Texte intégral
Evénement du Jeudi - 19 mars 1998
Edj : Une nette majorité de nos concitoyens ont boudé le système de représentation traditionnel. Est-ce que cela vous inquiète ?
François Bayrou : C'est inquiétant, mais il faut bien mesurer les choses. Les régionales de 1992 ont été un vote sanction, alors que le gouvernement Cresson était à bout de course et que le pouvoir mitterrandien accusait onze années. Les Français ont exprimé leur volonté de changement, avant le fameux coup de balai de 1993. La motivation était très forte, ce n'est pas le cas cette fois-ci : l'événement de juin 1997 pèse lourd ; neuf mois après, les électeurs n'avaient pas de raisons de le démentir ; ni d'ailleurs de le confirmer, comme le montre le recul de la gauche.
Edj : Si l'on ajoute à l'abstention la montée du vote extrémiste, c'est tout le système de représentation qui semble en crise.
F.B. : Le vote aux extrêmes répond à une loi qui se vérifie aussi bien à droite qu'à gauche. Plus, on essaie d'enfermer l'électeur, plus il s'échappe. Nous sommes dans une société de l'affirmation des différences, où chacun recherche son propre modèle de vie. Si l'on présente un moule unique aux citoyens, cela produit de l'extrémisme ou de la marginalité. Chez moi, dans les Pyrénées-Atlantiques, le vote chasseur dépasse les 10 %. Il y a aussi l'écologie ultra-indépendante, les listes dissidentes. Et donc, maintenant, l’extrême gauche. Ce qui s'est passé à gauche est un cas d’école : la disparition du Parti communiste comme force indépendante a fait surgir Lutte ouvrière à un très haut niveau. Il s'est passé la même chose à droite il y a bientôt quinze ans avec l'apparition du FN. Certes, François Mitterrand a craqué l'allumette et soufflé sur le feu, mais si aux européennes de 1984 nous n'avions pas fait liste unique, il n'aurait pas eu le même succès.
Edj : Ce phénomène aurait donc d'abord des raisons conjoncturelles...
F.B. : Non, non, des raisons structurelles. Malgré la logique apparente de la réunion de forces qui ne veulent pas se mesurer, en dépit de ce qu'on leur raconte, les électeurs s'enfuient. Je préconise tout autre chose : la recherche des outils et des règles du jeu de la cohérence, qui permettent d'éviter l'explosion, mais en revanche d'affirmer des personnalités différentes.
Edj : Peut-on y arriver sans toucher: aux institutions ?
F.B. : La Ve République a été faite pour assurer la stabilité et la force du pouvoir et on est aujourd'hui dans l'instabilité et la faiblesse. La France est gouvernée par des majorités qui représentent environ un tiers des exprimés et un cinquième du corps électoral. C'est très malsain.
Edj : Qu'est-ce qu'il faut changer ?
F.B. : Il faut changer les pratiques politiques. C'est l'objet de la réflexion que nous entamons et qui se traduira sous peu par des propositions concrètes. Je suis frappé par ce qui vient de se passer à gauche, où l'effacement des différences de sensibilité a entraîné une évasion immédiate et inéluctable des électeurs en dehors du système.
Edj : Faut-il mettre en cause le comportement des hommes politiques qui ne veulent pas changer les règles d'un jeu qu'ils sont les seuls à maîtriser ?
F.B. : La première des raisons, pour moi, c'est le refus obstiné des systèmes, à gauche comme à droite, de redonner du pouvoir à la base. Pour les régionales, les militants, même au PS, n'ont eu qu'à entériner les listes de candidats arrêtées par leur bureau politique. Derrière cela, il y a les marchandages qu'on imagine. Dans le Nord, nous avons heureusement tenu bon pour soutenir Jean-Louis Borlo. Il faut obstinément redonner du pouvoir à la base. Dans la société aussi. Quand il me succède à l'Education nationale et qu'il commence en disant : « La cogestion, c'est fini », Claude Allègre dit en fait: désormais, avec moi, ils n'auront qu'à obéir. La cogestion, comme le montre l'exemple allemand, cela signifie qu'on prend au sérieux les aspirations de la base pour l'associer aux décisions. Elle ne prend pas elle-même la décision, mais on la consulte et on corrige s'il le faut. Les syndicats et les associations se voient reconnaître un rôle de responsabilité. L'idée qu'on commande en haut et qu'on obéit en bas favorise l'irresponsabilité. On ne concède qu'un seul créneau à l'électeur de base, celui de la démagogie, et c'est celui du malheur démocratique.
