Texte intégral
Le Provençal - mercredi 21 mai 1997
Le Provençal : La personnalisation de la campagne électorale à travers un « match Jospin-Juppé » vous satisfait-elle au regard des enjeux ? Pose-t-elle les vrais débats eu égard au maigre intérêt que semblent lui porter les Français ?
Lionel Jospin : Les conditions dans lesquelles cette campagne a été lancée expliquent beaucoup de ces caractéristiques. Le pouvoir a choisi de brusquer les échéances [ILLISIBLE] et de dissoudre l’Assemblée nationale par [ILLISIBLE]. Il souhaitait ainsi occulter le nécessaire débat démocratique, escamoter son bilan calamiteux, dissimuler la politique d’austérité aggravée qu’il mènera s’il est reconduit. Dès lors, il n’est guère surprenant que, déjà désabusés par les mensonges de la campagne présidentielle de 1995, les Français se soient, dans un premier temps, détournés d’élections qu’ils n’avaient pas demandées. Toutefois, à travers mes déplacements, mes rencontres, mes réunions, je sens que leur intérêt pour ces élections va grandissant. Je m’en réjouis parce que nous, socialistes, avons tout fait pour donner vie à cette campagne, pour alimenter le débat – notamment grâce à nos propositions – et pour éclairer le choix de nos compatriotes. Il n’y a pas de « match Jospin-Juppé », puisque le Premier ministre a refusé le tête-à-tête télévisé qui nous avait été proposé. Il n’y a pas non plus de personnalisation. Mais ce n’est pas parce qu’Alain Juppé est peu demandé, nous dit-on, par les candidats RPR-UDF que je ne dois pas aller soutenir les candidats socialistes !
Le Provençal : Choix de société contre choix de société, n’y a-t-il pas dans cette alternative un air de « déjà vu » et le risque de caricaturer les positions dans un affrontement Gauche-Droite excluant aussi bien la culture de gouvernement de l’une que la part de rêve de l’autre ?
Lionel Jospin : Il existe effectivement une cristallisation des positions politiques. Si elle est nette cette fois-ci, n’oublions pas pour autant qu’elle est inhérente à toute campagne électorale dans le système politique de la Ve République. Il faut voir là, d’abord, la conséquence directe du mode de scrutin majoritaire et de la nature de nos institutions. Mais, au-delà, la démocratie repose sur l’explicitation des conflits, sur leur formulation politique et sur la nécessaire confrontation des projets. Je perçois par ailleurs quelque chose de contradictoire dans votre question. D’un côté, on se plaint que le débat manque d’éclat, on dénonce une confusion entre la Gauche et la Droite qui ferait le lit de l’extrême-droite, on regrette l’affadissement – quand ce n’est pas la disparition – des idéologies. De l’autre, dès que la confrontation politique reprend ses droits, on la trouve artificielle. Pour ma part, je crois qu’au-delà d’un certain nombre de convergences – je pense en particulier à l’économie de marché, cadre dans lequel nous inscrivons notre vision politique –, les notions de gauche et de droite sont bien vivantes et s’incarnent dans des projets très différents : les Français doivent donc faire un vrai choix, important, grave même.
Le Provençal : 700 000 emplois créés, dont la moitié par le secteur privé, est-ce vraiment crédible ?
Lionel Jospin : Non seulement cette proposition est « crédible » mais elle est nécessaire et juste. Nous sommes face à une urgence : le chômage des jeunes – une urgence économique, sociale, humaine. Face à cette urgence, deux attitudes existent. Se résigner à ce gâchis, continuer à invoquer « la flexibilité » et accepter que la précarité – stages, petits boulots, CDD, intérim… – reste le pain quotidien des jeunes : c’est le choix de la droite. Ou bien alors, tout mettre en œuvre pour sortir de l’ornière, pour donner une vraie chance d’insertion à ces jeunes et briser le cercle vicieux de la précarité : c’est notre option. Nous refusons de laisser toute une partie de la jeunesse faire les frais de l’égoïsme de notre société et se morfondre dans le chômage. Voilà le sens de la mesure que nous proposons et que la droite a beaucoup caricaturée pour tenter de faire oublier qu’elle n’avait aucun avenir à proposer à la jeunesse. Grâce à la suppression d’un certain nombre d’aides à l’emploi inefficaces et très coûteuses – je pense en particulier au CIE –, nous financerons les 350 000 emplois que nous voulons créer dans le secteur associatif et dans les collectivités locales. Il ne s’agira pas de postes de fonctionnaires supplémentaires mais de contrats de 5 ans payés avec un vrai salaire pour des emplois de proximité dans des secteurs d’avenir : l’accompagnement et le soutien scolaire, les soins aux personnes âgées, la protection de l’environnement, la sécurité. Quant à notre objectif de 350 000 emplois dans le secteur privé, nous voulons l’atteindre grâce à des incitations financières que nous proposerons aux entreprises. À elles de se saisir de cet engagement.
