Article de M. Alain Krivine, porte parole de la LCR, dans "Le Monde" du 18 octobre 1996, sur l'élection législative partielle de Gardanne et la nécessité de mettre en œuvre une politique "vraiment à gauche" face au danger de l'extrême droite, intitulé "L'esprit de Gardanne".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Grand branle-bas dans les états-majors politiques, où l’élection partielle de Gardanne est examinée à la loupe. Le candidat communiste, en tête au premier tour devant celui du Front national ; un second tour polarisé aux extrêmes : le chœur inquiet des médias y voit l’effet d’une démagogie anti-maastrichtienne de gauche et de droite, voire un réflexe localiste de village gaulois contre le parachutage de Kouchner.

La leçon est plus simple et plus profonde. D’élection partielle en élection partielle, la gauche commençait à s’habituer à soutenir au second tour la droite gouvernementale contre l’extrême droite fasciste, ou à rester spectatrice sur le bas-côté. À ce petit jeu, le FN est gagnant. Les dénonciations véhémentes de son racisme (désormais déclaré) ou de ses projets (de moins en moins masqués) satisfont les bonnes consciences, mais ne répondent en rien aux frustrations et aux angoisses dont se nourrit en profondeur un électorat – hélas ! – populaire : chômage, précarité, banlieues sinistrées, affaires plus ou moins classées, discrédit de dirigeants pleins de morgue.

La perspective d’une nouvelle alternance en 1998 n’a rien de rassurant à cet égard. Face à une droite traditionnelle déconfite, le retour au gouvernement d’un Parti socialiste ligoté par la cohabitation avec Chirac et résolu à respecter l’échéance de la monnaie unique en 1999 conduirait tout droit à une nouvelle désillusion catastrophique, et, vraisemblablement, à une nouvelle poussée du Front national. Le libéralisme mou de gauche, résigné à la camisole de critères de convergence, ne constitue pas une réponse au libéralisme musclé de Juppé.

C’est pourquoi le premier tour de Gardanne ne signifie pas une victoire des archaïsme anti-européens sur le modernisme pro-Maastricht. Il illustre une réalité de plus en plus têtue : pour affronter le Front national, les dénonciations vertueuses ne suffisent pas.

Face aux grands défis de l’heure, il faut une autre politique, une autre solution claire. Comment, en effet, vaincre Le Pen sans inverse la pente du chômage, notamment par une réduction massive du temps de travail ? Comment lutter contre la xénophobie sans défendre par principe l’hospitalité républicaine dans l’affaire des sans-papiers ? Comment combattre l’exclusion, sans affirmer la priorité des droits à l’emploi, au logement, à la santé, à l’éducation publique, en un mot à tout ce qui est humain, par rapport à l’« horreur économique » et à l’impératif du profit à tout prix ?

Contre la droite et l’extrême droite, nous avons besoin d’une unité de type nouveau, non pour appliquer une politique de droite à peine tempérée, mais pour mettre en œuvre une politique vraiment à gauche, 100 % à gauche

Comment lutter contre les dégâts écologiques et les catastrophes sanitaires en laissant libre cours à la jungle du marché ? Comment assurer l’égalité sociale et civique des femmes sans leur garantir l’accès à un véritable emploi, à des services sociaux, sans défendre les droits acquis (comme l’avortement) ? Comment bâtir une Europe solidaire, sociale et démocratique sans rejeter le corset monétaire, les privatisations, le démantèlement des services publics et de la protection sociale, qui sont en train de disqualifier tout projet européen auprès de la grande majorité qui en subit les conséquences ?

On ne coupera pas l’herbe sous le pied du Front national en éludant ces questions. Elles tracent une véritable ligne de partage. Pour s’imposer, la gauche doit s’engager sur la voie d’un véritable changement. Une nouvelle déception serait désastreuse. Tel est bien, au fond, le message de Gardanne.

La résistance et la contre-offensive se préparent sur le terrain, dans les luttes de décembre l’an dernier, dans le soutien aux sans-papiers de Saint-Bernard, dans les rassemblements contre les diktats du G7 et du FMI.

Bien sûr, tous les démocrates doivent se mobiliser au second tour pour confirmer à Gardanne le résultat du premier tour, et on ne peut que se féliciter du désistement de Bernard Kouchner en faveur du candidat communiste. Mais cette opportunité de porter un coup d’arrêt à la résistible ascension du FN, de remobiliser la majorité abstentionniste revenue de tout – alors que nous aurions pu assister dans l’impuissance à un second tour entre un villiériste et un lepéniste – est devenue possible parce qu’au premier tour se sont retrouvés autour de Roger Meï les courants qui se sont déjà rassemblés contre la guerre du Golfe, pour un « non » de gauche à Maastricht, contre le plan Juppé ou dans les mouvements grévistes en cours, bref toutes les composantes d’une gauche résolument antilibérale.

Contre la droite et l’extrême droite, dans les luttes comme dans les élections, nous avons besoin d’une unité de type nouveau, non pour répéter les reniements de l’expérience mitterrandienne, non pour appliquer une politique de droite à peine tempérée, mais pour mettre en œuvre une politique vraiment à gauche, 100 % à gauche.

Espérons que le Parti communiste saura donner une ampleur nationale à l’expérience de Gardanne. Espérons que le Parti socialiste saura en tirer la leçon cuisante : devant l’exaspération sociale croissante, une proposition de gestion « loyale » et « responsable » de l’Europe sauce financière n’est même plus payante électoralement.

Mais la politique est affaire de rapports de forces : plutôt que de compter sur la lucidité soudaine des dirigeants socialistes, il faut faire bouger le paysage au sein même de la gauche et modifier le rapport des forces. En s’unissant sur le terrain, autour de quelques principes élémentaires, par-delà les engagements de chacun et dans le respect de l’identité de tous, des militants communistes, écologistes, socialistes critiques, ou d’extrême gauche, ont frayé un chemin. Ensemble, ils ont apporté un début de réponse aux menaces de la droite et aux abandons de la gauche. C’est sur ce chemin qu’il est possible et nécessaire d’avancer.