Interviews de M. Alain Juppé, Premier ministre, à TF1 le 16 décembre 1996, et Europe 1 le 17, sur son livre, sa popularité, sa volonté d'engager des réformes et la politique gouvernementale.

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Circonstance : Publication de l'ouvrage de M. Juppé "Entre nous" aux éditions Nil le 16 décembre 1996

Média : Europe 1 - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

TF1 - 16 décembre 1996

Patrick Poivre d'Arvor : Alain Juppé bonsoir, est-ce que vous même vous avez pris à l'époque, des sanctions quand on a vu ces 600 militants encagoulés défier le pouvoir central ?

Alain Juppé : Depuis le début, la ligne que j'ai fixée est claire et je crois qu'on est enfin sorti de l'ambiguïté en Corse. Il est vrai que, pendant des années et des années, on a dit quelque chose à Paris et puis ce n'est pas tout à fait la même chose sur le terrain. Et j'ai voulu que cela cesse. Le président de la République l'a voulu aussi. Désormais, notre détermination se marquera systématiquement par l'identification et l'arrestation de tous ceux qui ont préféré la violence à la main que nous avions tendue, bien entendu.

Patrick Poivre d'Arvor : Et aujourd'hui, le ministre de l'Intérieur a tout de suite suivi vos consignes ou est-il rentré dans ce jeu ?

Alain Juppé : Nous sommes sortis, je le répète, de l'ambiguïté qui a prévalu pendant 10 ou 15 ans avec les résultats que l'on sait, c'est-à-dire, de mauvais résultats. Et puis il y a une deuxième chose qui me paraît importante dans ces événements, c'est que pour la première fois, ou pour l'une des toutes premières fois, la loi du silence a été brisée. Qu'est-ce qui s'est passé ? On a essayé d'extorquer des fonds à une société qui a refusé. Ses locaux ont sauté. Elle a porté plainte et c'est ainsi que l'enquête a pu démarrer et que le flagrant délit a pu être constaté. Nous allons poursuivre dans cette voie. Je n'ai pas de commentaire à faire bien sûr sur l'enquête qui est confiée à la 14e section anti-terroriste du parquet de Paris, mais notre détermination est totale. Je voudrais dire aussi, qu'il y a un autre volet à la politique du gouvernement vis-à-vis de la Corse. C'est le volet du développement économique. Et, là encore, nous faisons ce que j'avais annoncé, la zone franche est en cours de vote par le Parlement. Elle sera effective au début de l'année prochaine. Donc, c'est la loi, mais c'est aussi la solidarité.

Patrick Poivre d'Arvor : Et cette fois-ci, en défiant directement les nationalistes corses, vous savez aussi que vous risquez des choses en retour et d'ailleurs, ils ne s'empêchent pas de dire qu'il y a des possibilités, des conséquences qui peuvent être graves. Vous assumez par avance toutes les conséquences ?

Alain Juppé : Vous voyez comme le vocabulaire est curieux. Vous venez de dire que le gouvernement défiait les terroristes corses. Je ne vous en tiens pas querelle, c'est le mot que vous avez utilisé, ce qui prouve combien, depuis quelques années, la dérive était forte. Le gouvernement ne défie personne. Ce sont les terroristes qui défient l'État.

Patrick Poivre d'Arvor : Sauf que François Santoni était quand même en liberté...

Alain Juppé : Avec des charges suffisantes, il vient d'être condamné. Je veux faire remarquer que la cour d'appel n'avait pas assorti sa condamnation d'un mandat d'amené. Donc, ce sont les terroristes qui défient l'État. Ce n'est pas la République qui défie les Corses ou les terroristes. Et nous sommes décidés à faire respecter l'État de droit. Pourquoi ? Par obstination, parce que c'est notre devoir bien sûr, mais aussi, parce qu'une immense majorité des Corses le souhaitent. Si nous avions le sentiment que les terroristes étaient soutenus par la population corse, ça poserait un problème, bien entendu, mais nous savons que ce n'est pas le cas et nous avons le devoir de faire respecter la loi en Corse comme elle est respectée dans toutes les parties de la République. Nous ne faiblirons pas. Les menaces dont nous sommes l'objet, parfois personnelles, parfois collectives n'y changeront rien. Le président de la République l'a clairement indiqué, je l'ai dit moi-même, le ministre de l'Intérieur applique cette politique, ça ne sera pas facile, cela sera long, il y aura encore vraisemblablement, hélas, d'autres défis lancés à la loi et à la République. Mais nous persévérerons dans la voie que je viens d'indiquer, parce que c'est la bonne.

Patrick Poivre d'Arvor : Je vous le disais en titre, nous accueillons ce soir Alain Juppé pour la sortie d'un livre qui s'appelle « Entre Nous » et qui vient de sortir aux éditions Nil, entouré de beaucoup de secrets, personne n'était au courant. Vous le dédiez à chacun de vos ministres pour les remercier de vous supporter tous les jours ?

Alain Juppé : Un Premier ministre tout seul ne peut pas grand-chose. C’est une équipe qui gouverne. Le gouvernement est une équipe. Je trouve qu'ils font cela avec beaucoup de dévouement, beaucoup d'efficacité, beaucoup de bonheur, finalement.

Patrick Poivre d'Arvor : Un moment donné vous voyez Guy Drut qui vous dit qu'en gros vous parlez un peu trop et eux pas assez. Est-ce que vous vous reprochez de temps en temps de ne pas assez déléguer ?

Alain Juppé : Vraisemblablement, je les avais réunis pour discuter et comme cela m'arrive souvent j'ai pris la parole et j'ai eu du mal à la lâcher. Vous voyez qu'ils ont une certaine liberté de ton avec moi puisqu'ils me l'ont fait remarquer.

Patrick Poivre d'Arvor : Mais qu'ils n'ont pas été virés pour autant du gouvernement.

Alain Juppé : Non vous n'avez rien observé de tel.

Patrick Poivre d'Arvor : Alors ce livre à un chapitre sur, que vous avez visiblement rajouté, sur l'attentat de décembre dans le RER et il s'ouvre par un chapitre assez détonnant en tout cas de la part d'un Premier ministre en exercice. C'est une jeune femme, qui, rue Sainte-Catherine, donc à Bordeaux, vous aborde, saute comme un cabri, dites-vous, et dit « mort au con » et alors vous écrivez « mort au con » au singulier. Visiblement, vous l'avez pris pour vous. Un peu plus tard, page 110, mort aux cons est au pluriel. Est-ce que là, il n'y pas un peu de parano ? Est-ce que de temps en temps vous ne vous dites pas à chaque fois qu'il y a une critique, « elle est pour moi, destinée à moi ? »

Alain Juppé : Non, je crois que j'ai été...

Patrick Poivre d'Arvor : Vous étiez visé ?

Alain Juppé : J'étais visé, j'étais dans la rue, je voyais beaucoup de gens qui faisaient des gestes plutôt sympathiques, je le raconte d'ailleurs dans ce chapitre, et puis là, ce couple s'est approché de moi. C'était visiblement mon interlocuteur alors j'ai eu envie dans ces pages de m'expliquer et de répondre.

Patrick Poivre d'Arvor : Parce qu'elle était jolie visiblement, vous le dites deux fois...

Alain Juppé : Oui, elle avait l'air sympathique.

Patrick Poivre d'Arvor : D'accord, vous avez, et vous le dites, assez vite, besoin de reconnaissance, de considération, d'affection. On a envie de vous dire « tout le monde en a besoin », et surtout les Français. Est-ce bien au Premier ministre de dire « aimez moi », est-ce que ce n'est pas plutôt à lui de dire « je vous aime et je vais vous le montrer ? »

Alain Juppé : Je ne me suis pas posé des questions aussi compliquées. Chaque fois que je regarde la télévision, on l'a vu tout à l'heure sur la Corse, et c'est bien normal, il faut que je réagisse sur les questions d'actualité et donc, je n'ai pas toujours le temps de m'expliquer comme je l'aimerais, de prendre un peu de recul par rapport à ce qui se passe en France et dans le monde. Alors j'ai pensé qu'en écrivant, ce recul, cette distance ce temps donné à la réflexion, je pourrais le trouver plus facilement, c'est tout ce que j'ai voulu faire. En faisant quelques confidences, et puis en affirmant aussi quelques convictions.