Le Provençal : Robert Hue vous reproche une « hégémonie à gauche ». Sur quelles bases vos orientations communes peuvent-elles devenir un accord de gouvernement ? Quelles conditions posez-vous à la présence des ministres communistes dans une éventuel gouvernement de gauche ?
Lionel Jospin : Il n’y a pas « d’hégémonie à gauche ». Mais prétendre que toutes les forces qui composent la gauche pèseront de la même façon dans l’orientation de la politique que nous serions amenés le cas échéant à conduire serait tout aussi erroné. En démocratie, quand le peuple a parlé, le devoir de tout responsable politique est de respecter son choix. Ce principe général signifie en particulier que la principale composante d’une coalition de gouvernement représente à la fois son axe et son moteur. En cas de différences non surmontées, c’est sur ces questions que se fait, le moment venu, l’indispensable rassemblement.
Le Provençal : L’Europe – quelle Europe ? – sera-t-elle au cœur de cette discussion entre partenaires de gauche ?
Lionel Jospin : Tout observateur objectif reconnaît que les positions respectives sur l’Europe des différentes forces de gauche se sont, depuis 18 mois, nettement rapprochées. Même s’il reste des divergences de vue. La construction européenne, le passage à l’Euro, représentent un enjeu majeur pour l’avenir de la France. Mais je suis optimiste, car je constate que presque tout le monde se rapproche – et pas seulement à gauche – des conditions définies par le Parti socialiste.
Le Provençal : « Osez changer », avez-vous lancé. À quoi attribuez-vous cette frilosité que vous semblez percevoir chez les Français ? Les socialistes ont-ils retrouvé leur crédibilité dans l’opinion ?
Lionel Jospin : Si j’en juge d’après les enquêtes d’opinion disponibles, nous avons retrouvé de la crédibilité. Les propositions de notre programme économique – baisse de la TVA, réduction du temps de travail, plan pour les jeunes – et politique – limitation du cumul des mandats, raccourcissement de leur durée, indépendance de la justice, parité femme-homme – rencontrent l’adhésion de nos concitoyens. En revanche, abusés par la mystification de la campagne présidentielle de 1995, beaucoup sont devenus très sceptiques à l’égard de la politique. Ils sont nombreux à penser qu’elle ne peut plus rien pour eux. À ces Français, je veux rendre confiance en l’action politique et, pour cela, leur tenir le langage de la vérité. C’est pourquoi, sans leur faire de promesses, je prends devant eux des engagements clairs et précis, consignés dans le programme que nous avons diffusé à des millions d’exemplaires. Refus de la résignation, refus du scepticisme, respect de la démocratie, volonté de changer la vie quotidienne des Français : telle est ma ligne de conduite. Voilà comment je veux regagner leur confiance.
Le Provençal : La cohabitation, pour cinq ans, n’est-elle pas « pénalisante » à l’heure des choix décisifs ? Vous paraît-elle une bonne chose pour le pays ou pensez-vous qu’un président battu après avoir pris l’initiative d’une dissolution doit tirer personnellement des leçons de sa défaite ?
Lionel Jospin : Je serai très clair : je trouve inacceptable que le pouvoir actuel soulève le caractère « pénalisant » qui serait celui d’une cohabitation entre un président de droite et un Premier ministre de gauche. Nous ne sommes plus en 1958, ni même en 1986 : les Français ont voulu deux cohabitations, qui se sont déroulées sans problèmes institutionnels, et pendant lesquelles la France a également dû affronter des « choix décisifs ». Agiter le spectre d’un conflit institutionnel n’est pas digne des Français.
Le Provençal : « Chirac, c’est pire que Jospin », a dit Le Pen. Comment comptez-vous lever l’ambiguïté dont la droite vous accuse ? La notion de « Front républicain » peut-elle constituer une véritable solution face au FN ?
