça nous renforcera pour nos luttes, parce qu’il n’y a que nos luttes qui permettront de faire reculer le Gouvernement et le patronat !

Q. – Estimez-vous que la majorité dans cette campagne, comme l’opposition, ont une position claire vis-à-vis du Front national ?

R. – Malheureusement, je dirais non. Parce que, finalement, c’est une concession à toutes ces idées du Front national que ce Gouvernement de la gauche plurielle n’ait pas abrogé les lois Pasqua-Debré ; et qu’il ne s’apprête qu’à régulariser sans doute que la moitié des demandeurs de papiers, des demandeurs d’asile. Et en ce qui concerne l’opposition de droite, eh bien je dirais que, malheureusement, il y a beaucoup de discours, beaucoup de paroles où on voit que la droite, elle aussi, flatte tous ces préjuges odieux, tous ces propos xénophobes ; parce qu’on met en avant l’immigration, les immigrés comme boucs émissaires, alors que le véritable ennemi des travailleurs, ceux qui créent le chômage, c’est le patronat, le très grand patronat. Quand on voit que Renault avec 4,6 milliards de bénéfices en 1997 dit qu’il va supprimer 2 700 emplois, on ose appeler ça la lutte contre le chômage ?! Il suffirait de prendre un dixième de ces profits pour continuer à salarier les 2 700 emplois qu’on s’apprête à supprimer !

Q. – Une brève et dernière question politique, politicienne : vos élus, lors des élections des présidents de région, voteront pour les candidats de la gauche plurielle ?

R. – Vous savez, franchement, je trouve que c’est une question politicienne. Je pense que ce n’est pas le problème. Moi ce que je dirai au moment du vote, si je suis élue, c’est : est-ce que vous, qui vous présentez comme présidents, êtes-vous prêts à interdire les licenciements collectifs et les plans de suppressions d’emplois quand il y a 3 millions de chômeurs officiels ? Êtes-vous prêts d’augmenter l’impôt sur les bénéfices de sociétés ? Êtes-vous prêts d’imposer lourdement les profits boursiers ? Mais s’ils ne sont pas d’accord avec ça, eh bien je me présenterai, et on verra s’ils votent pour moi !

France Inter le vendredi 6 mars 1998

Q. – S’agissant de la gauche plurielle, jusqu’où va le pluriel ? Au Zénith, hier soir à Paris, se côtoyaient R. Hue, PCF, D. Voynet, Verts, J.-M. Baylet, Radicaux de gauche, G. Sarre, Mouvement des citoyens et nombre de ministres socialistes autour de L. Jospin, invité exceptionnel. L’irruption d’un groupe de sans-papiers a, un instant, distrait l’ordre de la fête, ils ont été priés de se taire. Cependant que R. Hue considérait que la volonté de changement exprimée en juin dernier au moment des législatives n’a pas perdu de sa force.

Vous êtes plurielle ? À gauche.

R. – Moi, je serai toute seule ce soir à la Mutualité où se tiendra le meeting des candidats de LO. Nous dirons ce soir qu’il est nécessaire que l’on prenne des mesures de salut public qui s’en prennent vraiment à la crise, au chômage, à la misère qui grandit dans ce pays.

Q. – Vous continuez de penser que le Gouvernement est le jumeau du gouvernement Juppé ?

R. – Je pense que ce gouvernement ne prend pas les mesures efficaces, radicales qu’il faudrait pour éradiquer le chômage. Je pense en particulier qu’il faut absolument prendre sur les bénéfices des grandes sociétés qui sont en hausse constante depuis 20 ans alors que depuis 20 ans, le chômage ne cesse pas d’augmenter. Il faut que ce gouvernement relève, par exemple, l’impôt sur les bénéfices des sociétés, au moins au niveau où il était sous Giscard, qui était plutôt un ami du patronat, quand même. Il faut aujourd’hui la levée du secret bancaire et du secret commercial pour que l’on puisse voir justement où va l’argent, a quoi il sert parce qu’aujourd’hui, tous ces capitaux, tous ces bénéfices servent finalement à la spéculation financière ou au rachat d’autres entreprises mais il ne sert pas à développer l’emploi. Et il y a vraiment urgence aujourd’hui quand il y a non seulement 3 millions de chômeurs officiels, mais on le sait, 7 millions de personnes qui n’ont pas une vie normale – et c’est sans compter leurs familles. Quand il y a une catastrophe sociale au niveau national, il faut prendre des mesures radicales qui s’imposent.

Q. – Mais considérez-vous que la gauche et notamment le PCF ne font pas complètement leur métier ?

R. – La gauche comme le PCF, qui fait partie de ce gouvernement pluriel, risquent une nouvelle fois de se déconsidérer, de démoraliser la classe ouvrière qui attend quelque chose effectivement et qui ne voit rien venir. Le problème, c’est que derrière, il y a la droite qui espère se refaire une santé et surtout il y a cette extrême droite, tapie, qui n’attend justement qu’une nouvelle démoralisation de la classe ouvrière pour avancer encore ses pions.

Q. – Et face à cette extrême droite, est-ce que l’extrême gauche monte ? Les derniers sondages publics sont assez favorables l’extrême gauche, parce que 4 % au plan national, c’est pratiquement le double de ce qu’elle gauche avait obtenu aux dernières législatives.