Patrick Poivre d'Arvor : Alors vous citez un moment donné un de vos condisciples de Khâgne et d'Hypokhâgne quand vous aviez 17 ans, qui vous écrit pendant les événements de décembre 95, c'est un peu dur mais bon.

Alain Juppé : Il a écrit un livre qui a été publié.

Patrick Poivre d'Arvor : Et il résume assez un sentiment que vous savez généralement partagé qui est dur, « cet homme-là est très intelligent mais il ne comprend pas nos problèmes. » Et vous écrivez vous même d'ailleurs que vous ne sortez pas de la cuisse de Jupiter, que vous n'êtes pas un grand bourgeois, mais on a quand même le sentiment que vous évoluez dans un monde qui n'est pas le vrai monde, qui est un monde technocratique où, au fond, tout le monde est toujours pris d'une certaine façon en charge, quoi qu'il arrive.

Alain Juppé : Je ne sais pas si c'est l'impression que je donne, vraisemblablement puisqu'on me le dit souvent mais honnêtement, ce n'est pas en réalité, je suis Premier ministre depuis un an et demi. Avant, c'est vrai, j'étais ministre des Affaires étrangères, mais tout le reste de ma vie je l'ai vécue comme tout à chacun, avec une famille, avec des enfants, avec aussi des difficultés quotidiennes. Donc je n'ai pas l'impression d'être en dehors du monde. On pense toujours cela des hommes politiques et en particulier de ceux qui assument des responsabilités les plus élevées. C'est aussi un peu le sens de ce livre. J'ai voulu montrer de temps en temps qu'après tout, je suis comme tout le monde.

Patrick Poivre d'Arvor : Et un Premier ministre peut-il se plaindre ? Est-ce que ce n'est pas aux Français de se plaindre ?

Alain Juppé : Je ne me plains pas.

Patrick Poivre d'Arvor : Un petit peu au passage, quand même. Vous vous plaignez de ne pas être assez aimé ?

Alain Juppé : Non, je ne me plains pas, je dis que je préférerais être aimé que ne pas être aimé mais je ne me plains pas de ne pas l'être. Vous savez, c'est toujours extrêmement difficile parce que si je disais que je m'en moque, on dirait que je suis indifférent. J'ai simplement voulu dire par là que je ne suis pas indifférent. Je suis attentif, j'écoute ce qu'on me dit même si parfois on me reproche de ne pas donner ce sentiment, j'écoute ce qu'on me dit. Et les critiques, parfois les approbations, les suggestions, je les reçois 5 sur 5 et j'en tiens compte.

Patrick Poivre d'Arvor : Est-ce que globalement dans ce que les gens vous reprochent et que vous ne comprenez pas forcément puisque vous essayez pendant ces 120 pages d'expliquer, est-ce qu'il n'y a pas un certain besoin de destruction des élites d'une certaine façon, de leur faire payer des privilèges qui apparaissent à certains aujourd'hui comme insupportables ?

Alain Juppé : Peut-être ce divorce entre ce que l'on appelle les élites et puis les restes de la population a été souvent dénoncé mais il faut que chacun assume ses responsabilités. Je crois que la France a besoin d'un gouvernement et le rôle d'un gouvernement, c'est sans doute d'écouter, d'être attentif, de pratiquer le dialogue et la concertation et j'admets parfaitement dans ces pages que j'ai été peut-être de ce point de vue là un peu en déficit mais c'est parfois aussi de montrer la voie, d'affirmer des convictions, de dire ce que l'on croit bon pour le pays. Par exemple, j'ai mis le projecteur aussi fortement sur la nécessité pour la France d'être au cœur de l'Europe de demain pour que notre pays soit fort, soit juste, soit prospère. C'est parce que je crois que c'est essentiel et mon rôle aussi c'est de le dire, ce n'est pas simplement d'être, comment dire, une caisse de résonance, c'est parfois d'adresser un message. Donc, ce livre n'est pas celui simplement de quelqu'un qui regarde, c'est celui aussi de quelqu'un qui essaye de dire à quoi il croit.

Patrick Poivre d'Arvor : Vous regardez, vous vous regardez. Visiblement, vous essayez d'analyser vos défauts. Vous dites à un moment : « J'ai tendance à me raidir ». Là, vous faites allusion à l'appartement de la rue Jacob. Vous dites : « Je suis impatient de nature, je suis parfois cassant mais je ne suis pas arrogant », parce que visiblement tout le monde dit : « Alain Juppé, il n'y a pas pire, il est arrogant ». Et on se demande si vous êtes vraiment passionné par les autres, si vous êtes suffisamment généreux. Je vais vous donner un exemple, dans l'affaire Thomson, et vous en parlez vous-même, vous dites dans votre livre, j'ai dit un jour que les actifs de Thomson étaient inférieurs à ses dettes. En fait, vous n'avez pas exactement dit cela, vous dites, c'était sur la 3, vous avez : « Thomson Multimédia, cela ne vaut rien, ou plutôt si, cela vaut 14 milliards ». Vous pouvez comprendre la réaction de celui qui travaille et qui dit : « Mais comment un Premier ministre peut dire que je ne vaux rien, ce que je fais ne vaut rien » ?

Alain Juppé : Bien sûr que je le comprends.

Patrick Poivre d'Arvor : C'est une maladresse ?

Alain Juppé : C'est une maladresse. Si vous me faire dire que je fais des maladresses, je le dis bien volontiers encore que je ne sois pas là et ce n'est pas le but de ce livre, pour me battre la coulpe, je suis là pour dire aussi que ces épreuves me fortifient d'une certaine manière, c'est comme au sport. Quand on franchit des épreuves successives, on les surmonte, on est plus fort, donc que j'ai parfois des maladresses, c'est vrai, mais on ment tellement tout le temps aux gens, aussi, que c'est tout d'un coup extraordinaire quand on dit la vérité, alors bien sûr que les hommes et les femmes qui travaillent chez Thomson sont des gens bien, qui croient à ce qu'ils font, que l'entreprise c'est d'abord eux, qu'ils ont une technologie de pointe, et on s'arrête là ? Est-ce que gouverner c'est s’arrêter là ? Ou est-ce que gouverner ce n'est pas aller un tout petit peu plus loin et dire : « Bon, cela, c'est vrai, c'est une réalité, mais nonobstant cette réalité quels sont les résultats de l'entreprise, et si on essaye de la vendre sur le marché qu'est-ce qu'elle vaut ? » J'ai dit cela, je l'ai peut-être dit maladroitement, mais est-ce que ce n'est pas un peu la vérité et est-ce que gouverner c'est tout simplement être démagogue du matin au soir et ne dire que ce qui plaît ? Alors, je bats ma coulpe s'il le faut, j'aurais dû le dire autrement, mais je voudrais quand même qu'on reste attentif à ce qu'il y a aussi une part de vérité dans cette analyse et qu'on est bien obligé de la regarder en face.

Patrick Poivre d'Arvor : Vous vous amusez de l'œil goguenard des journalistes quand, dites-vous, « j'explique tranquillement que je vais poursuivre ma tâche jusqu'aux législatives de 98 », donc cela veut dire que vous êtes sûr de rester à Matignon ?

Alain Juppé : On n'est jamais sûr de rien mais à partir du moment où le président de la République m'a confirmé dans ma fonction, la majorité qui soutient le gouvernement ne me fait pas défaut, je sais la politique que je veux mener, voilà : je suis déterminé à poursuivre ma tâche. Mais qui peut jurer de ce qui peut se passer...

Patrick Poivre d'Arvor : Mais à votre avis il vous a confirmé jusqu'en 98 ou pour trois mois, ou pour six mois ?

Alain Juppé : Non, cela, trois mois, six mois, c'est ce que souhaitent ceux qui observent la scène, comme on observe une corrida, attendant la mise à mort du taureau.

Patrick Poivre d'Arvor : Vous qui le connaissez bien, vous savez que c'est faux ?

Alain Juppé : Les entretiens que j'ai eus avec le président de la République font que je pense que je suis investi de cette responsabilité jusqu'au terme de cette législature, comme c'est d'ailleurs le contrat passé avec la majorité.