Lionel Jospin : Ma position à l’égard de l’extrême droite a toujours été limpide : ennemi de la République, elle doit être combattue avec la plus grande fermeté en utilisant toutes les armes – morales, politiques, juridiques – qui sont à notre disposition. L’ambiguïté que vous évoquiez est à chercher du côté de la droite. Qui a contribué à l’établissement de l’idéologie du Front national – avec le Club de l’Horloge ou les Comités d’Action Républicaine ? Qui a fourni les cadres politiques du Front national – MM. Mégret, Blot ? Qui a accepté dans ses rangs un transfuge du FN – M. Peyrat, maire de Nice ? Qui a fait le jeu électoral de l’extrême-droite à Vitrolles ? À toutes ces questions, une seule réponse : la droite. Nous n’avons aucune leçon à recevoir de qui que ce soit à droite. Quant à parler de « Front républicain », je ne crois pas que cela soit adapté à la réalité de notre vie publique. Je préfère parler de “comportement républicain” et, de ce point de vue-là, la droite parlementaire a montré, à Vitrolles notamment, qu’elle était loin d’être irréprochable. Je le regrette.
L’Est républicain - mercredi 21 mai 1997
L’Est républicain : Quel regard portez-vous sur cette campagne qui ne semble par intéresser grand monde ? À quoi attribuez-vous cette absence de mobilisation ? Pourquoi les citoyens ont l’esprit ailleurs ?
Lionel Jospin : L’acteur de la campagne que je suis n’a pas tout à fait la même impression que vous. Venez dans mes réunions ! Je rencontre beaucoup de gens et ceux-là me posent des questions, me font part de leurs inquiétudes, de leurs espoirs aussi. Mais il est clair aussi que la dissolution, dont ils ne voyaient pas l’utilité, les a surpris. Ils l’ont vue comme une manœuvre politicienne. Je ne pense pas qu’ils « aient l’esprit ailleurs ». Car le chômage hante toutes les têtes et est une réalité quotidienne pour trop de Français. Mais c’est vrai que beaucoup ont été déçus par les promesses faites lors de la campagne présidentielle et qui n’ont pas été tenues. Réhabiliter la politique, c’est restaurer la confiance entre les élus et les citoyens et il existe une seule méthode pour le faire : la sincérité, la vérité… puis un minimum d’efficacité dans l’action.
L’Est républicain : Votre programme indique ce que vous voulez faire en cas de victoire de la gauche, mais il ne dit pas vraiment comment vous allez faire. Cette absence de clarté est une aubaine pour vos adversaires qui ne manquent pas de l’exploiter. Finalement, n’est-ce pas davantage un projet d’opposant que de gouvernant ?
Lionel Jospin : Je ne comprends pas comment vous pouvez dire cela, alors que nous avons diffusé nos propositions à 10 millions d’exemplaires et que la droite n’a pas popularisé les siennes. La situation est claire. Le choix est entre deux visions de la politique économique. Si la droite est élue, elle continuera la politique menée depuis plusieurs années fondées sur le monétarisme et ce qu’on appelle en économie, l’offre. Cette politique a, vis-à-vis du chômage, échoué. La politique que nous proposons est basée sur la demande, avec comme objectif l’emploi.
D’un côté, on aurait un nouveau tour de vis, de l’autre on aura une économie plus active. S’il y a manque de clarté, c’est que la droite n’ose pas avouer la politique qu’elle va suivre, alors elle cherche à embrouiller le débat. Pour moi, les choses sont plus simples : je dis ce que je ferai, je ferai ce que je dis.
L’Est républicain : Jacques Chirac va, dit-on, intervenir à nouveau avant la fin de la campagne. Vous pensez que c’est une démarche de président engagé et donc anormale, ou bien estimez-vous logique qu’il vienne en personne défendre les valeurs et soutenir les engagements de sa majorité ?
Lionel Jospin : En démocratie, lorsqu’on s’adresse au peuple, ce n’est jamais sans conséquence. Il s’agit d’une élection législative. Jacques Chirac n’a pas souhaité, comme je l’avais proposé, réduire le mandat présidentiel à cinq ans. Il a choisi de dissocier élection présidentielle et législative. Il doit donc assumer son choix. On ne peut pas être à la fois arbitre et joueur. Il faut choisir et cela impose à chacun des contraintes. Si le Président intervient, il faut simplement que nous puissions lui répondre.