Edj : C'est l'analyse que vous avez développée dans votre livre le Droit au sens.
F.B. : Ce qui s'est passé depuis l'a confirmée. Je mettais aussi en garde contre l'idée technocratique, c'est à-dire le mythe selon lequel il y aurait des gens qui, sans expérience de la vie, sauraient et imposeraient leur jugement à ceux qui sont dans le réel jusqu'au cou.
Edj : Comment y remédier?
F.B. : Par exemple, j'ai proposé, dans mon livre, qu'avant d'examiner un texte de loi au Parlement on le soumette pendant trois mois aux institutions adéquates. On pourrait confier ce rôle au Conseil économique et social en le réformant. Ainsi les citoyens auraient le temps et les moyens de se former peu à peu une opinion. Dans la culture technocratique, on considère que les gens de terrain sont forcément dans la démagogie. Or moi, je ne le crois pas. Je considère que c'est de démocratie qu'il s'agit.
Edj : Pour redonner du pouvoir à la base, ne faudrait-il pas aussi éclairer l'enjeu des élections, avec des règles simples et nettes ?
F.B. : Cela ne pourra se réaliser que si l'on renonce aux élections brouillées et aux effets de surprise. Cette démocratie fait appel à la formation de la conscience des citoyens. Elle implique d'éviter les coups de théâtre et les concomitances artificielles de scrutin.
Edj : Sur les régionales, pourquoi n'a t-il pas été possible pour l'ancien gouvernement et la majorité d'alors de modifier un mode de scrutin que beaucoup dénoncent aujourd’hui ?
F.B. : En réalité, parce qu'il y a divergence sur le rôle de la Région. Et qu'on a refusé la circonscription régionale unique, seule compréhensible par tous les électeurs.
France 2 - jeudi 19 mars 1998
F. Laborde
Aujourd'hui, on a le sentiment que les états majors ne contrôlent pas vraiment la situation sur le terrain, que ce soit à l'UDF et au RPR. Prenons peut-être l'exemple le plus spectaculaire : M. Mancel, ex-numéro deux du RPR et qui dit très clairement aujourd’hui : « Qu'importe ce que me dit P. Séguin, moi, je dis qu'il faut s'allier avec le FN ». C'est quoi ? C'est l’éclatement ?
F. Bayrou
- « Il y a des moments où les responsables doivent assumer leurs responsabilités. Et il y a des moments où il leur revient de montrer le chemin avec ce qu'ils ont de conscience et de certitude. Et aujourd'hui, nous vivons un de ces moments. »
F. Laborde
Un moment de vérité au fond ?
F. Bayrou
- « Un moment de vérité. Il faut savoir ce que c'est que la politique. Je voudrais qu'une seconde, nous réfléchissions ensemble à cela : il y a des années que l'on entend dire dans l'opinion qu'on ne peut pas faire confiance aux politiques, et ce lien de confiance entre les électeurs et les élus, comment dirais-je, c'est aujourd'hui la première condition du rétablissement du crédit de la politique en France. Nous avons dit avec assurance pendant des semaines et des semaines que nous ne ferions pas d'alliance. Quel serait aujourd'hui le crédit de l'opposition et le crédit des hommes politiques si l'on reniait notre engagement, reniait la parole qui a été la nôtre ? Nous allions faire demain le contraire de ce que nous avions dit hier ? C'est un sujet très grave. Et il y a, à mon avis, une deuxième raison qui doit s'imposer à tous : c'est le rêve de la gauche. La gauche a fait un très mauvais score dimanche dernier. On ne l'a pas dit dimanche soir parce que les instituts de sondage divergeaient dans leurs analyses. Il a fallu attendre Le Monde du lundi après-midi pour voir un journal français titrer sur un événement très important et qui est que la gauche a perdu 6 % par rapport aux dernières élections qui sont d'il y a neuf mois. »
F. Laborde
Ce n'était pas un vote-sanction pour la gauche quand même.
