Article de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS, dans "Le Nouvel Observateur" du 19 septembre 1996 intitulé "Les Trois urgences de l'Europe", et interview à Europe 1 le 20, sur l'avenir de l'Union européenne face à la mondialisation.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque organisé par 5 journaux européens intitulé "l'Urgence européenne", le 20 septembre 1996

Média : Le Nouvel Observateur - Europe 1

Texte intégral

Le Nouvel Observateur : 19 septembre 1996

Les trois urgences de l'Europe par Jacques Delors

Comment sauver le modèle social européen tout en affrontant la mondialisation de l'économie et le choc de la monnaie unique ? Les réponses ne seront pas trouvées en pleurnichant

La construction de l'Europe a été jalonnées, à côté de périodes d'euphorie et de dynamisme, par des moments de crise où des phases de langueur et de doute. Nous sommes dans l'une de ces phases-là. Que voit-on en effet ? Les pays membres de l'Union n'arrivent pas à surmonter leurs différences d'approche face aux événements extérieurs, comme cela s'est encore vu récemment à propos de l'attitude à adopter vis-à-vis de l'intervention américaine en Irak. D'autre part, le chantier de la réforme institutionnelle piétine, alors que douze pays frappent à la porte de l'Union, ce qui nécessite de profonds changements dans les processus de décision et d'action si l'on veut une grande Europe capable de poursuivre l'œuvre de paix initiée il y a près de cinquante ans.

Enfin, il n'est pas jusqu'au projet le mieux défini, le plus articulé, l'Union économique et monétaire, qui ne suscite l'opposition grandissante des uns, le malaise des autres devant les contraintes et les disciplines qu'elle impose en matière de rigueur des finances publiques et de stabilité des prix. Comme le soulignait « le Nouvel Observateur » dans son précédent numéro, « le grand débat national est ouvert » à propos de la politique économique. Le débat porte précisément sur les efforts à mener pour que la France soit, le 1er janvier 1999, au rendez-vous de la monnaie unique, tout en menant une politique active de lutte contre le chômage.

D'où l'opportunité d'une réflexion et d'un dialogue sur l'avenir de cette Europe qui a été pendant des siècles pour le meilleur et parfois pour le pire, au centre de l'histoire du monde. D'où le titre choisi pour le colloque organisé par cinq grands journaux européens, avec le concours de l'association d'études et de recherches. Notre Europe : « l'Urgence européenne ».

Oui, il y a urgence pour les Européens face à cette inéluctable mondialisation qui nous oblige à choisir entre le progrès ou le déclin. Oui, il y a urgence à replonger dans nos traditions pour défendre, en l'adaptant, le modèle social européen qui depuis la fin de la guerre a permis aux pays de l'Europe de l'Ouest de moderniser leur économie, de multiplier par trois le niveau de vie et de promouvoir solidarité et prévoyance grâce à nos systèmes de sécurité sociale.

Première contradiction : quel contraste entre la morosité et le peu de foi des citoyens de l'Union européenne et l'espoir que celle-ci suscite chez ses voisins ! A l'Est, tous ces pays sortis de la nuit totalitaire nous pressent de les accueillir au plus vite, car ils voient dans notre Communauté le seul cadre qui puisse garantir leur sécurité et les aider à adapter leur système économique et social aux nécessités et aux défis du XXIe siècle. Au Sud, autour de ce pôle de civilisation qu'est la Méditerranée, pendant que les antagonismes s'exacerbent, on compte aussi sur l'Union européenne pour retrouver la paix, par l'échange et la coopération. Oui, il y a une extraordinaire « demande d'Europe ». Nous y répondons déjà, par de multiples accords, mais nos voisins exigent plus et plus vite. Serons-nous capables de répondre à leurs aspirations ?

Deuxième contradiction : la réalisation de l'Union économique et monétaire sera l'un des grands faits historiques de ce siècle, en même temps que le prolongement naturel du processus d'intégration économique. Alors que le bateau tangue, il est temps de définir clairement à quelles conditions politiques, économiques et sociales ce projet répondra aux espoirs mis en lui. Et aussi en quoi sa réalisation cimentera l'union des pays européens.

Troisième contradiction : alors que certains dénoncent cette Europe en voie de se faire le cheval de Troie de la mondialisation, l'urgence est bien d'analyser les enjeux de cette profonde mutation et d'armer l'Europe pour qu'elle puisse être à la fois puissante et généreuse. Il y va de son indépendance, de sa cohésion sociale et de sa capacité à jouer sa partie dans le monde de demain au service de la paix, de la démocratie et de la justice sociale.