Patrick Poivre d'Arvor : C'est une façon d'apparaître plus sympathique que vous essayez de déployer tout au long de ce livre ?

Alain Juppé : Non, ce n'est pas cela que j'ai cherché, j'ai cherché à dire ce que j'avais sur le cœur, je l'ai dit simplement, je l'ai dit franchement, cela pourra peut-être me rendre plus sympathique à certains, peut-être moins sympathique à d'autres. J'ai voulu à la fois expliquer un peu ce que je vivais, jour après jour, et dire pourquoi je le faisais, pourquoi j'y croyais, ce n'est pas une espèce de confession comme cela, pour le plaisir de se confesser, c'est aussi l'affirmation d'une politique.

Patrick Poivre d'Arvor : Non, mais vous dites quand même prenez-moi tel que je suis et je suis mieux que vous ne le pensez, en gros ?

Alain Juppé : Non, je n'ai pas dit cela, je dis que je crois qu'on ne se change pas fondamentalement, est-ce que vous pouvez être sûr, vous, que tout d'un coup vous allez changer de personnage du jour au lendemain ? Je ne crois pas, je crois que quand on est un homme un peu confirmé. 50 ans, on a ses qualités, on a ses défauts. J'essaye de regarder mes défauts pour les corriger, j'ai peut-être des qualités, je n'en sais rien, comme on ne m'en parle jamais...

Patrick Poivre d'Arvor : Mais si, vous êtes très intelligent, en général c'est ce qu'on dit de vous.

Alain Juppé : Oui, mais en général quand on dit cela ce n'est pas pour faire plaisir.

Patrick Poivre d'Arvor : Non, les gens disent que vous avez du courage.

Alain Juppé : C'est déjà une forme de critique.

Patrick Poivre d'Arvor : Les gens disent que vous avez du courage et d'ailleurs vous dites à un moment donné « il faut du courage pour réformer en France », vous dites exactement d'ailleurs, comme Jacques Chirac l'a dit jeudi soir, mais les Français, eux, vous retournent le compliment puisqu’il y a un sondage BVA-BFM qui vient de paraître et qui dit que 74 %, donc trois-quarts d'entre eux, estiment que c'est le gouvernement qui est responsable au fond de ces blocages et du conservatisme de la société.

Alain Juppé : Mais vous l'avez lu jusqu'au bout, le sondage ?

Patrick Poivre d'Arvor : Oui, entièrement.

Alain Juppé : Rapidement, je crois que la deuxième réponse est 54 % des Français considèrent qu'ils y sont aussi pour quelque chose.

Patrick Poivre d'Arvor : Oui, mais il y en a quand même 74 % pour vous.

Alain Juppé : C'est un ensemble, nous sommes tous ensemble, nous sommes dans le même bateau si je puis dire. On a fait un peu le procès au président de la République d'avoir dit cela, et certains ont même dit qu'il n'aimait pas les Français : s'il y a bien quelque chose qu'on peut dire de Jacques Chirac, ce n'est pas cela, parce que depuis tant d'années il les connaît tellement bien, il a été tellement au contact près d'eux, on le voit de façon tellement visible lorsqu'il les approche qu'il les aime, c'est plus qu'un procès d'intention, c'est simplement une affabulation. Simplement, quand on aime les gens, est-ce qu'il faut toujours, tout le temps les caresser dans le sens du poil ? Je ne crois pas, je crois que ça c'est la démagogie, nous avons des champions en démagogie actuellement sur la scène politique française, nous en avons beaucoup.

Patrick Poivre d'Arvor : De gauche à droite ?

Alain Juppé : Oui, vraisemblablement, j'essaie de ne pas trop me classer dans cette catégorie, quand on aime les gens, il faut de temps en temps leur dire, c'est vrai qu'il y a des blocages dans la société française aujourd'hui, si c'était si facile de réformer, on les ferait plus vite et plus facilement, les réformes, or il y a des structures pesantes, il y a des immobilismes, tout le monde le sait bien, on le voit bien, alors il faut essayer d'y réfléchir, d'en parler ensemble, de trouver les moyens de les surmonter, il ne s'agit pas désigner des coupables mais d'identifier les problèmes et ensuite de les surmonter, c'est ça que nous avons voulu dire.

Patrick Poivre d'Arvor : Vous citez une lettre datant de Pompidou, à Debré, en avril 68 : « Nous avons des adversaires ou plutôt des ennemis acharnés, je parle dans la majorité, inutile de les nommer, ils sont peu nombreux, ils n'ont qu'une chose à faire, du matin au soir, chercher à nous nuire », vous avez le sentiment...

Alain Juppé : C'est pour me réconforter un petit peu.

Patrick Poivre d'Arvor : Il n'y avait pas que vous ?

Alain Juppé : Voilà, c'est pour relativiser les choses, on a l'impression qu'aujourd'hui, c'est épouvantable, quand on regarde un petit peu ce qui s'est passé dans l'histoire politique, ça a toujours été comme cela, celui qui est en charge, il est toujours sous le feu des projecteurs comme sous le feu des critiques, c'est normal, je ne m'en plains pas, j'essaye simplement de faire en sorte que les critiques soient peut-être moins nombreuses et que l'action soit mieux comprise.

Patrick Poivre d'Arvor : Seulement ça, c'était en avril 68, après il y a eu mai 68 ?

Alain Juppé : Vous savez, moi je ne crois pas du tout à ce genre de comparaison historique, au mois d'août tout le monde avait annoncé un mois de décembre explosif, on ne l'a pas eu, je ne dis pas que l'on aura pas des problèmes demain, mais l'histoire ne se répète pas.

Patrick Poivre d'Arvor : Et un de vos amis, qui est un jeune député du RPR, Renaud Muselier, qui dit en politique « il faut du pain et des étoiles » et au fond, beaucoup de gens vous reproche de ne pas suffisamment de les faire rêver, alors, vous, vous leur dites, moi je dis la vérité mais vous ne pensez quand même pas que les gens ont besoin d'avoir des espoirs, des pistes pour que le lendemain soit meilleur.

Alain Juppé : Moi aussi, vous aussi et tous les Français aussi.

Patrick Poivre d'Arvor : Et quand vous vous voyez incapable de répondre à ce jeune étudiant qui a Bac plus 5, qui à Lyon vous dit, je n'ai pas de travail et là vous le dites un moment donné : « Le chômage, c’est ma croix ».

Alain Juppé : Non, je ne dis pas que je suis incapable de répondre, je dis que la seule façon convaincante de lui répondre, ce serait de lui dire, « Monsieur, voilà, ou cher ami, vous avez un emploi demain », c'est ça la seule convaincante, je lui ai répondu, comme je crois devoir répondre, en expliquant la politique que nous essayons de mener, moi je ne suis pas, comment dire, ni découragé, ni passif, je crois à ce que je fais, je crois que la politique que nous menons à un sens et que c'est cette politique-là qui, sera de nature à répondre à ces attentes des jeunes et des moins jeunes d'ailleurs. Et quand vous me parlez de rêve, je fais de la politique depuis un certain temps, alternativement, qu'est-ce que l'on dit aux hommes politiques : « Vous ne faites pas rêver ou alors vous ne dites pas la vérité, il faudrait revenir sur terre ». C'est un peu compliqué, je crois que nous avons un grand rêve, le président de la République et le gouvernement, ce grand rêve c'est de faire que la France, elle soit au cœur de ce qui va compter demain, c'est-à-dire l’union de l'Europe parce que c'est comme cela que nous serons forts, que nous aurons la paix, que nous serons prospère, que nous compterons dans le monde, que nous aurons les moyens d'assurer à nos jeunes à la fois du travail et de la prospérité, c'est ça le rêve et il est fort, ce n'est pas simplement avoir des billets de banque sur lesquels il y aura marqué Euro, ça c'est relativement subalterne, ce n'est pas l'expression mais c'est un moyen, ce n'est pas une fin, la fin c'est de faire en sorte que la France compte dans le monde, et qu'elle ne compte pas simplement pour le cocorico mais qu'elle compte pour la postérité de ses enfants et pour la paix de notre Nation, voilà mon rêve, voilà notre projet. Si quelqu'un à mieux à proposer...

