Interview de M. Laurent Fabius, président du groupe parlementaire PS à l'Assemblée nationale, à France 3 le 24 octobre 1996, sur le projet de privatisation de Thomson, la politique économique et l'impopularité du Président de la République et du Premier ministre.

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Média : France 3

Texte intégral

Laurent Bignolas : Il est clair que vous attaquez sur toutes les procédures de privatisation ; mais sur ce qui est devenu, aujourd'hui, l'affaire Thomson, qu'est-ce que vous répondez au Premier ministre quand il dit que l'actionnaire-Etat n'a pas fait son travail ces dernières années ?

Laurent Fabius : Que c'est une argumentation à la fois méprisante et incompétente. Méprisante parce que j'ai entendu hier Monsieur Juppé dire : « Thomson ça ne vaut rien, et ça vaut même 14 milliards de dettes ». Vraiment c'est se moquer du monde ; c'est se moquer des salariés, qui ont bâti une entreprise qui est magnifique ; c'est se moquer de la réussite technologique de Thomson. Thomson, c'est les radars de l'avion Rafale ! C'est se moquer du fait que Thomson ça représente plus de 70 milliards de chiffre d'affaires, des marchés partout dans le monde, 90 000 personnes ; et c'est confondre tout à fait – ça m'étonne de la part de Monsieur Juppé – le problème des dettes – il y a des dettes, c'est vrai, mais beaucoup d'entreprises ont des dettes – et la valeur de l'entreprise. Vendre cette entreprise pour un franc ! Vous avez 1 franc sur vous ? Vous pouvez avoir Thomson pour 2 francs. Ça n'a aucun sens.

G. Leclerc : C'est vraiment le rôle de l'Etat de financer la fabrication de postes de télévision – je parle pour le secteur grand public ?

Laurent Fabius : Il y a deux aspects. D'abord – vous avez raison de me rappeler à l'ordre sur ce point – Monsieur Chirac et Monsieur Juppé s'étaient engagés, au mois de février, devant tous les téléspectateurs, devant la France, à dire : il n'y aura pas de partition, il n'y aura pas de séparation entre l'aspect Thomson Electronique de défense et l'aspect Thomson Multimédia. C'est exactement le contraire qu'ils font ! En plus, l'aspect électronique de défense, ça vaut beaucoup d'argent, énormément d'argent, or là, c'est vendu pour un franc, et même, le contribuable va mettre 11 milliards. Quant à l'aspect des téléviseurs, on a été chercher le Coréen Daewoo qui est un Coréen qui travaille dans le bas de gamme, qui – contrairement à ce qu'on dit – n'offre absolument aucune garantie sur le plan de l'emploi. Comment voulez-vous qu'on ait confiance dans des gens qui disent : on va créer 3 000 emplois ou 5 000 emplois ? Il n'y a aucune garantie derrière. Donc, ça veut dire que sur le plan de la stratégie industrielle, sur le plan social, sur le plan de la défense des intérêts patrimoniaux de tous les Français c'est une catastrophe.

G. Leclerc : Vous, vous aviez pris des engagements, notamment la recapitalisation de Thomson, vous avez arrêté en 1990.

Laurent Fabius : Non. Il y a eu, si on prend la période 1982 – où Thomson a été nationalisé – jusqu'en 1990, des recapitalisations à hauteur de 10 milliards, voilà le chiffre exact. Depuis que la nouvelle majorité a été installée en 1993, il n'y a eu aucune dotation faite à Thomson et en particulier au secteur multimédia, ce qui fait que Thomson, pour avancer, était obligé de s'endetter. Mais, encore une fois, ce n'est pas parce qu'une entreprise a des dettes qu'il faut immédiatement la brader pour 1 franc. Donc, là-dessus, on est en désaccord radical.

Laurent Bignolas : Comment stopper cette privatisation, concrètement ?

Laurent Fabius : Concrètement, ça veut dire qu'il y a une commission de privatisation qui est mise devant le fait accompli. Elle devait faire la transparence. Mais là, l'Etat lui dit : c'est ça qu'il faut faire et non autre chose. Je ne sais pas ce qu'elle va faire. Moi j'ai demandé pour ma part une commission d'enquête parlementaire pour qu'on fasse la lumière sur tout et qu'on mette les choses à plat. Entendons-nous bien : d'une part Thomson n'a aucun besoin d'être privatisée, et même ceux qui souhaitent qu'elle soit privatisée, il n'y a absolument aucune raison qu'elle soit bradée pour 1 franc symbolique.