En avons-nous pleinement conscience ? Sommes-nous en mesure d'y faire participer nos peuples ? Alors que l'Histoire est comme toujours impitoyable avec ceux qui s'abandonnent et qui pleurnichent, sommes-nous décidés à faire preuve de la force morale et de la cohésion politique qui ont toujours assuré la grandeur d'un destin ? Nul doute que ce colloque auquel nous avons invité des personnalités prestigieuses et riches de leurs expériences diverses n'apporte, à travers échange et dispute, les lumières dont nous avons plus que jamais besoin.


Europe 1 : vendredi 20 septembre 1996

S. Attal : Nous allons parler ce matin de ce colloque, dont d'ailleurs l'intitulé est en soi une gageure : cela s'appelle « l'urgence européenne », or vous reconnaissez vous-même dans votre papier du Nouvel Observateur cette semaine que la construction européenne est dans une phase de langueur et de doute.

J. Delors : Oui, ce n'est pas la première fois. L'histoire de la construction européenne n'a jamais été un long fleuve tranquille. Il y a eu des moments de dynamisme, voire d'euphorie et il y a eu aussi des crises ou des moments de langueur. Nous traversons un de ces moments, ce n'est pas une raison pour jeter le sac au bord de la route mais c'est une raison suffisante pour que cinq journaux européens – et pas simplement un journal français – se soient associés pour essayer d'avoir une réflexion qui aille au-delà des petites phrases, des anti et des pour, des états d'âme des uns et des colères des autres.

S. Attal : C'est donc un colloque un peu à contre-courant. Qui est le plus victime de cette langueur, de ce doute ? Est-ce que ce sont les intellectuels ou les peuples ?

J. Delors : Ce sont les peuples parce qu'il est évident que l'Europe est une grande aventure collective proposée à nos peuples pour essayer d'établir à tout jamais la paix, la réconciliation entre nous, la coopération mutuelle et mieux même, l'amitié. Et quand l'Europe va mal, quand le chômage se développe, il est évident que nous nous écartons de nos ambitions et du projet initial. Il faut donc rectifier le tir et clarifier les options.

S. Attal : C'est aussi peut-être parce que les Français, pour ne parler que des Français, sont fatigués par les sacrifices qui leur sont demandés depuis maintenant près de quinze ans sans qu'ils voient vraiment d'amélioration de leur situation ?

J. Delors : Oui, votre diagnostic est juste. C'est pourquoi d'ailleurs, depuis des années, je me bats et le Livre blanc que j'avais proposé au Conseil européen – qui était mon dernier acte important comme président de la Commission -, leur demandait de concilier à la fois la marche vers l'union économique et monétaire et la lutte contre le chômage. Malheureusement, ce Livre blanc, qui avait été accepté par les chefs d'Etat et de gouvernement en décembre 1993, n'a pas été suivi d'actions pratiques, en dépit des efforts de mon successeur, J. Santer.

S. Attal : Mais vous ne vous dites jamais qu'une pause serait peut-être nécessaire ?

J. Delors : Non, parce que si l'on détend le ressort, je crains que l'Europe commence à s'effilocher. Mais en revanche je dis : on ne peut pas construire la monnaie unique contre l'emploi, il faut dès aujourd'hui démontrer que notre tâche prioritaire, c'est l'emploi et que la stabilité financière et la force monétaire sont au service de cette grande ambition qui est tout à fait naturelle, qui consiste à permettre à chaque Européen de participer à la société en allant sur le marché du travail et en trouvant un emploi.

S. Attal : Justement, ça vaut peut-être la peine que l'on s'arrête deux minutes là-dessus, parce que c'est certainement ce qui est le plus mal perçu. On voit des propos qui peuvent être interprétés comme des doutes, aussi dans des milieux qui passaient pour enthousiastes dans la construction européenne ; je pense par exemple à L. Fabius, même à M. Rocard qui a opposé lui-même les deux récemment et qui a dit : je préfère la lutte contre le chômage au respect des critères de Maastricht. On oppose souvent les deux notions ?