Lorsqu’il y a débat politique, les fondements mêmes de la démocratie consistent à répondre aux arguments qu’on vous propose, ceci afin de permettre aux citoyens de choisir. Ensuite, après le vote, chacun respecte le verdict des urnes.
L’Est républicain : En déclarant que la France devait parler d’une seule voix en Europe, Jacques Chirac agit à son tour l’épouvantail de la cohabitation. Que pensez-vous de ses arguments ? Est-ce le rôle du président de la République de réactiver ce débat ?
Lionel Jospin : Par cette nouvelle intervention dans la campagne des législatives, à moins de cinq jours du premier tour, le président de la République a choisi de faire pression sur les Français. Mais ceux-ci, nous en sommes tous convaincus, exerceront leur choix librement. Je pense que cette dramatisation est inutile.
D’abord parce que la France a fait, à deux reprises, l’expérience de la cohabitation ; elle a donc appris à parler d’une seule voix, tout en respectant l’équilibre institutionnel défini par notre Constitution. Surtout parce que notre position sur la construction européenne – et en particulier les quatre conditions que nous posons au passage à l’euro – est devenue le centre de gravité du débat public ; même la droite s’y rallie. Dès lors où serait le problème posé par une cohabitation.
L’Est républicain : Croyez-vous qu’il soit possible de relever les grands défis alors que la solidité de votre alliance avec les communistes laisse perplexe, car sur certains grands thèmes, comme l’Europe par exemple, elle tient encore de l’équilibrisme ? Pour séduire les électeurs, il y a sans doute mieux.
Lionel Jospin : Messieurs Pasqua et Séguin ont fait campagne contre Maastricht et pourtant vous les classez dans le RPR. Non ? Nous avons signé un accord avec les communistes, mais aussi avec les écologistes, tout cela est clair, transparent, public. Nous avons dit ce que nous ferons, nous ferons ce que nous disons. Il n’y aura ni magouilles, ni mensonges. Et si, au départ, il y a des différences, soyez sans craintes, elles s’estomperont si la gauche doit assumer les responsabilités du gouvernement. En tout cas, au gouvernement, il ne peut y avoir qu’une seule orientation.
L’Est républicain : À quelques jours du scrutin, que pensez-vous dire aux Français pour essayer de les convaincre ?
Lionel Jospin : Qu’ils sont devant un choix de société. Veulent-ils continuer à subir la même politique : une économie corsetée, un chômage croissant, car considérée comme le solde d’une stratégie économique essentiellement financière ? Ou veulent-ils changer de politique ?
Mettre le travail, l’emploi au cœur de l’économie, libérer l’économie et entrer du bon pied dans le XXIe siècle. Cinq ans, c’est long, surtout si la politique d’aujourd’hui devrait être poursuivie et le gouvernement dirigé par le même homme, ce qui serait à l’évidence le cas, en cas de reconduction de la droite.
L’Est républicain : Que répondez-vous aux attaques de la majorité qui vous reproche de ne pas réagir aux propos de Jean-Marie Le Pen disant qu’il vaudrait mieux la victoire des candidats socialistes que celle des candidats de la majorité ?
Lionel Jospin : Nous n’avons jamais fait la moindre concession aux idées du Front national. Nous n’avons jamais eu d’alliance avec le Front national comme Messieurs Gaudin en Provence-Alpes-Côtes d’Azur ou Blanc en Languedoc-Roussillon. Nous n’avons pas de transfuges avec cette formation comme Messieurs Mégret qui vient du RPR ou Peyrat qui vient du Front national. Alors de grâce, que la droite balaye devant sa porte ! Les ambiguïtés ne sont pas à gauche, vous le savez bien !
L’Est républicain : À trop défendre votre projet économique, n’avez-vous pas négligé de défendre votre vision de la société : immigration, exclusion, etc. ?