- « 6 % de moins. Vous vous rendez compte de ce que cela veut dire. Eh bien le rêve de la gauche, pour se rétablir, c'est évidemment que nous soyons pris en faute, sur ce sujet qui est un sujet fondamental pour beaucoup de gens en France. »
F. Laborde
Là vous n'apportez pas la réponse entre le décalage sur le terrain où l'on voit des élus locaux qui disent : mais pourquoi la droite ne serait pas plurielle avec le FN et des états-majors parisiens qui disent : ce n'est pas possible, on s'est engagé à ne pas. Et manifestement il est là ce décalage et manifestement il y a un certain nombre de choses qui ne sont plus contrôlées par les états majors parisiens ?
- « Tout le travail des 48 heures qui viennent, celui de P. Séguin, le mien, celui de F. Léotard, des responsables de l'UDF, d’A. Madelin, ce travail consiste à faire respecter la parole qui est la nôtre, à appeler nos amis à faire respecter la parole qui est la nôtre. »
F. Laborde
En PACA qu'est-ce que vous allez dire ? P. Séguin a proposé que F. Léotard soit candidat. c'est quoi ? C'est une stratégie de réponse ?
- « Je pense que c'est la sagesse, et pas seulement en PACA. Il y a des moments où il faut que le capitaine soit à la barre. Il y a des moments où il faut que ceux qui ont mené le combat assument la responsabilité jusqu'à la fin du combat pour éviter des errements, des aventures, etc. Je souhaite que F. Léotard soit candidat en PACA. »
F. Laborde
Et s'il est élu avec les voix du FN, qu'est-ce qu'il se passe ?
- « Vous savez bien que c'est impossible. »
F. Laborde
Mais si F. Léotard est élu en PACA avec des voix du FN, il démissionne ?
- « Je ne crois pas une seconde que le FN soit en situation d’offrir des cadeaux à ceux qui ont été intransigeants en face de lui. Ce que le FN cherche, ce n'est pas à aider les gens qui ont été intransigeants, c'est à obtenir des transactions. Ce qui n'est pas la même chose. »
F. Laborde
F. Léotard est candidat mais vous espérez qu'il soit battu ?
- « Non, pas du tout. Je souhaite que tous les responsables qui ont mené la campagne, à savoir F. Léotard en Provence, R. Donnedieu de Vabres dans la région Centre, E. Balladur en Ile-de-France, acceptent de mener le combat pour que la barre soit tenue d'une main ferme. Dans la tempête, ou en tous cas quand un coup de tabac menace, c'est le capitaine que l'on met à la barre et ce n'est pas le quartier-maître. »
F. Laborde
Ils seraient candidats pour être battus ?
- « Non, ils seraient candidats pour assumer le combat jusqu'au bout Ces hommes-là, sur des déclarations claires, je suis certain qu'il n'y aura aucune ambiguïté sur l'issue du scrutin. C'est dans cet esprit que P. Séguin a demandé que F. Léotard se présente. Je crois que c'est une logique qui doit être adoptée partout en France. »
F. Laborde
Vous, au fond, votre position est proche de ce que disent les socialistes : dans les régions où la gauche est majoritairement devant, il faut que ce soit la gauche qui dirige la région.
- « Je pense que les socialistes ont tendu un piège dans cette affaire. Il y en a plusieurs indices. Par exemple la présentation d'une candidature communiste en Picardie. C'est la provocation maximale. C'est montrer en effet que le piège s'ouvre. Les socialistes rêvent, aujourd'hui, pour l'avenir, pour leur avenir gouvernemental, tout naturellement d'avoir contre l'opposition cette arme absolue aux yeux des électeurs, aux yeux des jeunes, aux yeux de beaucoup, de montrer que nous ne respectons pas nos engagements. Autrement dit, que nous justifions les accusations de M. Le Pen qui, pendant longtemps, a dit que nous n'avions pas de convictions et que nous étions prêts à aller à la soupe. Nous sommes aujourd'hui comptables des convictions qui sont les nôtres, de la parole que nous avons engagée. C'est une parole non pas à l'égard de la gauche mais à l'égard des électeurs qui sont les nôtres. »
F. Laborde
On n'entend pas du tout le Président de la République. Est-ce que vous pensez qu'il devrait intervenir ?
