Interviews et article de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, dans "Le Télégramme" et "Ouest-France" le 5 mai et à "Presse Océan" le 6 mai 1997, sur les propositions du PS en vue des élections législatives.

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Circonstance : Campagne des élections législatives des 25 mai et 1er juin 1997

Média : Le Télégramme de Brest et de l'Ouest - Ouest France - PRESSE OCEAN - Presse régionale

Texte intégral

Le Télégramme de Brest - Lundi 5 mai 1997

Q. : Arrêt des privatisations, embauche de fonctionnaires et réduction autoritaire du temps de travail : votre programme économique suscite des critiques. L’élection de Tony Blair, en Grande-Bretagne, sur une ligne plus réaliste, ne vous incite-t-elle pas à prendre en compte les réalités incontournables de la mondialisation ?

R. : Si notre programme ne suscitait que des critiques, cela ne serait que l’effet naturel du jeu de la démocratie. Malheureusement, je constate qu’il est surtout grossièrement simplifié, caricaturé, présenté de façon mensongère, parfois. Où avez-vous lu que nous souhaitons embaucher des fonctionnaires ou réduire de façon autoritaire la durée du temps de travail ? Certainement pas dans notre programme. Nous voulons au contraire engager l’indispensable mouvement de baisse de la durée du travail de façon concertée, négociée, progressive, décentralisée – dans chacune des branches et des entreprises – afin de prendre en considération les caractéristiques de chaque secteur économique. Nous convoquerons pour cela une conférence nationale des salaires, de l’emploi et de la durée du travail, réunissant les partenaires sociaux, pour donner l’impulsion première. Quant aux 350 000 emplois pour les jeunes que nous proposons de créer dans le secteur public, s’il s’agit de vrais emplois, avec un vrai salaire, en aucun cas il ne s’agit de postes de fonctionnaires. Ce seront des contrats de cinq ans, qui permettront aux jeunes de s’insérer dans la vie professionnelle. Ils seront financés par la simplification drastique des aides existantes, qui coûtent très cher au budget de l’État – plus de 65 milliards de francs – et qui ne servent qu’à entretenir le cercle vicieux de la précarité : CDD, petits boulots, « stages »…

Et puisque vous évoquez le réalisme de Tony Blair – dont je salue la magnifique victoire –, je tiens à signaler l’escroquerie intellectuelle, politique et morale qui consiste à voir dans le triomphe des travaillistes le succès du libéralisme ! Priorité à l’éducation, priorité à l’emploi des jeunes, priorité à l’Europe politique et sociale : autant de lignes de force communes à nos deux programmes. Comme nous, les socialistes anglais prévoient de mettre un grand programme en faveur de l’emploi des jeunes qui sera financé par une taxe sur les entreprises privatisées. Pourquoi ce qui est présenté comme moderne au Royaume-Uni serait archaïque en France ? Vérité en deçà de la Manche, mensonge au-delà ? Allons, soyons sérieux… Les Français méritent mieux que cela.

Q. : Cette dissolution était-elle opportune et contesterez-vous la légitimité du président de la République si vous remportez ces élections ? À cet égard, comment envisagez-vous la co-gestion du domaine réservé dans la mesure où vous ne partagez pas les mêmes options en politique internationale, notamment sur l’OTAN ?

R. : Opportune ? Pas pour la France ni pour les Français. Pour la droite ? C’est ce qu’elle pense. Mais, comment l’expliquer s’il s’agit de proposer aux Français de reconduire une même majorité et pour conduire la même politique, mais aggravée ? La vérité est simple, et les Français l’on bien comprise : Jacques Chirac, sous la pression d’Alain Juppé, a dissous l’Assemblée parce qu’il voulait éviter que nos compatriotes ne puissent juger son bilan à l’heure prévue, parce qu’il espérait ainsi escamoter le débat démocratique et parce qu’il pensait, sur la foi des sondages, que le moment était propice pour sauver ce qui pouvait l’être de sa majorité. Voilà pour le fond, voilà pour l’appréciation politique que je porte sur cette décision. Quant à une éventuelle cohabitation, elle serait régie par une seule loi : la Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution. Il n’existe pas de domaine réservé, seulement un domaine partagé.