Lionel Jospin : Nous avons expliqué notre projet économique avec soin, parce qu’il est novateur, qu’il rompt avec des pratiques qui ont mis la France dans la situation que l’on sait. Nous avons insisté aussi parce que l’emploi est la première priorité des Français et c’est aussi la mienne. Je veux d’abord donner du travail aux Français. Mais nous n’avons pas négligé les autres aspects. Ni le social bien sûr puisque, pour nous, il est indissociable de l’économique ; ni la question de la priorité que nous voulons donner à l’éducation, à la recherche, à la culture ; ni l’indépendance de la justice ; ni le fait que notre vision de l’immigration tourne le dos à la politique d’inspiration xénophobe qu’a poursuivie M. Debré, après M. Pasqua. Notre projet est un tout. Mais encore une fois, la lutte pour l’emploi en est le cœur.
Notre ambition est de construire un nouveau type de société, celle où l’économie sera au service de l’Homme parce que l’Homme sera au cœur de l’économie.
TF1 - mercredi 21 mai 1997
TF1 : Vous allez clore la campagne, puisque tel l’a décidé le tirage au sort. Vous sentez-vous sous contrôle de ce petit frère communiste ?
L. Jospin : Non, on ne peut pas dire cela.
TF1 : Il vous observe, disons.
L. Jospin : Oui. Chacun s’observe. Nous sommes dans un premier tour d’élections législatives. Donc, chacun tend à affirmer sa personnalité. Dans le deuxième tour, qui est maintenant pour bientôt, il faudra se rassembler et il faudra tenir compte naturellement du vote des Français, c’est-à-dire à qui il aura donné le soin d’être la force motrice dans le deuxième tour, avec tout le monde.
TF1 : N’avez-vous pas été obligé d’édulcorer un peu votre propos tout au long de la campagne pour faire le grand écart entre les communistes et les électeurs centristes ou du marais que vous voulez séduire ?
L. Jospin : Je ne me situe pas par rapport à un électorat particulier que je ciblerais, que je rechercherais. J’essaie de poser nos propositions par rapport aux Français dans leur diversité. Ce qui justement est la caractéristique de nos candidates et de nos candidats, c’est qu’ils veulent prendre en charge les problèmes et les responsabilités de tous. La caractéristique du RPR et de l’UDF, c’est que, quand même, ils travaillent surtout pour une minorité. Il y a des catégories entières de retraités modestes, d’ouvriers, de jeunes dans l’incertitude, qui ne sont pas au cœur de leurs préoccupations. Je suis convaincu que la France ne pourra bouger, faire sa mutation que non en la tirant brutalement par la tête, mais si on veille à ce que tout le monde puisse suivre le mouvement. C’est cela qui caractérise nos candidates et nos candidats.
TF1 : Ce matin, sur France Inter, Robert Hue a dit : « Promettre ce qu’on peut tenir, ce n’est pas revenir sur ce qu’on a promis. » Il faisait allusion à ce que vous aviez dit la veille à propos de l’augmentation des salaires en disant que tout ne pouvait arriver tout de suite et qu’il faudrait un peu de temps avant de pouvoir réaliser l’augmentation des salaires.
L. Jospin : Vous ne voulez tout de même pas qu’on fasse un débat avec Robert Hue alors que j’ai peu de temps et pas mal de choses à dire ! Ce qui est clair, c’est que comme je l’explique, ce qui m’importe, c’est qu’au bout de cinq ans, au bout de la durée d’une législature, est-ce que le pouvoir d’achat des Français, notamment des salariés, de la majeure partie de la population a augmenté ou pas. Est-ce que les inégalités ont décru ou non ? Est-ce que le chômage a reculé ou non ? Est-ce que la France est plus forte ? Est-ce que la société est plus humaine ? Il faut juger dans la durée. Nous avons fait des expériences. Je ne veux pas une flambée de mesures positives, obligeant ensuite à un tournant de la rigueur. J’ai tiré les leçons du passé. C’est pourquoi je veux que les choses soient conduites de façon beaucoup plus progressive. Sur l’objectif, je pense que mon objectif est clair : il est de redonner du dynamisme à l’économie ; faire en sorte que l’emploi progresse enfin dans le pays ; faire en sorte que l’ensemble des Français se sentent écoutés, pris en charge, défendus dans leur vie quotidienne et sur tous les problèmes de leur vie quotidienne. Voilà ma démarche.
TF1 : Considérez-vous que l’intervention de Jacques Chirac hier représente une façon de faire revenir l’Europe comme argument de campagne ou bien de vous mettre un peu en porte-à-faux en disant : « il est difficile de cohabiter avec des gens qui ne partagent pas tout à fait notre conception de l’Europe » ?
