Article de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS, dans "Le Nouvel Observateur" du 5 septembre 1996, sur l'adaptation de l'enseignement à la réalité économique et la formation professionnelle, intitulé "A l'école toute sa vie".

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Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Il faut savoir que chacun devra désormais s'adapter en permanence à l'évolution des métiers et de l'emploi

La société française ne paraît apte ni psychologiquement ni politiquement à aider sa jeunesse à se construire un avenir, et en particulier à s'insérer dans la vie professionnelle. Le dossier que publie cette semaine « Le Nouvel Observateur » le montre à l'évidence. Mais chaque fois que l'on pose la question « à qui la faute ? », c'est la recherche facile d'un bouc émissaire qui domine, c'est le dialogue de sourds qui reprend entre les pourfendeurs de notre système d'enseignement et ses défenseurs intransigeants. On n'en sort pas !

Le problème, c'est entendu, est aggravé par la faiblesse de la croissance et le manque consécutif de possibilités d'emplois. Les mutations de l'économie et du marché du travail sont profondes, et notre société éprouve des difficultés à s'y adapter. Tous nos efforts doivent se conjuguer pour retrouver les voies d'un développement durable et fortement créateur d'emplois, la politique du marché du travail doit intégrer les changements induits par le progrès technique et la compétition mondiale. Mais il demeure une donnée fondamentale que l'on ne veut pas regarder en face. En France particulièrement, la distance est trop grande entre la manière dont vivent et sont éduqués les adolescents et les réalités de la vie économique.

La question n'est pas nouvelle. À la fin des années soixante, alors que j'étais administrativement en charge de la formation professionnelle et de la promotion sociale, je constatais déjà que de nombreux jeunes se retrouvaient, après le service militaire, dans les stages de formation… pour adultes. L'armée avait été, en effet, pour eux un révélateur, la première occasion de se frotter avec des camarades porteurs d'un projet professionnel ou exerçant déjà un métier. Revenus en formation, ces jeunes voulaient découvrir les possibilités de la vie de travail, les attraits et les exigences de qualification, de chaque métier.

C'est que, dans notre pays, il n'est pas d'usage courant, contrairement à ce qui se passe ailleurs, que les jeunes exercent pour un temps déterminé un métier, ou fassent des expériences professionnelles entre quinze et dix-huit ans. Quant à l'enseignement secondaire, il n'a jamais été doté de filières permettant une alternance valable entre les études et un travail en entreprise ou dans l'administration. Il y avait certes la voie propre de l'apprentissage, mais elle fut longtemps décriée, non sans raison d'ailleurs, lorsqu'elle ne comportait pas un volet de qualité consacré à l'enseignement général. Or le secondaire est stratégique pour assurer à chaque jeune à la fois une éducation de qualité, une meilleure connaissance de ses potentialités et donc une capacité à s'orienter, voire à corriger un parcours avant qu'il ne soit trop tard. À quand cette réforme du secondaire dans le sens de l'alternance et de la diversité des cursus ?

Au lieu de cela, on a fait miroiter à notre jeunesse et aux parents les promesses mirifiques d'un baccalauréat quasiment pour tous et d'un accès élargi à l'enseignement supérieur. Chacun peut constater les dégâts : un diplôme dévalorisé, et cela aux dépens des familles les moins favorisées, un taux d'échec considérable dans le premier cycle de l'enseignement supérieur, le record – ou presque – du chômage des jeunes pour la France. Et tout cela au nom de l'égalité des chances et du refus de regarder en face les dures réalités de la sélection, mot jugé obscène mais pratique de plus en plus répandue.

Or les données prévisibles de la vie économique montrent que, de toute manière, il faudra retourner à l'école plusieurs fois dans sa vie, pour s'adapter aux changements dans les structures de l'emploi et dans le contenu des métiers. Nous avions conçu, dans cette perspective, la loi de 1971 sur la formation continue. La voie est ouverte, même s'il faut l'élargir, simplifier le cadre législatif, impliquer pleinement l'Éducation nationale. Car il s'agit maintenant, et au-delà de la formation strictement professionnelle, de mettre en œuvre la réforme centrale de l'éducation tout au long de la vie, condition essentielle pour lutter contre l'inégalité des chances, pour sortir de l'obsession du diplôme initial pour qu'une partie de notre jeunesse ne se sente pas oubliée, voire condamnée à la galère.

C'est un problème de société, dans la mesure où le système éducatif ne peut assumer cette tâche sans une coopération avec les mondes de l'économie, de l'administration et de la vie associative. Au surplus, la garantie doit être donnée à ceux qui s'engagent à dix-huit ou vingt ans dans la vie professionnelle qu'ils auront réellement une deuxième ou une troisième chance d'acquérir des connaissances nouvelles et un autre savoir-faire. Au total, dans cette perspective, chacun bénéficiera dans sa vie de plus de temps consacré à l'éducation, de plus de possibilités d'aller à l'école.

Mais c'est aussi le défi lancé à l'école de la République, placée sous le signe de la cohésion nationale, du civisme, de la solidarité. En effet, l'école doit non seulement apprendre à connaître et à faire, mais aussi apprendre à être et à vivre ensemble. Et ce n'est pas un paradoxe d'ajouter que si notre système éducatif parvenait à concilier tous ces paramètres, il donnerait en plus à chacun davantage de possibilités d'exploiter ses talents et de mieux maîtriser les aléas de sa vie professionnelle.