G. Leclerc : Plus globalement, Monsieur Fabius, concernant la santé économique de la France et les perspectives pour 1997, A. Juppé disait hier soir que « ça allait mieux, que ça irait mieux en 1997 ». Il n'est pas le seul à le dire, beaucoup d'instituts de prévision le disent aussi. C'est également votre pronostic ?

Laurent Fabius : Malheureusement non. Le Premier ministre ajoutait, dans une espèce de codicille, sauf sur l'emploi. Le problème, c'est que c'est l'emploi qui est décisif. Vous avez vu tout à l'heure ces images impressionnantes de gens qui d'habitude ne descendent pas dans la rue : les responsables, artisans, chefs d'entreprise du bâtiment.

G. Leclerc : Mais quelles réponses, vous, vous pouvez apporter ?

Laurent Fabius : Un changement de politique salariale, parce qu'il y a une crise de la demande en France.

G. Leclerc : Alors laquelle ?

Laurent Fabius : Il faut un certain soutien salarial et un certain soutien de pouvoir d'achat parce que c'est une crise d'abord de la demande, en France. Un changement de politique économique, notamment en soutenant les secteurs dont on a parlé tout à l'heure, un changement de politique européenne et un changement de politique fiscale. Sur ces quatre points au moins, il faut un changement radical.

G. Leclerc : A propos de la politique étrangère, on a vu des images assez fortes du voyage de J. Chirac au Moyen-Orient. Vous ne vous êtes pas exprimé contrairement au Parti communiste qui avait l'air de trouver que J. Chirac était courageux. Est-ce que c'est aussi votre sentiment ? Est-ce que vous estimez que la politique étrangère de J. Chirac marque une continuité à l'égard de la politique menée par F. Mitterrand ou une rupture ?

Laurent Fabius : J'ai été d'abord frappé par une chose – comme beaucoup de téléspectateurs : ce sont les manifestations à Jérusalem et le comportement du président de la République. Je crois – personne ne peut s'engager – que dans les mêmes circonstances, j'aurais agi de la même façon que lui. Je n'ai donc absolument aucune critique à faire sur ce point, et je pense qu'il a été courageux. Maintenant, si on prend plus globalement le voyage, la crainte que j'ai, c'est que Monsieur Chirac, qui veut se poser en médiateur entre Israël et les pays arabes, ne soit déporté d'un seul côté. Je voudrais qu'on revienne à une politique, qui est vraiment une politique qui était de soutien au prédécesseur de Monsieur Nétanyahou – Monsieur Rabin, qui avait la politique inverse –, en disant : oui, il y a une bonne politique pour Israël mais ce n'est pas celle que fait le Gouvernement actuel. Et par ailleurs il faut défendre évidemment les droits des Palestiniens.

Laurent Bignolas : La France veut pousser l'Europe à parrainer cette paix. Est-ce qu'elle en a plus les moyens aujourd'hui qu'elle n'en a eus auparavant ?

Laurent Fabius : Ça c'est le point d'interrogation, parce que M. Chirac a parlé là-bas, mais je ne suis pas sûr du tout qu'il parle, malheureusement, au nom de l'Europe.

G. Leclerc : Vous avez regardé hier soir A. Juppé. Est-ce que vous estimez que ce qui ne va pas, c'est la politique du Gouvernement ou c'est le mode d'expression ou la communication de ce Premier ministre, qui est aujourd'hui impopulaire ?

Laurent Fabius : Les deux, mais quand on parle d'impopularité, elle existe, mais moi ce n'est pas sur les sondages que je me fonde, c'est sur quelque chose de plus profond. Pourquoi ces sondages qui sont très mauvais ? Parce que Monsieur Juppé, comme Monsieur Chirac, ne peut pas arguer des promesses tenues et ne peut pas faire état de résultats, il n'a donc ni la légitimité des promesses tenues ni la légitimité des résultats obtenus. C'est la raison pour laquelle la situation est inquiétante.

Laurent Bignolas : E. Cresson n'était pas très loin du chiffre, en 1991 avec 23 % ?

Laurent Fabius : Oui, mais la comparaison est un peu préoccupante.