Q. : Les Allemands n’étant pas demandeurs de la monnaie unique, les conditions que vous posez à sa réalisation ne signifient-elles pas que vous vous résignez implicitement à l’abandon de ce qui fut la grande ambition de François Mitterrand ?

R. : En aucun cas. Au contraire, le PS reste dans le sillage tracé par François Mitterrand et Jacques Delors. C’est parce que nous voulons réussir l’Euro que nous posons 4 conditions au passage à la monnaie unique. Ceux qui acceptent l’Euro sans conditions, ceux qui acceptent la dérive libérale de l’Europe, en violation d’ailleurs de l’esprit et de la lettre du traité de Maastricht, ceux-là sont les fossoyeurs de l’idée européenne. L’Europe ne peut continuer à se construire contre les peuples, contre la démocratie, contre l’emploi, contre la croissance. Il faut remettre l’Europe sur les rails et il ne nous reste qu’un an pour cela. Depuis deux ans, la France n’a plus de politique européenne et ses intérêts ne sont plus défendus. Or, contrairement à ce que vous affirmez bien abruptement, les Allemands veulent la monnaie unique : ils ont signé et ratifié les accords de Maastricht ; et qui pourrait douter de la volonté européenne du chancelier Kohl ? Seulement, eux, pour préserver les intérêts de leur pays, posent des conditions claires à la naissance de l’Euro. Le problème vient de ce que nous avons depuis deux ans accepté toutes les conditions posées par nos amis allemands, sans discuter, sans négocier, sans chercher à faire valoir notre vision, comme en témoigne la signature du pacte de stabilité de Dublin. C’est avec cette absence de politique européenne de la France que nous voulons rompre. C’est la voix de la France que nous voulons à nouveau faire entendre. Pour changer d’Europe, il faut changer de majorité.

Q. : En vue de reconquérir la qualité de l’eau polluée par les nitrates, le ministre de l’Environnement Corinne Lepage a pris des mesures draconiennes allant jusqu’à geler le développement des productions animales dans les zones les plus critiques en Bretagne. Partagez-vous cette position ?

R. : Préserver notre environnement est un devoir à l’égard des générations futures. C’est aussi l’un de nos engagements pour changer la vie quotidienne des Français. Concilier l’efficacité économique et la protection de la nature est possible ; c’est affaire de volonté politique. Je regrette que la droite n’ait eu cette volonté que tardivement et de façon bien timide. Si Corinne Lepage se décide enfin à conduire une politique volontariste dans ce domaine, je ne peux que m’en féliciter. Je sais que les agriculteurs bretons, pour peu qu’on les aide, y sont prêts.

Q. : Pouvez-vous, avec une approche responsable des problèmes de défense, remettre en cause la professionnalisation des armées et la restructuration industrielle lancées par le président de la République, en particulier dans le domaine des arsenaux qui concerne la Bretagne ?

R. : Si nous gagnons les élections législatives, le service national ne sera pas rétabli. La professionnalisation de notre armée sera donc poursuivie. Nous ne contestons pas les restructurations dans l’industrie d’armement, rendues nécessaires par la fin de la guerre froide. En revanche, nous condamnons la manière brutale et anarchique avec laquelle elles ont été conduites. La droite a sacrifié l’emploi et la cohésion sociale à une approche comptable à courte vue. Son principal souci a été de faire des économies budgétaires massives et non de préserver le tissu social des régions touchées. Les crédits destinés à l’industrie d’armement ont littéralement fondu : 20 milliards de francs en moins en deux ans. Derrière ces chiffres, il y a 50 000 emplois condamnés. Dans la seule ville de Brest, cela représente 2 000 emplois en moins à l’horizon de 1998. À cet enjeu économique et humain considérable, le pouvoir actuel n’a opposé que sa désinvolture et ses effets d’annonce. Les conventions État-régions ? Ce ne sont que des déclarations d’intention. La délégation interministérielle aux restructurations ? Ses moyens humains et financiers son dérisoires. Cette attitude traduit mieux que tout discours l’absence de préoccupation sociale et la méthode de gouvernement archaïque qui sont celles du pouvoir actuel. La gauche avait eu à gérer la difficile restructuration de l’industrie en Lorraine : elle y avait mis les moyens et le temps nécessaires.