R. – C’est un peu moins que ce que j’avais fait aux présidentielles de 1995. À l’époque, 1,6 millions d’électeurs avaient déjà approuvé les mesures que j’avais proposées et qui consistaient à prendre sur les profits des entreprises. On ne peut pas voir toutes ces grandes entreprises annoncer des augmentations de profit de 30 % pour les supermarchés Casino, 263 % pour les supermarchés Rallye, 40 % pour Usinor, 70 % pour Alsthom et parallèlement voir tous ces plans de suppression d’emplois ou de licenciements. Dans toutes les régions que j’ai traversées, partout on s’apprête de nouveau à supprimer des dizaines de milliers d’emplois. Alors ça suffit de mettre la tête des travailleurs sous l’eau, pendant que les grandes entreprises font des profit, spéculent sur toutes les places financières, avec les catastrophes que l’on voit aujourd’hui par exemple en Asie du sud-est.

Q. – Est-ce que la politique répond aux préoccupations de l’opinion ? On a même accusé l’extrême gauche et les trotskistes d’avoir manipulé le mouvement des chômeurs.

R.  – C’est une sinistre blague. Les chômeurs sont des individus à part entière qui ont choisi depuis dix ans de s’organiser dans des associations et là, il se trouve que la coupe est pleine et que finalement ces associations ont réussi à mobiliser plus largement. Le grand mérite justement de ce mouvement, c’est que personne ne peut ignorer cette misère qui grandit dans le pays. Les Restaurants du cœur, quand ils se sont créés, servaient sept millions de repas, ils en ont servi 61 millions l’année dernière et je ne sais pas combien en 1997-1998. Ça veut dire que la misère grandit, que la précarité grandit et qu’il n’y a pas que les chômeurs qui tombent dans la misère. Aujourd’hui on sait qu’un salarié sur dix dans ce pays gagne moins de 3 650 francs. Pourquoi ? Parce que les seuls emplois qui sont créés sont des emplois précaires, des emplois à temps partiel, en intérim, en CDD, des CES où l’on peut être salarié et ne pas gagner de quoi vivre, être endetté et sombrer dans la misère. Alors oui, les chômeurs ont mis sur le devant de la scène tous ces problèmes, toute cette misère, à opposer justement à l’énorme richesse qui existe dans ce pays. Si le patronat ne veut pas se sentir solidaire dans ce pays, il faudra que les chômeurs, les salariés, l’y obligent, l’obligent à prendre en compte l’intérêt de toute la collectivité.

Q. – Mais pensez-vous justement que cette réalité sociale très douloureuse – on l’a vu notamment dans le sondage de La Croix, qui dit qu’en gros six Français sur dix se sentent menacés par la précarité, c’est énorme, c’est même du jamais vu depuis la guerre…

R. – Vous savez, je fais un meeting chaque soir et les gens qui viennent me voir à la fin et qui me disent : je suis au chômage depuis sept an et pourtant j’ai tel diplôme ; je suis une femme seule qui élève des enfants et je ne trouve que des CES. J’ai cela tous les soirs dans mes meetings effectivement.

Q. – Mais est-ce que cette réalité sociale, à votre sens, peut un jour menacer cette gauche plurielle qui a des positions… Par exemple, vous vous faites 8 % en Seine-Saint-Denis qui est un fief du PC. Cela veut dire qu’au sein du PC il y a peut-être des gens qui commencent à penser différemment ?

R. – La direction du PC a l’air de se sentir très bien. En tout cas, R. Hue l’a redit hier : il se sent très bien dans cette gauche plurielle mais je pense qu’il y a des militants, des travailleurs du PC qui vivent dans les quartiers populaires avec toutes les difficultés que l’on connaît aujourd’hui, qui vivent dans les entreprises, qui lutte au coude à coude avec les militants de Lutte ouvrière contre les plans de suppression d’emplois, contre la fermeture d’entreprises comme par exemple Chausson à Gennevilliers, contre le plan de suppression d’emplois chez Renault – Renault qui fait 4 milliards 600 millions en 1997 et qui se propose supprimer à nouveau 2 700 emplois. Mais avec un dixième de ces profits, on pourrait continuer à salarier ces 2 700 personnes.

Q. – Vous pensez que la politique aujourd’hui s’instruit sur les extrêmes ? Quand vous dites – vous l’avez dit plusieurs fois – que l’extrême gauche a un gros travail à faire face au FN. Sauf que malheureusement si l’on compare les chiffres : 14 % au dernier sondage Ipsos au plan national pour le FN et vous 4 %, cela fait une grosse différence.

R. – On verra ce que les électeurs diront le 15 mars.

Q. – Ce n’est qu’un sondage en effet.

R. – On verra parce que peut-être que vous aurez des surprises. En tout cas, je le souhaite. Parce qu’après tout, le FN, quand il n’y avait pas de chômage faisait moins de voix que moi. Le Pen faisait moins de 1 % des voix et c’est le chômage, c’est la démoralisation du monde du travail qui a fait que même dans les couches populaires – je ne parle pas de la clientèle électorale traditionnelle de la droite – que même dans les couches populaires, malheureusement, il y a des votes pour le FN. Je pense que justement s’il y a un vote important pour l’extrême gauche, pour Lutte ouvrière, ce sera vraiment une opposition résolue non seulement au FN mais à ce patronat, à ce grand patronat qui fait monter le chômage pendant qu’il fait monter ses bénéfices.

Q. – Vous espérez quand même que L. Jospin puisse appliquer une politique de gauche, ou ce qui apparaît être à vos yeux une politique de gauche ?

R. – Jospin, comme n’importe quel gouvernement, ne prendrait pas la décision d’interdire les licenciements et les plans de suppressions d’emplois. Ce qui serait le minimum aujourd’hui dans cette période dramatique que vit le monde du travail. Il ne le fera que sous la pression du mouvement – je l’espère – des chômeurs et des salariés réunis. J’espère qu’il y aura du monde à la manifestation des chômeurs, demain, samedi à la manifestation Gare du Nord.