- « C'est de sa responsabilité. Mais je pense que le Président de la République n'est pas un homme politique. C'est un homme d’Etat qui est comptable des intérêts supérieurs du pays. Quand il estimera que les intérêts supérieurs du pays sont en jeu, je suis sûr qu'il parlera. »
TF1 - dimanche 22 mars 1998
C. Chazal
Que peut-on répondre à la demande de réciprocité de J.-M. Le Pen ?
F. Bayrou
- « Les choses s'éclairent. Un certain nombre d'électeurs, de militants, ou d'élus de droite ont cru qu'on pouvait passer avec le Front national des accords sans réciprocité. C'était un leurre. L'idée que l'on peut passer des accords qui ne sont pas des accords, est absurde. Pour l'illustrer, il suffit de vérifier qu'à partir de demain, dans toutes les régions, il va falloir élire des vice-présidents, et il va falloir décider sur quelque chose comme 1 000 dossiers par an. Sur chacun des 1 000 dossiers, on aura besoin de l'accord des élus du Front national. Il n'y a que deux solutions possibles : il n'y a pas d'accords, et il n'y pas de concessions ; et on n'entre pas dans cette voie. Ou bien, on fait un accord : qui ira sur le fond ! Et c'est précisément parce qu'il n'y pas de voie moyenne entre les deux que nous avons essayé de convaincre nos amis que cela n'était pas jouable. Ma conviction c'est qu'ils ne pourront pas continuer à être présidents. Ou alors, il faudra qu'ils fassent des concessions ; et qu'ils aillent jusqu'au bout de l'accord. Et un accord, c'est toujours sur le fond. Il n'y a pas d'accord de surface. »
C. Chazal
Vous leur demandez, ce soir, de démissionner ?
F. Bayrou
- « Je dis clairement que ça n'est pas jouable. Il n'y a pas d'hypothèses dans lesquelles on recueille les voix sans donner quelque chose en échange. Et Monsieur Le Pen est dans son rôle de dire : réciprocité. C'était l'hameçon qui était sous l’appât. L'appât c'était un ver qui avait l'air tout petit, qui disait : fiscalité et sécurité dans les lycées. La vérité c'était l'hameçon, et l'hameçon, aujourd'hui malheureusement, il va jouer son rôle. J'ajoute que les résultats des élections cantonales sont mauvais. Ils ne sont pas bons parce s'il est vrai qu'il y a un certain nombre d'électeurs et de militants de droite qui souhaitent l'accord avec le Front national, et qui font pression pour cela, il y en a un nombre au moins aussi important qui disent : jamais. Et je crains que ceux-là n'aient, aujourd'hui, par leur abstention ou leur vote négatif, sanctionné ceux dont ils croyaient qu'ils avaient mis le petit bout du doigt dans cette machine. Le piège est logique : pourquoi Monsieur Le Pen donnerait-il quelque chose pour rien ? Monsieur Le Pen a un projet de politique, mais la cohérence de ce projet est de nous faire éclater. Eh bien, notre responsabilité c'est de refuser cet éclatement.
Les résultats de ce soir montrent qu'on a besoin d'une grande formation politique de droite. Ils montrent encore plus qu'on a besoin d'une grande formation politique qui couvre l'espace entre le centre-droit et le centre. On perdra les élections tant qu'on ne sera pas en mesure de proposer un projet qui rassemble ces deux grands courants, qui chacun d'entre-eux exige d'être entendu. Jusqu'à maintenant, nous n'avions pas su le faire. Si j'ai un vœu, c'est que la crise que nous venons de vivre - a quelque chose malheur est bon - permette la naissance de cette grande famille politique-là. »