Patrick Poivre d'Arvor : Juste pour terminer sur une note personnelle puisque vous avez des rêves aussi à vous, là, cette fois ci, vous nous parlez de Delphes et d'Athènes, la dernière fois, c'était la tentation de Venise, c'est-à-dire au fond de rompre les amarres et de tout couper pour faire autre chose et à chaque fois vous ne le faites pas, comme d'ailleurs tous les hommes politiques, on a le sentiment que vous êtes très drogué par la politique, non ?

Alain Juppé : Qui peut le dire et jusqu'à quand ?

Patrick Poivre d'Arvor : En tout cas vous jusqu’en 98 à votre place ?

Alain Juppé : Ce n'est pas la fin du monde.

Patrick Poivre d'Arvor : Merci beaucoup, Alain Juppé, le titre de votre livre, « Entre nous », chez Nil édition.

 

Europe 1 - 17 décembre 1996

Jean-Pierre Elkabbach : Alain Juppé, bonjour et bienvenue à Europe 1.

Alain Juppé : Bonjour.

Jean-Pierre Elkabbach : Pendant que la presse et l'opinion s'interrogeait sur vos chances de rester Premier ministre, vous vous écriviez à la fois votre chagrin d'être injustement traité, vos faiblesses et vos promesses d'être en 1997 plus ouvert, peut-être plus humain, je ne dis pas plus gentil, mais c'est déjà une bonne nouvelle pour les Français. Ils jugeront. C'est donc une jeune et belle femme qui vous a inspiré ce film, confession de 120 pages, qui est publié par l'édition Nil, le livre s'appelle « Entre nous ». En vous croisant, vous le racontez un soir dans une rue de Bordeaux, elle a crié : « Mort au con ». Moi ce qui m'intéresse, c'est de savoir pourquoi vous avez pris tout de suite ce « mort au con » pour vous.

Alain Juppé : Il n'y avait pas de doute, je me promenais dans la rue, je croisais beaucoup de gens. Beaucoup m'adressaient des gestes sympathiques et puis ce jeune couple, comme je le raconte, s'est approché de moi et en me regardant cette jeune femme a poussé ce cri. Donc j'ai pensé que cela ne s'adressait pas à la personne qui m'accompagnait.

Jean-Pierre Elkabbach : Oui, vous voulez dire que cela ressemble à ce que vous entendiez déjà souvent qui montait du pays, et est-ce que cela veut dire aussi que vous n'êtes...

Alain Juppé : Honnêtement pas souvent non.

Jean-Pierre Elkabbach : Mais cela veut dire aussi que vous n'êtes pas sourd à ce que la rue dit de vous ?

Alain Juppé : Oh évidemment non. En tant qu'élu local, je suis souvent sur le terrain et j'écoute les gens bien sûr.

Jean-Pierre Elkabbach : Il est inédit, je pense que vous vous en rendez compte, qu'un Premier ministre en exercice reconnaisse ou avoue, « j'en prends plein la gueule ». Qu'est-ce que vous supportez le moins ?

Alain Juppé : Oh je supporte tout, heureusement d'ailleurs, parce que si je ne supportais pas je ne serais pas là. Mais j'ai simplement voulu dire que cela ne me laissait pas indifférent. On a parfois un petit peu le sentiment que les hommes politiques sont blindés, comme on dit, qu'ils n'écoutent pas, qu'ils ne sont sensibles à aucune critique. Ce n'est pas mon cas, non pas que cela me rende malheureux ou que j'éprouve du chagrin, comme vous le disiez. Je veux simplement dire que j'ai bien reçu le message.

Jean-Pierre Elkabbach : Mais pourquoi Alain Juppé ne peut pas éprouver du chagrin ?

Alain Juppé : Cela m'arrive, bien sûr, comme tout le monde.

Jean-Pierre Elkabbach : Mais pas pour la politique ou par la politique ?

Alain Juppé : Non je veux dire simplement que si la politique me chagrinait plus qu'elle ne m'apporte de satisfaction, je ferais autre chose. C'est dur, tout le monde le sait bien, mais je n'ai pas fait cela pour me plaindre, j'ai simplement fait cela pour livrer quelques confidences. Pour dire que je n'étais pas insensible à ce qui m'était reproché et puis surtout pour affirmer quelques convictions, car ce livre c'est aussi un livre politique dans lequel je dis ce à quoi je crois.

Jean-Pierre Elkabbach : On y reviendra. Mais vous voyez que vous vous dépêchez d'arriver directement à la politique ?

Alain Juppé : Non, non, pas du tout, mais tout est politique...

Jean-Pierre Elkabbach : Prenons notre temps.

Alain Juppé : Tout est politique de la part d'un homme politique.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous rappelez que le Juppé du printemps 95 était au zénith, le Juppé de l'hiver 96 bat des records d'impopularité. C'est vous qui le dites. Les Français n'ont donc pas pour Alain Juppé les yeux de Juppé, j'ai envie de dire à qui la faute ?

Alain Juppé : Sans doute à moi, c'est un peu ce que j'essaye d'écrire et ce à quoi j'essaye de réfléchir.

Jean-Pierre Elkabbach : Est-ce que de temps en temps, Alain Juppé, vous avez eu envie de tout plaquer et vous êtes allé dire par exemple au président de la République : « Je n'en peux plus je m'en vais » ?

Alain Juppé : Non, je ne suis jamais allé lui dire cela. Mais je suis comme vous Monsieur Elkabbach, comme tous ceux qui nous écoutent, il y a des moments où effectivement on éprouve plus d'enthousiasme qu'à d'autres moments. Il y a des moments où c'est très dur. Mais je le répète, ce n'est pas un cri, comment dire (rires), désespéré, au contraire, c'est un cri de confiance.

Jean-Pierre Elkabbach : Ouais, ouais, et en même temps qui montre bien que vous pensez et préparez l'avenir. On y viendra. Je le suis, et vous le dites, ni un devin, ni un surhomme, je peux me tromper. Est-ce que vous vous pardonnez à ceux qui commettent comme vous des erreurs ? Où est-ce que vous allez le faire ?

Alain Juppé : Oh, je crois que si je ne l'avais pas fait, depuis que je fais de la politique, je serai bien seul. Or, je n'ai pas le sentiment d'être seul, il y a aussi autour de moi beaucoup de gens qui cherchent à m'aider et qui m'apportent leur soutien. Bien sûr que je pardonne, comme j'espère, je suis parfois pardonné.

Jean-Pierre Elkabbach : Si Alain est pudique, sensible et on le voit, il y a toutes sortes de citations dans le livre, si tendre aussi quand il parle de sa fille Clara, Juppé paraît à quelques Français distant, méprisant, et cela aussi surtout quand il juge même ses ministres, au premier mot, peut-être aussi les journalistes, au premier mot ou au premier regard. Est-ce que vous pensez que vous pourrez faire coïncider l'homme et le personnage ? Et est-ce que cela est possible ? Et est-ce que c'est utile ?

Alain Juppé : C'est un vrai problème pour tous ceux qui gouvernent. Je me souviens d'un temps qui n'est pas si lointain, où à propos de Jacques Chirac, on disait : « Mais si les Français le connaissaient tel qu'il est », il y avait aussi en ce qui le concerne un formidable décalage entre l'image de l'homme public et puis la richesse humaine de l'homme privé. Il est arrivé parce que, sans doute, il est plus doué moi (rires), à faire coïncider ces deux images. Mais je veux dire par là que...

Jean-Pierre Elkabbach : Que c'est du temps, peut-être aussi…

Alain Juppé : Peut-être une affaire de temps, peut-être d'expérience...

Jean-Pierre Elkabbach : On mûrit...

Alain Juppé : Je veux bien l'espérer. Mais je crois que c'est un problème de communication. C'est pour cela que j'ai voulu écrire. Parce qu'écrire aussi c'est communiquer, c'est communiquer sur un style un peu différent de celui que nous adoptons ce matin, quand je viens à la radio et croyez bien que ce n'est pas une critique. C'est forcément, sauf peut-être ce matin, pour parler d'un sujet d'actualité, sans pouvoir prendre le recul, la distance nécessaire. Et en écrivant, j'ai voulu réfléchir moi-même et puis peut-être inciter ceux qui me liront à réfléchir. À propos de la difficulté de communication, je cite cette anecdote dans mon livre. J'étais un jour devant les lycéens, c'était dans la banlieue de Lyon, il y en avait là 250 ou 300, et nous avons eu un échange totalement spontané. Pas une question n'était préparée, j'étais tout à fait dans le bain si je puis dire et cela a duré pendant deux heures de manière très libre, parfois un peu dur.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous le faites souvent cela d'ailleurs, d'aller en province...

