Texte intégral
« Chaque grand évènement a commencé comme une utopie et fini comme une réalité. (…) En 1913, les républiques polonaises et tchécoslovaques n'étaient que des utopies, en 1918 elles sont devenues des réalités ; en 1916 ; la victoire des communistes en Russie n'était qu'une utopie, en 1917 elle était une réalité… ». Voilà ce qu'écrivait, en 1923, Coudenhove-Kalergi dans son célèbre ouvrage PanEurope.
Nous pourrions, aujourd'hui, compléter son analyse : en 1988, la chute du mur de Berlin, et la disparition du régime soviétique ancré depuis 70 ans étaient des utopies. En 1989, elles devenaient une réalité. Quant à l'utopie européenne de Coudenhove-Kalergi, elle est, depuis 1923, largement passée dans les faits, avec le CECA, puis la Communauté économique européenne, et aujourd'hui l'Union européenne… Sans oublier un point fondamental : la réconciliation franco-allemande qui demeure, depuis 50 ans, le moteur de la construction européenne et la référence de l'amitié entre partenaires européens.
Pourtant, l'Europe politique conserve, aujourd'hui encore, sa dimension d'utopie. Le débat sur Maastricht n'a pas véritablement porté sur le contenu réel du traité. Il a en revanche profondément remis en question le projet européen depuis l'origine et dans son ensemble. Tout s'est passé comme si, après plusieurs décennies de progrès européens, les opinions publiques avaient vacillé devant la perspective d'une Europe inédite, irréductible aux modèles fournis par l'histoire et la science politique. Faut-il penser, avec François Furet, que la plus spectaculaire invention de l'Europe, l'État-nation, est aussi ce qui l'empêche d'exister comme telle ? Mes convictions européennes et mon expérience de ministre de la Défense me persuadent du contraire, et c'est ce que je vais maintenant vous exposer.
Pourquoi parler de la défense plutôt que de la monnaie unique ou de l'Europe sociale ? Parce que l'Europe de la défense, plus que tout autre politique commune, exige l'Europe politique. Parce que l'identité européenne de défense et de sécurité est la première condition pour que l'Europe-espace devienne l'Europe-puissance. Parce que la défense Européenne touche aux racines mêmes du projet européen, la liberté, la démocratie et la paix. Jean-François Deniau avait bien raison d'affirmer, au début du conflit de l'ex-Yougoslavie, qu'au cœur de notre continent, « les droits des peuples à disposer d'eux-mêmes, le respect des minorités, le vote libre et la démocratie » font partie de nos intérêts stratégiques. C'est en étant capable de défendre ses valeurs que l'Europe convaincra les peuples de son sens et de sa légitimité.
Mais pourquoi parler de la défense européenne alors que l'échec de la Communauté Européenne de Défense, en 1954, a semblé clore ce chapitre pour des dizaines d'années ? Parce que la rupture stratégique de 1989 a complètement bouleversé les paramètres de notre sécurité. Parce que l'occasion historique de définir la défense et la sécurité de l'Europe pour le siècle prochain ne durera pas éternellement. Nous devons donc, aujourd'hui, relever quatre défis. Premier défi, faire de l'affirmation de l'identité européenne de défense le levier de la rénovation de l'OTAN. Deuxième défi, saisir la chance d'une sécurité européenne incluant tous les États d'Europe. Troisième défi, construire la base industrielle et technologique de l'Europe de la défense. Quatrième défi, accompagner la construction de la défense commune par une véritable avancée politique et institutionnelle de l'Europe.
Premier défi : rechercher l'affirmation de l'identité européenne de défense au sein de l'Alliance atlantique. Telle est la démarche actuelle de la France, fondamentalement inspirée par le réalisme et par la volonté de tirer toutes les conséquences du bouleversement de 1989.
Penser neuf tout en partant des institutions existantes, voilà ce à quoi nous a obligés la chute du mur de Berlin. En effet, pour la première fois au cours de ce siècle, il n'existe pas de menace militaire globale contre la sécurité européenne. Il existe, en revanche, – à des distances sans commune mesure avec celles de la guerre froide – des menaces ou des risques qui sont susceptibles de mettre en cause notre sécurité. Nous l'avons bien vu avec la guerre du Golfe.