 

Ouest-France - Lundi 5 mai 1997

L’Assemblée nationale est dissoute depuis 15 jours. Les Français cherchent toujours à comprendre cette décision du président de la République. Ils la jugent manœuvrière, tactique, brusquée au point d’avoir choisi le mois des ponts et des jours fériés pour escamoter le débat : les Français ont raison.

Dissoudre quand on détient tous les pouvoirs, dissoudre pour reprendre les mêmes, dissoudre pour faire la même politique, c’est suspect. Les Français sentent que la droite cache quelque chose et prépare un mauvais coup.

Confiant en leur bon sens et en leur goût de la démocratie, je crois qu’ils déjoueront la manœuvre. En sanctionnant la majorité qui gouverne depuis plus de quatre ans et qu’avoue son échec par cette dissolution. En choisissant entre deux modèles de société. En changeant de majorité pour changer d’avenir.

La France est au centre d’un enjeu décisif. Ou bien elle rompt avec son histoire et son apport au monde en choisissant le modèle du capitalisme dur, celui des ultras de la finance et du marché, de chacun pour soi, celui que les Anglais viennent de refuser en élisant les travaillistes. Ou bien elle construit une société de cohésion et de la solidarité avec un État moderne mais pas affaibli, avec des institutions sociales préservées et des services publics assurés de leurs missions.

La politique économique et sociale découlera du choix qui sera fait. C’est pour cela que le Parti socialiste, au cœur d’une gauche rassemblée, propose une croissance relancée par le pouvoir d’achat. C’est pour cela qu’il propose de faire de l’emploi de 700 000 jeunes une priorité nationale. C’est pour cela qu’il propose de mettre le temps de travail, sa durée et son aménagement, au centre de la nouvelle organisation de la société. C’est pour cela qu’il propose de mettre son engagement européen au service d’une Europe sociale et démocratique. Les socialistes sont favorables à la monnaie unique pour ne pas laisser le dollar maître du monde et pour diminuer l’influence néfaste des spéculateurs. Nous voulons un Euro au service de la croissance et de l’emploi, non à celui de la finance ou de l’austérité.

L’ouest de la France a fait depuis longtemps le choix de l’Union européenne. Il ne doit pas être la victime de son élargissement vers l’est. L’évolution nécessaire de son mode de production agricole, le choc de la restauration des industries de défense, la fragilité de son industrie textile, les adaptations demandées aux professionnels de la pêche, les menaces sur l’industrie automobile, les mutations rapides dans le secteur des technologies de la communication, les pertes d’emplois subies dans la branche du bâtiment et des travaux publics : autant de difficultés qui exigent un effort de solidarité nationale, mais aussi européenne.

Il ne peut pas y avoir de politique d’aménagement du territoire dans l’ultralibéralisme. La France ne peut être réduite à quelques grandes concentrations urbaines, l’Île-de-France en tête. L’équilibre ville-campagne, l’harmonie des villes moyennes et petites sont un cadre qu’aiment les habitants. Jamais le règne du plus fort et du plus riche ne pourra garantir leur pérennité.

Le temps de la campagne électorale est particulièrement court. Par respect des Français, nous voulons que cette campagne permette un vrai débat d’idées et ne sombre pas dans l’invective et le dénigrement. Par respect des Français, nous voulons que notre programme soir autant d’engagements. Parce que nous respectons les citoyennes et les citoyens nous allons diffuser ces propositions à plusieurs millions d’exemplaires. Le projet que nous leur présentons engagera la France pour cinq ans. Pendant cette durée des décisions irréversibles pourront être prises. Nous sommes prêts à conduire le destin du pays dans la fidélité aux principes de la République.