Alain Juppé : Je le fais souvent. Et ce qui m'a un peu surpris, un peu peiné aussi, c'est que le soir même on interviewait une des jeunes filles qui avait participé à ce débat et quelle était sa réaction ? C'était de dire, j'étais là en service commandé. Moi je n'avais commandé personne. D'ailleurs les participants qui étaient là avaient été tirés au sort d'après ce que l'on m'avait expliqué. Donc vous voyez que même lorsque l'on joue à fond le jeu de la vérité, le jeu de la spontanéité, il pèse toujours sur l'homme politique un soupçon d'artifice ou de mensonge et je crois qu'il est souvent injustifié. Pas toujours, mais souvent.

Jean-Pierre Elkabbach : Entre parenthèses, ce livre « Entre nous » il est destiné à qui ? Aux militants du RPR ?

Alain Juppé : Ah sûrement pas non. Peut-être à eux s'ils souhaitent l'acheter. Il est destiné à tous ceux qui ont envie de lire.

Jean-Pierre Elkabbach : Et est-ce que Mitterrand, de Gaulle, Richelieu, les plus grands dans l'histoire ne vous ont pas appris, un jour, que bien gouverner ce n'est pas forcément plaire et qu'il faut accepter une dose d'impopularité quand on...

Alain Juppé : Oh, bien de ce point de vue là je crois que je suis en avance d'une grande distance sur beaucoup de mes amis. Je ne me prends pour aucun des grands personnages que vous avez cités. Je crois que la question que vous posez est une vraie question. Parce qu'on dit il faut faire de la concertation, il faut du dialogue, oui bien sûr. Le président de la République m'y a invité dans son intervention il y a quelques jours, et je crois que nous avons fait beaucoup de progrès dans cette direction. Regardez par exemple le conflit des routiers, quelle a été la première réaction du gouvernement, elle a été de dire, il faut se mettre autour d'une table. Nous avons invité les partenaires sociaux dont ce n'était pas la démarche naturelle à le faire. Et ils l'ont fait, mais je voudrais ajouter que si on ne joue que sur la carte du consensus, si à un certain moment ceux qui sont en charge du pouvoir ne disent pas certaines vérités, parfois un peu désagréables, ne mettent pas les Françaises et les Français devant certaines réalités, devant certains blocages de la société française, alors on n'avancera pas, gouverner c'est aussi parfois prendre le risque de dire des choses qui n'emportent pas immédiatement l'adhésion, pour faire réfléchir et pour faire avancer les choses.

Jean-Pierre Elkabbach : Donc accepter une dose, une part d'impopularité ?

Alain Juppé : J'aime bien votre formule. Une dose, tout le problème est de savoir quelle est la dose, la bonne dose.

Jean-Pierre Elkabbach : Quand on vous a reproché dès hier, quand on a lu le livre, on vous a reproché d'être à la fois Premier ministre, maire de Bordeaux, président du RPR et encore écrivain pendant peut-être le week-end. Est-ce que vous n'en faites pas trop ? Qu'est-ce qui est en trop dans toutes ces activités ?

Alain Juppé : Eh bien, vous savez il m'arrive aussi de manger, de dormir, de me promener, de vivre...

Jean-Pierre Elkabbach : N'insistez pas, n'insistez pas... Non, mais qu'est-ce qui est en trop là, pas dans le fait de manger, de boire...

Alain Juppé : Vous savez, peut-être il y a des choses en trop, je n'en sais rien. Mais je focalise de ce point de vue-là toutes les attentions, je pourrais vous citer l'exemple de plusieurs responsables qui sont ministre, président de conseil régional, maire de grande ville.

Jean-Pierre Elkabbach : Est-ce qu'ils font bien pour autant ?

Alain Juppé : Je crois qu'on peut en discuter et j'ai posé la question, enfin je voulais simplement dire par là que je ne suis pas le premier, cela a souvent existé dans le passé, c'est une tradition de la vie politique française, la plupart de mes prédécesseurs ont été dans ce cas. Et qu'il y a encore d'autres hommes politiques en France qui sont dans ce cas-là. Alors la question c'est de savoir si c'est bien ou si c'est mal. Cela mérite qu'on y réfléchisse. Il y a du bien, je trouve qu'il y a beaucoup d'aspects positifs dans cette situation et quel est le principal avantage ? C'est qu'on sort des Palais nationaux, pour aller sur le terrain, pour aller à la rencontre des gens comme on dit, des Françaises et des Français. Quand je vais dans une école à Bordeaux, je rencontre des parents d'élève, je rencontre des instituteurs, ils me parlent de leur problème. Je pourrais multiplier les exemples et je crois que de ce point de vue-là, c'est vraiment un enrichissement personnel. Alors est-ce que les inconvénients de cette situation l’emportent sur les avantages ? C'est une des questions que j'ai posées aux partis politiques dans le cadre de la réflexion que j'ai lancée sur la modernisation de la vie publique, j'ai reçu des réponses qui jusqu'à présent montrent que la volonté de changer n'est peut-être pas la chose la mieux partagée.

Jean-Pierre Elkabbach : Et par conséquent ils vous donnent raison d'une certaine façon ?

Alain Juppé : Je ne sais pas.

Jean-Pierre Elkabbach : Encore une question, est-ce qu’avouer ses faiblesses, c'est une force ? Aujourd'hui quand on fait de la politique.

Alain Juppé : Moi je le répète, cela c'est vraiment à vous de le dire. Enfin je veux dire aux lecteurs.

Jean-Pierre Elkabbach : Quand vous dites il est encore trop tôt, hein vous l'écrivez pour juger de ma réussite ou de mon échec, je suis au milieu d'un gué. Mais comment vous le savez ?

Alain Juppé : Ne serait-ce qu'en calculant, la période qui s'écoule de mars 95 à mars 98. Quand on divise par deux on est au milieu.

Jean-Pierre Elkabbach : Pourquoi quand vous êtes rentré, vous avez eu un contrat de la part du président de la République à durée déterminée jusqu'en 98 ?

Alain Juppé : Non, cela ne se passe pas comme cela, entre un président de la République et un Premier ministre. Cela peut se passer comme cela entre un Premier ministre et une majorité. Quand je me suis présenté au Parlement devant la majorité, j'ai proposé un programme de gouvernement et j'ai dit au mois de mars que c'était un programme... mars 95 pardon, que c'était un programme qui couvrait la période jusqu'aux élections législatives. Oui, c'est le contrat que vous passez avec ma majorité.

Jean-Pierre Elkabbach : Et vous dites : « Je vais poursuivre ma tâche jusqu'en 98 » ?

Alain Juppé : Oui, d'ailleurs la majorité m'en donne les moyens. À nouveau au mois d'octobre dernier, je me suis adressée à elle et elle m'a donné sa confiance à une ou deux voix près, ce qui, sur plus de 470 députés, est un bon score.

Jean-Pierre Elkabbach : Alors vous dites après 98, je partirai. Alors là c'est ou bien jusqu'en 98, c'est trop long, ou alors ce n'est pas assez. Parce que pourquoi vous partiriez si vous gagnez les élections législatives de 98 ?

Alain Juppé : Parce que j'aurai le sentiment d'avoir accompli la tâche qui m'était confiée. Vous savez nous sommes dans un moment, tout le monde dit cela et toujours, je le sais bien, la formule est un peu éculée, Mais nous sommes quand même dans un moment tout à fait crucial et presqu'historique, c'est le moment où on se pose la question suivante. Est-ce que la France sera en 1998 dans le coup ? C'est-à-dire au cœur du noyau européen qui pourra dans le monde exister, peser, se voir garantie la stabilité et la prospérité. Ou bien est-ce que nous serons à côté ? Satellisé si je puis dire, en dehors du coup. C'est cela l'enjeu de la bataille que nous menons et qui demande je le sais bien, certaines disciplines et certains efforts. Mais l'enjeu est formidable, parce que si nous réussissons, cela sera, j'en suis sûr, plus de rayonnement et plus de force devant la France et donc plus de bien-être et plus d'emploi pour les Français. Le président l'a très bien expliqué et c'est ce qui anime mon action politique.