Cette situation inédite a fait vieillir d'un coup les institutions qui s'étaient définis et développées contre la menace massive, clairement identifiée de l'Union soviétique. Ainsi le tropisme militaire unidimensionnel de l'Alliance est-il devenu obsolète, de même que la nécessaire garde à l'est qui structurerait nos outils de défense français. L'Union européenne quant à elle, en se construisant contre le totalitarisme et l'économie administrée, répondait à une sorte de force majeure stratégique. C'est désormais en elle-même qu'elle doit puiser le désir d'exister.
Ce décalage avec des réalités nouvelles a naturellement mis en marche un puissant mouvement de réforme. C'est ce qui justifie la réforme sans précédent de notre outil de défense français. C'est ce qui motive les discussions actuelles sur l'indispensable rénovation de l'Alliance atlantique. Les missions de l'Alliance évoluent. En témoigne son engagement en Bosnie, dans la première campagne militaire d'envergure de son histoire. Les nouveaux défis de la sécurité européenne lui imposent une profonde adaptation de sa structure et de son organisation. Il ne s'agit plus, aujourd'hui, de disposer d'une organisation d'une taille imposante, toute orientée vers le même objectif, avec un déclenchement aussi automatique que possible : cela, c'était l'OTAN d'hier. C'est d'une organisation atlantique assouplie, allégée, élargie et dotée d'instances politiques renforcées dont nous avons besoin. C'est précisément cette rénovation qui offre à l'Europe une occasion historique d'établir avec les États-Unis un partenariat équilibré. Rappelons-nous que c'était celui que le général de Gaulle appelait de ses vœux en son temps.
Pour la première fois, il est possible de concilier projet européen et réforme de l'Alliance. C'est ce qui a motivé la nouvelle attitude de la France vis-à-vis de l'OTAN, exprimée par les décisions du 5 décembre dernier : la France est prête à s'engager pleinement dans une OTAN rénovée et à y contribuer de façon substantielle. C'est ce qui inspire les discussions actuelles sur la nécessité de traduire l'identité européenne de défense à tous les niveaux de l'Alliance.
Le deuxième défi à relever est celui d'une sécurité européenne incluant tous les États d'Europe. L'Europe séparée, l'Europe déchirée de la guerre froide a pu recouvrer, aujourd'hui, son unité géographique. Pour la première depuis 50 ans, nous ne raisonnons plus « est-ouest », mais nous poursuivons une ambition majeure, forger une communauté de destin pour tous les peuples du continent. L'accueil de nouveaux pays est désormais au cœur de la construction européenne comme de la rénovation de L'Alliance.
Mais la vocation de tout élargissement est de rassembler, pas de diviser. L'élargissement est un principe incontestable, mais ses modalités doivent faire l'objet d'un examen particulièrement attentif. Alors que se pose en termes complètement nouveaux la question du rôle de la Russie dans la sécurité européenne, des modalités inadaptées ne doivent pas avoir pour conséquence de faire ressurgir la coupure de l'Europe. Prenons garde à ce que l'adhésion en bloc de nouveaux membres ne soit pas ressenti comme le basculement d'anciens pays du pacte de Varsovie dans une alliance traditionnellement opposée à la Russie. Tachons de faire comprendre à tous nos partenaires que les adhésions constituent la simple application du droit de chaque pays, en Europe, à adhérer à l'alliance de son choix ; et cela d'autant plus que la rénovation et l'évolution de l'Alliance la font contribuer à la sécurité de l'ensemble du continent.
Dans cette perspective, l'affirmation d'un cadre pan-européen pourrait nous être particulièrement précieux. Nous souhaitons que le prochain sommet de l'OSCE, qui se tiendra à Lisbonne en décembre, soit l'occasion d'une telle démarche. En effet, un engagement dans ce cadre où tous les Européens se retrouvent sur un pied d'égalité, devrait permettre de situer l'élargissement de l'OTAN dans une perspective plus favorable. Un engagement de solidarité précis et contraignant, qui n'exclurait ni ne menacerait personne, contribuerait fortement à la sécurité de tous.