J. Delors : Oui, parce que nous sommes dans un moment difficile et aussi parce que le dialogue n'est pas bon. Vous avez fait référence à L. Fabius qui a été en quelque sorte sanctionné par le ministre allemand et la façon dont ce dernier a parlé montre que la qualité du dialogue n'est pas bonne. J'ai eu l'occasion de lui dire que j'étais en désaccord avec lui sur la forme et sur le fond. Sur la forme, parce qu'il n'y a pas un pays qui détient la vérité révélée et qui sortirait sa conception d'une sorte de table de la Loi. Et sur le fond, parce que si on lit attentivement le Traité, il prévoit un équilibre entre le politique d'un côté, l'économique et le monétaire de l'autre. Et lorsqu'on tombe sur un gouvernement économique, c'est que l'on n'a pas lu le Traité. Le Traité, je le connais, puisque cette partie-là correspond au travail du comité d'experts que j'avais présidé. Il prévoit, en face de la Banque centrale européenne, un gouvernement économique, c'est-à-dire – c'est une formule qu'avait trouvée heureusement M. Bérégovoy – une coopération des politiques macro-économiques. Or cette coopération n'a pas commencé et c'est une des raisons qui expliquent l'accroissement du chômage et la faiblesse de nos taux de croissance. Que diraient les Allemands si, en face de la puissante Bundesbank, il n'y avait pas un gouvernement allemand mais simplement des fonctionnaires chargés d'assurer le secrétariat général du Gouvernement ? Ça n'irait pas.

S. Attal : Non seulement dans vos propos mais en général, on a quand même l'impression qu'en ce moment, il y a un fossé d'incompréhension qui se creuse entre la France et l'Allemagne ?

J. Delors : Oui, parce qu'il faut dialoguer, moi je suis un ami des Allemands depuis que l'Europe a commencé, j'ai soutenu l'unification. Mais ça ne m'empêche pas de leur parler durement. Et je l'ai fait d'ailleurs en 1983 lorsqu'il y a eu les événements monétaires et que la France a pris un tournant vers la stabilité monétaire. Donc l'amitié n'empêche pas la rudesse des propos. Mais ce qu'on ne peut pas accepter, encore une fois, c'est que l'on dise : nous avons le monopole des tables de la Loi et qu'on en arrive à ignorer le Traité.

S. Attal : Eux aussi nous parlent durement. Par exemple, sur le Budget, ils disent que l'on maquille un peu les chiffres et, nous-mêmes, on peut se le demander ?

J. Delors : Ça, c'est la presse.

S. Attal : La presse allemande ?

J. Delors : Oui, c'est la presse qui a des humeurs, comme du reste il arrive à la presse française d'en avoir sur les Allemands. Il ne faut pas s'attarder sur ça. Justement, ce colloque ne sera pas un remède miracle. Mais dans le fond, c'est une invitation à un dialogue franc, viril, et sans concessions. Mais je le répète, c'est en cela que je suis en désaccord avec P. Séguin qui est venu au secours de L. Fabius. Tout ça est dans le Traité. Nous n'avons pas proposé une monnaie unique sans, en contrepartie, une politique économique européenne. Ce qui n'empêche pas que les problèmes de l'emploi resteront de compétence nationale. Mais s'il n'y a pas l'appui, à valeur ajoutée, de la construction européenne, alors on est dans la situation présente, où nous avons accepté par exemple la diminution du dollar qui a handicapé la compétitivité de nos économies, où on a refusé les grands projets et les grands travaux que je proposais dans le Livre blanc. On a donc une coopération insuffisante dans le domaine de la société de l'information dont Europe 1 parle à juste titre, souvent, et qui va transformer à la fois les conditions de production et les conditions de vie. Bref, il y a un déséquilibre et il faut le dénoncer sans cesse, sans pour cela jeter l'enfant avec l'eau du bain et dire que la construction européenne, c'est fini ou c'est mal orienté.

S. Attal : Ne pensez-vous pas que notre Budget cette année, qui affiche un déficit de 3 % dans le cadre du PIB, manque de sincérité ?

J. Delors : Pas du tout. La France utilise les moyens qu'elle a à sa disposition. Revenons-en à ces critères : il faut relire les articles 104 et suivants du Traité pour voir qu'il y a la possibilité d'interpréter d'une manière intelligente, flexible, et politique ces critères. Tout cela, ce sont des batailles inutiles, des aigreurs, ça fait pousser des boutons et ça ne fait pas avancer les choses.

S. Attal : Si on ne clarifie pas les choses sur ce modèle social européen, pensez-vous qu'il y a un risque de montée des extrêmes dans l'Europe ?

J. Delors : Non seulement il y a un risque des extrêmes en Europe, mais si l'Europe abandonne son modèle social qui est un compromis entre le jeu normal du marché, avec ses limites, l'intervention de l'Etat et la Banque centrale, pour prendre en charge l'avenir et le dialogue social entre les différentes forces économiques et notamment le patronat et les syndicats, cette Europe ne sera plus mon Europe et je regretterai de m'être battu pendant vingt ans pour rien.