Jean-Pierre Elkabbach : Monsieur le Premier ministre, vous pensez qu'avec à la fois votre gouvernement et votre politique vous conduisez les Français à être dans le coup ?

Alain Juppé : Oui, je le crois profondément, d'ailleurs lisez la presse, cela m'arrive à moi aussi, aujourd'hui quel est le diagnostic unanime. C'est que premièrement la croissance revient. Je lisais encore les titres ce matin...

Jean-Pierre Elkabbach : Et le chômage aussi pendant les six premiers mois de l'année ?

Alain Juppé : Eh bien, oui mais s'il pouvait décroître dans les six suivants, ce serait déjà une bonne nouvelle et nous allons tout faire pour accélérer le mouvement. Comme Jacques Chirac le disait et j'y travaille, l'année 1997 doit être en particulier l'année de l'insertion professionnelle des jeunes et de l'emploi des jeunes. Mais enfin je le répète, tous les observateurs entre guillemets sont unanimes pour dire cette politique donne en termes de croissance et de reprise de l'activité les résultats positifs. Par ailleurs il y a 48 heures, excusez-moi on revient à la politique, à Dublin, nous avons franchi une étape à 15 tout à fait importante, tout à fait historique vers la monnaie européenne et c'est ce que j'ai dit dans mon livre. Pourquoi est-ce qu'il faut faire la monnaie européenne. Il ne faut pas lui chercher des raisons très compliquées d'experts, c'est tout simplement parce que l'union fait la force et qu'avec une monnaie mondiale, on sera plus fort qu'avec une monnaie régionale.

Jean-Pierre Elkabbach : Et un euro qui ne soit pas mou. La croissance en 1997, elle sera de combien, selon vous ?

Alain Juppé : Nous avons fait une loi de finances qui prévoit une croissance située aux alentours de 2,4 %. Lisez bien, comme j'essaye de lire tous ceux qui écrivent à ce sujet. Tout le monde écrit que cet objectif sera atteint. J'espère que cela sera le cas. On peut faire mieux. Ce n'est pas un plafond. C'est un mauvais plancher.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous voulez dire qu'il y a une autre politique qui ferait mieux ou que vous, avec votre politique, vous ferez mieux.

Alain Juppé : Sur cette question un peu classique. Y a-t-il une autre politique ? Bien sûr.

Jean-Pierre Elkabbach : Je ne m'attarde pas, vous remarquez.

Alain Juppé : Mais vous avez posé la question, alors j'essaye d'y répondre. Bien sûr qu'il y a d'autres politiques. Le Parti communiste propose une autre politique. Le Parti socialiste propose la politique qui serait vraisemblablement la plus catastrophique que la France ait connue depuis bien longtemps et qui, elle, nous mettrait à coup sûr en dehors du coup. J'étais très surpris qu'on puisse publier en 1997, pas en 1996, presqu'en 1997, un programme aussi démagogique et aussi archaïque à la fois et je ne veux pas croire, voyez-vous que Monsieur Rocard ou Monsieur Fabius adhèrent aux idées de Monsieur Jospin. Je crois que ce n'est pas possible intellectuellement.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous voyez, même si vous changez, là sur le plan politique, quand il faut tirer sur l'adversaire, là vous lui passerez aucune fleur.

Alain Juppé : Si je n'étais plus capable de défendre mes idées et de combattre les idées que je crois mauvaises, il vaudrait mieux que j'aille pêcher à la ligne. Je ne suis pas quelqu'un qui est là pour regarder passer les balles. Je joue aussi dans la partie.

Jean-Pierre Elkabbach : Et quand Lionel Jospin dit : « Le temps des reconquêtes arrive » ?

Alain Juppé : Oui, on arrive souvent qu'on pousse des cocoricos prématurés dans la vie politique. C'est arrivé à tout le monde.

Jean-Pierre Elkabbach : Voyons l'actualité. Il y a la Corse. Est-ce que vous avez les sentiments que maintenant les gens en Corse parlent et même ceux du continent qui sont installés en Corse puisque cela a permis, le fait que François Santoni se rende, il est interrogé aujourd'hui et il y a quelques nouveaux attentats, est-ce que vous pensez qu'il y aura encore des attentats et est-ce que cela changera ou pas votre détermination à aller jusqu'au bout de la fermeté ?

Alain Juppé : Cela fait beaucoup de questions. Qu'il y ait d'autres attentats à l'avenir, je ne peux pas l'exclure, parce que c'est un combat de longue haleine, que cela change quoi que soit à la détermination du président de la République, du Premier ministre ou du gouvernement, sûrement pas. Nous sommes enfin sortis en Corse de l'ambiguïté qui a prévalu pendant 10 ou 15 ans. Et cela voulait dire quoi l’ambiguïté. C'est qu'on disait quelque chose à Paris, et qu'on faisait le contraire dans l'île. À Paris, on disait, il faut faire respecter l'autorité de l'État et dans l'île, c'était la compromission permanente et l'absence de volonté pour lutter contre ces phénomènes terroristes. Nous avons changé cela et comme vous le faites observer, pour la première fois ou pour l'une des toutes premières fois, la loi du silence a été brisée. Qu'est-ce qui s'est passé ? Un industriel racketté a refusé de verser de l'argent, il a été plastiqué et il a porté plainte. Cela, c'est nouveau parce que jusqu'à présent, les gens qui étaient victimes de ce genre d'attentats ne portaient pas plainte au nom de la loi du silence. Maintenant, si ceux qui sont victimes de ces attentats, cela va permettre à la police et à la justice de faire son travail ?

Jean-Pierre Elkabbach : Est-ce qu'il y a des preuves maintenant entre le racket, un certain nationalisme et le terrorisme ?

Alain Juppé : Il y a des juges, des juges d'instruction et des juges qui jugent pour dire ce qui est la réalité et donc je ne vais pas aujourd'hui me substituer à l'autorité judiciaire.

Jean-Pierre Elkabbach : Cependant.

Alain Juppé : Mon travail à moi, c'est de dire : « Voilà quelle est la politique du gouvernement, voilà quelle est la volonté de l'État ». Et elle est double, ne pas tolérer la violence et ce sera un combat de longue haleine. Cela ne va pas s'arrêter demain, malheureusement. Enfin, si cela arrive, tant mieux. Et deuxièmement, manifester vis-à-vis de nos compatriotes corses qui sont dans une situation difficile, à la fois pour des raisons objectives parce que c'est une île, mais en même temps, à cause de la violence, la solidarité nationale. Et cela a un nom, c'est le développement économique. Vous savez, je suis allé en juillet en Corse et j'avais dit : « Nous ferons respecter l'autorité de l'État ». On voit les premiers résultats. J'avais dit aussi : « Nous ferons une zone franche ». Elle est faite, elle est en cours de vote, à l'Assemblée nationale et au Sénat. Voyez que la parole donnée a été tenue.

Jean-Pierre Elkabbach : Le président de la République vous a demandé d'aller plus loin dans la diminution des impôts quand cela pourra se faire, selon quel calendrier vous le ferez, à partir de quand, j'ai envie de dire, est-ce que cela va apparaître en 1997, au-delà de ce que vous avez déjà décidé et annoncé.

Alain Juppé : Ce qu'il faut déjà mettre en exergue, c'est le premier pas qui va être franchi. J'ai fait une proposition importante au Parlement qui l'a adoptée et d'ailleurs je ferais souligner que le vote de la loi de finances se passe au total dans d'excellentes conditions et sur le premier tiers provisionnel, pour les 15 millions de Français qui paient des impôts, ce n'est pas rien, on verra apparaître une diminution de 6 %.

Jean-Pierre Elkabbach : Et après ?