Le troisième défi consiste à doter l'Europe de la défense de sa propre base industrielle et technologique. Si nous voulons construire l'Europe de la défense, il est vital de l'adosser à une industrie qui lui permette de disposer de matériels proprement européens. L'autonomie stratégique et la dimension politique de l'Europe sont étroitement liées à la préservation d'une base industrielle et technologique compétitive. Au choix politique et stratégique européen doit donc correspondre une vraie politique industrielle européenne en matière de défense. C'est l'objectif fondamental auquel contribuera la structure franco-allemande de l'armement, qui devrait s'élargir, dès sa création effective, à la Grande-Bretagne et à l'Italie ; les Pays-Bas et la Belgique souhaitent également s'y joindre. La proposition de la France pour la construction de l'avion de transport futur, agréée par nos principaux partenaires, en particulier l'Allemagne et la Grande-Bretagne, va également dans ce sens.
Cette méthode libérale fait correspondre à l'engagement des industriels celui des États sur un certain nombre d'options fermes. Les initiatives de la France dans le cadre du GAEO, dont elle assure la présidence jusqu'à la fin de l'année, s'inscrivent également dans la nécessité d'une démarche volontariste qui prenne en compte, au-delà de l'intérêt financier immédiat, une stratégie de défense européenne à long terme. Il ne s'agit pas, pour nous, de céder à la tentation du protectionnisme, mais bien de préserver le cœur stratégique de notre base technologique et industrielle, c'est-à-dire ce qui conditionne l'indépendance de l'Europe.
Le quatrième défi qui nous est lancé est certainement le plus décisif : C'est une véritable avancée politique et institutionnelle de l'Europe que nous devons accompagner la construction de la défense commune.
Fondamentalement, l'Europe de la défense appelle, l'Europe de la défense exige l'émergence d'un pouvoir politique européen. Revenons un instant sur l'origine historique de la défense et des forces armées. Dès qu'une communauté humaine prend conscience des valeurs et des intérêts qu'elle partage, elle veut naturellement les protéger contre les menaces extérieures.
La naissance de l'État-nation est donc indissociable du développement de la défense. Cette fonction régalienne ne peut se concevoir qu'au service du pouvoir politique.
C'est exactement la même logique est à l'œuvre en ce qui concerne la défense européenne. Pourquoi une défense européenne ? D'abord, parce qu'il existe une communauté de valeurs et d'intérêts entre les Européens ; ensuite parce que chacun de nos États-nations est de moins en moins capable, pour des raisons stratégiques mais aussi pour des raisons financières, d'assurer seul la défense de ses valeurs et de ses intérêts. D'où la nécessité, pour les Européens, d'avoir des politiques de défense concertées, puis harmonisées.
Mais pas plus dans le cadre européen que dans le cadre national, la défense ne peut se concevoir autrement qu'au service d'un pouvoir politique. Ce pouvoir politique doit être, naturellement, européen. La défense européenne ne saurait être, en effet, une coopérative de moyens où chaque État puiserait au gré de ses engagements militaires particuliers ; elle doit au contraire répondre à une communauté d'objectifs.
Si l'Europe a perdu de son évidence et de sa séduction auprès des peuples, c'est qu'elle a pâti d'une présentation trop financière, juridique et gestionnaire. C'est qu'elle ne correspond plus à une vision, à un rêve. Les Américains ont coutume d'évoquer avec fierté le souffle que leur ont transmis les pères fondateurs : de génération en génération, le rêve américain entretient l'ardeur de ce grand pays qui conçoit l'avenir comme la conquête de nouvelles frontières. Qu'est-ce que l'Europe, aujourd'hui ? Le vieux continent par rapport au nouveau monde ? Plutôt une idée neuve, un rêve que nos pères fondateurs ont légué aux générations nouvelles et aux peuples qui nous rejoignent, aujourd'hui, après tant d'années de séparation et de souffrance. Qu'est-ce que le rêve européen ? La paix, la démocratie et la prospérité de l'Atlantique à l'Oural. Qu'est-ce que la nouvelle frontière européenne ? Ce doit être une détermination sans faille de remplacer des siècles d'affrontements par la volonté, exprimée par des peuples infiniment divers, de vivre et de rayonner ensemble.