L. Jospin : Puisque vous m’en parlez, je suis tout à fait prêt à en dire un mot. En même temps, une fois qu’on aura parlé du président de la République, qui n’est pas candidat aux élections législatives, peut-être pourra-t-on revenir sur l’enjeu véritable de cette élection législative qui est un choix entre des candidats qu’on écarte et de candidats qu’on retient et qu’on choisit. Mais pour ce qui concerne l’intervention du président de la République, je dois dire qu’elle m’a un peu surpris, parce que le président de la République n’était pas obligé de dissoudre. Il a dissous. Au moment où il dissout, il dit aux Français : « Vous n’avez qu’un seul choix possible. » Je trouve que c’est une conception un peu curieuse de la démocratie.
TF1 : Les prédécesseurs le faisaient également, que ce soit François Mitterrand ou Valéry Giscard d’Estaing.
L. Jospin : Peut-être avec moins d’insistance, et rarement, me semble-t-il, dans les derniers jours d’une campagne officielle. En tout cas, il n’y aura pas de problème pour la cohabitation sur la question de l’Europe, d’abord pour des raisons de fond, qui sont les plus importantes : je constate en effet que la plupart des leaders de l’ex-majorité, qui n’étaient pas d’accord entre eux, sont en train de rejoindre les conditions que nous mettons au passage à la monnaie unique, parce qu’elles sont de l’intérêt de la France et elles sont sans doute de l’intérêt de l’Europe. Je ne vois pas non plus pourquoi il y aurait des problèmes de crise avec nos voisins européens, parce que Jacques Chirac oublie un détail qui a son importance : les deux tiers des gouvernements de l’Union européenne actuellement sont soit dirigés par des sociaux-démocrates ou des socialistes. J’ai là un communiqué de presse que je n’ai pas sollicité, mais qui est tombé aujourd’hui, de P. Green, la présidente du groupe socialiste européen, c’est-à-dire dans lequel on a les partis socialistes, sociaux-démocrates, travaillistes des Quinze pays de l’Europe. Elle dit : « La seule voix de l’Europe en France, c’est Jospin. » Je ne suis pas sûr que ce soit la seule voix – mais c’est pour dire qu’au contraire, je suis sûr qu’il y a toute une série de gouvernements en Europe qui seraient très heureux qu’une personnalité socialiste, que je ne nomme pas, dans les deux sens du terme, puisse diriger le gouvernement en France.
TF1 : Parce que cette personnalité, si la gauche gagne, ce sera Lionel Jospin ?
L. Jospin : Cette personnalité sera vraisemblablement membre du Parti socialiste, qui devrait, dans le deuxième tour, être la force principale d’une opposition qui serait alors devenue majorité.
TF1 : Mais c’est le premier secrétaire du PS ?
L. Jospin : Non, vous savez très bien ma position là-dessus. Je respecte les prérogatives du président de la République. Ce que je voulais dire, c’est que quand même le choix qui est à faire c’est d’élire une nouvelle Assemblée nationale, donc, c’est écarter les candidats et de choisir des candidats et candidates dans 577 circonscriptions. Quelles sont les raisons d’écarter les candidat RPR-UDF, aujourd’hui ? C’est quand même la question qu’il faut se poser. C’est tout simplement qu’ils n’ont pas tenu leurs promesses alors qu’ils sont au pouvoir depuis quatre ans. Leur politique est un échec puisque le chômage progresse, les impôts progressent, les cotisations sociales progressent. On voit la précarité augmenter. On a quand même appris cette nouvelle incroyable que les enfants ne pouvaient plus aller à la cantine parce que les parents ne pouvaient pas payer pour la cantine dans l’école publique. C’est un échec et, en plus, on a toutes les raisons de croire – quand on entend M. Monory proposant de supprimer le Smic, M. Balladur, hier, je crois, disant : la France ne peut pas être le conservatoire mondial des acquis sociaux – que ceux qui nous parlent n’ont jamais consenti un sacrifice dans les difficultés de la crise, n’ont jamais, eux-mêmes, perdu de leurs acquis ou de leurs privilèges qui sont prêts à brader les acquis modestes de toute une partie des salariés, des retraités, des employés, des petits agriculteurs. Moi, c’est contre cela que je m’insurge. Ce sera une politique aggravée qui sera conduite si le RPR et l’UDF ont les mains libres pour cinq ans dans une nouvelle Assemblée. Et donc, ce que nous avons proposé dans cette campagne, et moi, ce que je propose, ce sont des raisons positives de choisir des candidats et des candidates socialistes.