Alain Juppé : Je vois que votre impatience est légitime. Mais après nous continuerons. Le président de la République a raison de dire qu'il faut continuer. Il a également indiqué que nous devions respecter les critères de bonne gestion que le gouvernement s'efforce de faire respecter depuis deux ans et donc il faudra trouver le bon point d'équilibre. Si, comme je le crois, la croissance revient et s'affirme, si les recettes fiscales comme on le constate depuis quelques mois rentrent plus vite que cela n'était prévu initialement, nous aurons la marge de manœuvre disponible pour aller plus vite.

Jean-Pierre Elkabbach : D'ici au printemps 1997 ?

Alain Juppé : Je ne peux pas vous le dire. En tout cas, ce qui est important dans la vie et dans la vie politique en particulier, c'est de se fixer des objectifs, qu'est-ce que nous voulons faire ? L'objectif, il est là. Nous pensons qu'effectivement une fois remise en ordre les affaires de la France, si je puis dire, il faut baisser la pression fiscale pour permettre à tous ceux qui travaillent de le faire plus librement avec plus de bonheur, si je puis dire, et nous avons commencé, nous continuerons.

Jean-Pierre Elkabbach : Quand Nicolas Sarkozy vous proposait hier de revoir la TVA ou les droits de mutation, vous lui dites : « Peut-être un jour » ou « Jamais » ?

Alain Juppé : Tout cela, ce sont de bonnes idées sur lesquelles je suis prêt à travailler avec tous les membres de ma majorité, bien sûr. Et même au-delà d'ailleurs, mais permettez-moi pour jouer alors le rôle d'homme politique dans lequel vous disiez tout à l'heure que j'étais toujours bien installé, permettez-moi de dire qu'il y a des formations politiques qui proposent d'augmenter les impôts. Dans le programme du Parti socialiste, on propose d'augmenter l'impôt sur le revenu. Donc, là aussi, il faut que les Français aient bien cela en tête pour pouvoir juger le moment venu.

Jean-Pierre Elkabbach : C'est bien. Ne pas oublier la bataille.

Alain Juppé : Non, mais vous savez si je ne me battais pas, je n'aurais plus vocation à exercer ce poste.

Jean-Pierre Elkabbach : La réforme de la justice, elle passe apparemment par la création d'une commission présidée par monsieur Truche. Est-ce que vous réviserez, s'il le faut et si elle vous fait des propositions, la Constitution en Congrès à Versailles ?

Alain Juppé : Oui, ce que le président de la République a lancé, j'en avais d'ailleurs parlé un petit peu aussi dans les mêmes termes dans ma déclaration au Parlement au début du mois d'octobre est une vraie révolution. Cela soulève beaucoup de problèmes. Il y a des gens qui sont pour, il y a des gens qui sont contre, cela mérité une réflexion approfondie. Quel est l'objectif ? L'objectif, c'est de sortir d'un système où on soupçonne en permanence le pouvoir politique d'empêcher les juges de faire leur travail, je crois que ce n'est plus vrai. Cela a peut-être été vrai dans le passé. Aujourd'hui, ce n'est plus vrai, il suffit de voir comment les affaires prospèrent, si je puis dire mais il faut mettre en conformité le droit et le fait. Ce qui pose une question fondamentale qui est de savoir comment cette autorité judiciaire qui serait ainsi déconnectée du pouvoir politique légitimement élu fait jouer elle-même sa propre responsabilité parce qu'il ne peut pas y avoir en démocratie, un pouvoir avec ses droits s'il n'y a pas en même temps un certain nombre de devoirs et d'obligations.

Jean-Pierre Elkabbach : La commission, vous le dites bien, ce n'est pas un moyen d'étouffer ou d'escamoter les affaires en cours, y compris celles qui concernent le RPR, la Mairie de Paris.

Alain Juppé : Mais à l'évidence, non. Vous en voyez paraître tous les jours dans les journaux, donc cela veut dire que personne ne les escamote. Les juges font leur travail et c'est bien normal.

Jean-Pierre Elkabbach : Et cette réforme de la justice ?

Alain Juppé : Je souhaite qu'ils le fassent jusqu'au bout.

Jean-Pierre Elkabbach : Cette réforme de la justice, elle verra le jour peut-être dans le courant de l'année 97 ?

Alain Juppé : J'espère que nous pourrons arriver à des propositions dans le courant de l'année 97 et vous savez, faire une commission contrairement à ce que disait Clemenceau, je crois ce n'est pas toujours enterrer un problème. Il y a des commissions qui ont débouché sur des réformes fondamentales, on cite toujours la Commission Marceau Long sur la nationalité qui a abouti à une réforme du code de nationalité qui est un acte majeur. Je pense que celle-ci aboutira aussi.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous écrivez : « Peut-on encore parler fin 96 des chiraquiens et des balladuriens ? Tous ont leur place, dans mon esprit, la page est tournée ». Dans votre esprit de chiraquien mais peut-être pas encore dans la leur. Quelle place vous leur réserveriez s'ils existent, les balladuriens, en 1997 ?

Alain Juppé : D'abord, quand j'ai écrit, j'ai voulu dire que ce clivage qui était le clivage d'un moment, pendant une campagne électorale, me paraît aujourd'hui dépassé et que les clivages sont ailleurs. Le clivage, il est par exemple entre ceux qui pensent que la France doit s'investir davantage dans l'Europe, faire la monnaie européenne avec tout ce que cela comporte et ceux qui ne le pensent pas, voilà un vrai clivage, et, vous voyez bien qu'il ne divise pas les chiraquiens et les balladuriens. Quant à la place des balladuriens, écoutez, comme j'ai dit que la page était tournée, je ne vais pas me mettre à mon tour dans une comptabilité politicienne. Regardez le gouvernement. Il y a dans mon gouvernement presqu'autant de ministres qui avaient soutenu Edouard Balladur que de ministres qui avaient soutenu Jacques Chirac. On est d'accord, je ne vous le fais pas dire.

Jean-Pierre Elkabbach : Il y en a encore quelques-uns qui sont dehors, vous le savez ?

Alain Juppé : Mais tous les chiraquiens ne sont pas dans le gouvernement. Si je veux y mettre tout le monde, cela va faire un gouvernement qui sera une véritable armée mexicaine.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous écrivez, Alain Juppé, page 33 : « Quand il s'agira de renforcer le gouvernement, je sais quels seront les critères qui guideront le choix du président de la République, le courage pour les réformes, la proximité pour les Français ». Vous dites « renforcer » ?

Alain Juppé : Renforcer le gouvernement, oui. Je suppose que le Président ne souhaitera pas l'affaiblir.

Jean-Pierre Elkabbach : Non, mais vous estimez qu'il faut le renforcer ? Il n'est peut-être pas aussi fort qu'on le dit ?

Alain Juppé : Je trouve que le gouvernement, enfin vous me direz que évidemment c'est peut-être un peu d'autosatisfaction, est un bon gouvernement. D'abord, les ministres ne se disputent pas contrairement à ce qui s'est passé souvent.

Jean-Pierre Elkabbach : Il paraît qu'ils ont peur de vous ?

Alain Juppé : Oh, je ne crois pas, c'est qu'ils ont peut-être dit au début parce qu'ils ne me connaissaient pas, maintenant, ils ont appris à me connaître et moi de même et je crois que la plupart des ministres, presque tous, font du très bon travail. Je ne vais pas commencer à les citer parce qu'il y en a beaucoup et que je ferai de la peine à ceux que j'oublierai, mais pourtant il y en a beaucoup qui viennent à mon esprit. Je prendrais un seul exemple : prenez l'affaire de la vache folle, cela aurait pu être un véritable désastre économique, social et humain, eh bien la façon dont Philippe Vasseur a suivi cette affaire de bout en bout en étroite liaison avec moi fait que nous avons évité jusqu'à présent cette catastrophe. Voilà l'exemple d'un ministère, le ministère de l'Agriculture, qui fonctionne remarquablement. Il y en a d'autres, beaucoup d'autres.

Jean-Pierre Elkabbach : Il y a peut-être Barrot, Jacques Barrot, il y a peut-être Jean-Louis Debré qui présente aujourd'hui aux députés un projet de loi sur l'immigration contre les clandestins. En quoi la loi Debré est-elle préférable à la loi Pasqua ?