 

Presse Océan - Mardi 6 mai 1997

Q. : Quel est votre état d’esprit à 19 jours du premier tour ?

R. : Confiant et déterminé. Confiant, parce que je pense que les Français ont pris la dissolution de l’Assemblée nationale pour ce qu’elle est : une manœuvre politique, visant à les empêcher de juger la droite sur son vrai bilan. Confiant, parce que je crois que la victoire est possible, même si rien n’est joué, loin de là. La droite se présente devant le pays plus divisée que jamais, avec un bilan si mauvais qu’elle cherche à l’escamoter et, surtout, avec le seul projet de continuer, en l’aggravant, une politique qui immobilise le pays, sacrifie la vie quotidienne des Français et désespère nombre de nos concitoyens. C’est cette politique que je suis déterminé à combattre. Déterminé, je le suis également à éclairer le choix de nos compatriotes, en leur indiquant le sens de ces élections : soit le capitalisme dur que prépare la droite, soit le modèle social rénové qui nous fera entrer dans le XXIe siècle et que nous leur proposons. Je suis enfin déterminé à leur proposer un nouveau pacte démocratique, un contrat passé sur la base d’engagements clairs.

Q. : Vous proposez un contrat aux Français, avec des « engagements clairs ». Estimez-vous que l’électorat français, de gauche comme de droite, est en mesure de croire à de nouvelles « promesses » ?

R. : Les Français sont désemparés, désorientés, désillusionnés. Le mensonge de 1995 les a profondément déstabilisés. Beaucoup ne croient plus que l’action politique puisse se faire dans la clarté, l’honnêteté, la rigueur. À ceux-là, je veux dire que j’entends respecter les Français. Nous avons gouverné la France pendant dix ans. Nous avons réalisé de grande choses – l’abolition de la peine de mort, la modernisation de l’économie, la victoire sur l’inflation, le RMI, la décentralisation, la retraite à 60 ans, la 5e semaine de congés payés, une grande politique éducative. Nous avons connu des échecs – la persistance du chômage surtout – dont nous avons tiré les enseignements. Mais si nous avons parfois échoué, jamais nous n’avons érigé le cynisme en méthode. C’est précisément ce qu’a fait Jacques Chirac en 1995, c’est ce que fait Alain Juppé aujourd’hui, lorsqu’il promet une baisse d’impôts aux Français après leur avoir infligé un matraquage fiscal sans précédent. Et les exemples de ce genre pourraient être multipliés à l’envie. Notre attitude est différente. Nous prenons des engagements, dont le premier est de faire, s’ils nous font confiance, ce que nous avons dit et écrit. C’est pourquoi nous avons tenu à coucher par écrit nos engagements, dans un document qui sera tiré à 7 millions d’exemplaires et distribué dans tout le pays. Tous nos candidats et ceux qui les soutiennent vont pouvoir, avec ce document, engager directement la discussion avec les Françaises et les Français.

Q. : Ressentez-vous un changement dans l’opinion depuis le début de cette campagne ?

R. : L’opinion a été prise de court par l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale : c’est d’ailleurs un tel effet de surprise que recherchait la droite en décidant d’anticiper les élections. Comment ne pas comprendre que les Français soient restés quelque peu en retrait d’une campagne qu’ils n’avaient pas imaginée à cette date ? Aujourd’hui, ils disposent des programmes des deux forces en présence et je suis convaincu qu’ils vont prendre conscience de l’enjeu qui est celui de cette élection : accepter le capitalisme dur que prépare la droite et qui nous ferai régresser vers le XIXe siècle ou entrer, comme nous le leur proposons, dans le XXIe siècle avec un modèle politique, économique et social rénové.

Q. : Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes, est dans votre staff de campagne, comme ce fut le cas aux présidentielles. En cas de victoire de la gauche, est-il susceptible de rentrer au gouvernement ?

R. : Nous n’en sommes pas là ! Mais ce qui est sûr, c’est que Jean-Marc Ayrault est un responsable du Parti socialiste important et un élu marquant, dont l’avis compte, dont la voie est écoutée. Je l’apprécie beaucoup. Sa compétence, son efficacité, son sérieux, sa rigueur sont reconnus de tous, à commencer par les Nantais qui, avec beaucoup de bon sens, lui ont renouvelé leur confiance comme maire en 1995. Il appartient à cette génération de socialistes qui montrent l’exemple à la tête de villes importantes. Il est mon ami. Je lui fais confiance et crois en son avenir.