TF1 : Les réserves financières, comme on le sait, ne sont pas très nombreuses, difficiles à trouver. Là, il y a une proposition que fait Alain Juppé, ce sont les privatisations et dans « Les Échos » à paraître demain, il évoque la possibilité d’une privatisation d’Air France dès cette année et même éventuellement du Crédit Lyonnais. Vous ne pensez pas que ce serait utile de se débarrasser de grandes entreprises qui, finalement, n’ont pas toujours été très bien gérées et de les remettre dans le giron privé ?
L. Jospin : Je ne veux pas vous chicaner sur les mots, mais je n’aime pas beaucoup le mot débarrasser.
TF1 : Pour l’État.
L. Jospin : Déjà que le Premier ministre avait proposé de vendre pour un franc Thomson à un groupe sud-coréen, je ne voudrais pas m’engager dans cette voie. Moi, je trouve étrange et révélateur d’une incapacité à gérer bien, que ce gouvernement ait besoin de privatiser de très grandes entreprises publiques dont certaines sont les fleurons de notre industrie – je pense par exemple à l’Aérospatiale qui mène un combat formidable dans un cadre européen contre Boeing, ou face à Boeing. Ils ont besoin de privatiser des entreprises tout simplement pour boucler leur budget. C’est quand même un aveu d’échec et moi, je pense que la France a une tradition particulière. Elle a besoin d’un certain équilibre entre l’initiative publique et l’initiative privée. Le capitalisme français, qu’on le veuille ou non, n’a pas la puissance, la taille d’un certain nombre d’autres capitalismes, mais beaucoup de nos grandes aventures industrielles dans l’espace, dans l’aéronautique, dans les TGV, dans le nucléaire, ont été, en réalité, portées par l’initiative de la puissance publique prenant la forme d’entreprises. Il faut ouvrir tout cela sans doute mais je crois que si on voulait privatiser sans réfléchir, si on voulait recourir seulement aux mécanismes du marché dans la tradition qui est celle de notre pays, on ne doit pas nier les traditions de notre pays, on avancerait pas, à mon sens.
TF1 : J’ai posé deux questions, hier, à Alain Juppé, je voudrais vous poser les mêmes : votre définition du socialisme ?
L. Jospin : Ma définition du socialisme, c’est l’alliance de la liberté et de la justice sociale. C’est l’idée que les marchés ne peuvent pas dominer une société mais qu’ils ont besoin d’être corrigés, d’être régulés. C’est la volonté de mettre l’Homme au centre de la vie bien sûr mais aussi au centre de l’économie. Mais quand je dis l’Homme, ce sont tous les hommes potentiellement, tous les hommes, toutes les femmes, pas seulement certains.
TF1 : Et celle du libéralisme ?
L. Jospin : Celle du libéralisme, c’est la croyance que les marchés règlent tout et qu’automatiquement, ils assurent le fonctionnement de l’économie. On voit, avec plus de trois millions de chômeurs, qu’il n’en est rien. Je crois que dans le libéralisme, il y a une passivité devant les mécanismes automatiques de l’économie et donc il manque la volonté politique et il manque la prise en compte des hommes et des femmes dans toutes leurs dimensions qui ne sont pas qu’économiques, qui sont culturels, affectives, identitaires et puis l’oubli de tous les hommes pour s’adresser surtout à certains.
TF1 : Pour terminer, le jugement que vous portez sur votre adversaire principal, Alain Juppé ?
L. Jospin : J’allais dire j’admire, disons, je reconnais sa ténacité mais je crois qu’il s’imagine que l’on peut faire la politique tout seul et il n’écoute pas les hommes. Je crois que c’est sa limite. Je voudrais terminer sur autre chose qui est de dire que dans ces élections, il est très important que les Français et les Françaises disent ce qu’ils ont sur le cœur mais en tout état de cause ne s’abstiennent pas et ne dispersent pas leurs voix. Moi, je leur propose des candidats et des candidates. Mais de toute façon qu’ils ne s’abstiennent pas et qu’ils ne dispersent pas leur voix.