Alain Juppé : Ce n'est pas une loi fondamentalement différente, elle consiste tout simplement à compléter la loi Pasqua dans les deux sens d'ailleurs si je puis dire. La loi Pasqua avait laissé ouverte un certain nombre de questions avec des cas humains très difficiles.
Il y avait par exemple, je ne vais rentrer dans la technique parce que c'est très compliqué, des personnes qui ne pouvaient pas être régularisées, mais qui en même temps aux termes de la législation française ne pouvaient pas être expulsées et qui étaient donc dans une situation de vide juridique total. Bien, nous avons réglé ces problèmes en disant que lorsque pour des raisons humanitaires fortes, on ne peut pas reconduire à la frontière, eh bien, on donnera des papiers, vous voyez que ça va d'un certain côté dans le sens d'une plus grande humanisation. En sens inverse, la loi précédente n'était pas satisfaisante pour tout ce qui concerne les relations entre le juge administratif et le juge judiciaire, c'est un peu compliqué, mais on se trouvait parfois dans des situations où un juge libérait quelqu'un qu'un autre tribunal sanctionnait, bien, la loi Debré rectifiera ces contradictions, comment dire, et je pense que ce sera une loi de progrès dans un domaine qui est très sensible au cœur des Français. Puis au-delà de la loi, cette politique de l'immigration, on en parle beaucoup, on ne dit jamais quelque chose qui est une réalité mesurable, c'est que depuis que Jean-Louis Debré est au ministère de l'Intérieur et sur mes orientations, le pourcentage des décisions de justice prévoyant la reconduite à la frontière d'étrangers en situation irrégulière a été multipliée par deux. Il ne suffit pas que les tribunaux jugent, il faut ensuite que le pouvoir fasse exécuter ces jugements et ça va de ce point de vue-là beaucoup mieux qu'avant.

Jean-Pierre Elkabbach : Qu'est-ce que vous aimeriez qu'un lecteur de « Entre nous » dise d’Alain Juppé en refermant les 117 pages ?

Alain Juppé : Il est peut-être un peu moins techno qu'on ne le pensait.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous dites que vous vous sentez obligé d'avoir des résultats, vous vous donnez un délai à vous-même pour en avoir ?

Alain Juppé : Oui, vous l'avez rappelé tout à l'heure d'ailleurs ce délai, ce sont les élections de 98. En démocratie…

Jean-Pierre Elkabbach : Ça, c'est le jugement que vous attendez.

Alain Juppé : Oui, le jugement des Français.

Jean-Pierre Elkabbach : Oui, mais les résultats ?

Alain Juppé : Les résultats ? Il y a déjà des résultats. Je ne peux pas quand même, on n'a peut-être pas le temps, vous savez que j'ai appelé un chapitre d'ailleurs la méthode Coué dans mon livre. Alors, si je dis cela, on va dire que je fais encore preuve d'autosatisfaction, mais on ne peut pas laisser dire que la France aujourd'hui est dans une situation catastrophique. Notre commerce extérieur n'a jamais été aussi florissant, cela veut dire quoi ? Que les entreprises françaises sont compétitives, la croissance revient, l'inflation a été définitivement jugulée, le franc se tient bien, les taux d’intérêt, voilà un domaine où nous avons obtenu des résultats inespérés par rapport à ce qu'on attendait il y a un an.

Jean-Pierre Elkabbach : Alors, il faut dire plus souvent qu'on ne l'entend : « Bravo, Juppé ».

Alain Juppé : Non, ce n'est pas ce que je demande. Bravo, les Français parce que si on y est arrivé, c'est parce qu'on a fait des efforts et que les Français ont compris finalement que les réformes étaient nécessaires. Quand il y a des choses qui vont mieux sur le chômage, je le dis, je l'écris, je le reconnais sans dissimuler la réalité. Nous n'avons pas atteint nos objectifs, eh bien plutôt que de se décourager, il faut essayer d'aller de l'avant. Nous sommes en train de préparer une formule, pour donner un détail concret, qui devrait permettre à tous les jeunes au-delà du Bac, dans leur cursus de formation de passer une période longue, plusieurs mois, 6 à 9 mois, dans l'entreprise pour préparer leur future insertion professionnelle...

Jean-Pierre Elkabbach : J'en ai parlé aussi ici avec Didier Pineau-Valencienne.

Alain Juppé : Eh bien, vous voyez, nous en parlons avec les partenaires sociaux et je pense qu'on va pouvoir mettre cela en application en 97, cela sera un progrès supplémentaire.

Jean-Pierre Elkabbach : Alain Juppé, le président de la République est intervenu souvent y compris de l'étranger pour vous donner un peu de l'oxygène, pour vous soutenir...

Alain Juppé : Je respire, un peu mal parce que je suis enrhumé, même le président n'y peut rien.

Jean-Pierre Elkabbach : Un Premier ministre comme Alain Juppé peut être humain, il peut être malade comme tout le monde, mais il ne va pas au lit ?

Alain Juppé : Vous ne me souhaitez pas quand même le pire ?

Jean-Pierre Elkabbach : Non (rires). Qu'est-ce qui fait la nature de cette complicité personnelle entre vous deux, Chirac et vous ?

Alain Juppé : D'abord parce qu'on se connait depuis longtemps, parce qu'on a sur le plan humain souvent les mêmes réactions, peut-être qu'on se ressemble un petit peu malgré certaines apparences et puis surtout et c'est cela qui compte dans la politique, c'est parce que nous avons des convictions communes. On est d'accord sur l'essentiel.

Jean-Pierre Elkabbach : D'accord, c'est la politique tout de suite, mais il y a un lien apparemment…

Alain Juppé : Vous avez l'air de considérer cela comme quelque chose de marginal ? C'est essentiel.

Jean-Pierre Elkabbach : Non, pas du tout, on l'entend tous les jours, mais...

Alain Juppé : Non, non, vous ne l'entendiez pas entre François Mitterrand et Michel Rocard par exemple.

Jean-Pierre Elkabbach : Mais avec Pierre Mauroy et François Mitterrand, peut-être, entre Fabius et François Mitterrand.

Alain Juppé : Pas toujours. Mais, j'avais cru comprendre que cette fois-ci précisément, on l'entendait plus que d'habitude.

Jean-Pierre Elkabbach : Justement, c'est un lien qui est affectif, de votre part, d'où il vient ?

Alain Juppé : Parce qu'il vient de 1976, c'est tout simple. J'étais à l'époque, je ne le suis plus depuis longtemps, un haut fonctionnaire et puis, j'ai fait le choix de la politique un peu par hasard, cela m'intéressait depuis longtemps, mais je l'ai fait un petit peu par hasard, je l'ai fait en me retrouvant un beau jour propulsé dans le bureau de Jacques Chirac qui était Premier ministre à l'époque, j'étais évidemment dans mes petits souliers, très intimidé, j'avais, quoi ? 30 ans à l'époque et je n'avais jamais eu de responsabilité politique, ni d'engagements dans un parti. J'ai vu cet homme, là devant moi avec une présence absolument extraordinaire, qui m'a dit : « Vous voulez faire de la politique ? Est-ce que vous aimez les gens ? » et j'ai trouvé qu'il avait posé la bonne question et que cet homme avait un rayonnement personnel, une puissance de conviction, une chaleur humaine qui font que, petit à petit, entre nous s'est construit, cela peut paraître bizarre entre des hommes de notre génération, il a dix ans de plus que moi, un peu plus, il s'est construit une sorte, j'utilise le mot, d'affection peut-être. On n’est ni lui, ni moi très déboutonné, mais c'est vrai qu'au-delà des convictions communes sur la politique, il y a un personnel fort.

Jean-Pierre Elkabbach : Donc ce matin, voici donc un Premier ministre j'ai envie de dire deux fois neuf, le président de la République vous renouvelle sa confiance, il vous donne du temps. Et puis il y a cette confession, Entre nous, « je suis plus proche que vous ne le croyez », c'est ce que vous dites un peu aux Français, « je vous ai compris », peut-être d'une certaine façon. Si c'est une promesse, monsieur le Premier ministre tenez-là.

Alain Juppé : Bien, prenons-rendez-vous pour vérifier si je l'ai tenue Monsieur Elkabbach.

Jean-Pierre Elkabbach : Volontiers. Bonne journée, merci d'être venu à Europe.