Texte intégral
Europe 1
Avez-vous passé un bon week-end ?
Jacques Delors
– « Oui, enfin, avec une nuit longue de samedi à dimanche ! »
Europe 1
La presse consacre ce matin en place importante à la naissance de l’euro, mais c’est souvent pour mettre en valeur ce que Libération appelle « une querelle », l’Humanité « un incident au décollage », Le Figaro « un accouchement dans la douleur ». Pour vous, les ratés qui ont accompagné la désignation du premier président de la Banque centrale européenne, c’est important ? Est-ce que cela laissera des traces entre la France et l’Allemagne ?
Jacques Delors
– « Je ne crois pas. Cette désignation difficile est le fruit de malentendus accumulés depuis deux ans. Il fallait les terminer, non pas parce que le folklore européen, c’est qu’il faut passer une nuit pour trouver un accord, mais simplement parce qu’il fallait essayer de concilier l’esprit du Traité avec un compromis qui me paraît raisonnable. M. Duisenberg est un homme expérimenté ; il m’a beaucoup aidé lorsqu’on était dans le comité chargé d’étudier et de proposer l’Union économique et monétaire et il est normal que la France ait une position importante en raison de son poids dans l’Europe. »
Europe 1
Avez-vous été inquiet à un moment donné pendant ce week-end ?
Jacques Delors
– « Oui, j’ai été inquiet, surtout pour le Chancelier Kohl, parce qu’il est pour moi le plus grand artisan du réveil de la construction européenne depuis 15 ans et je trouvais injuste qu’on le critique dans son propre camp d’abord, ensuite par les journalistes. Lorsqu’on fera l’histoire de la construction européenne, on verra la place qu’il a tenue. »
Europe 1
On lui reconnaît déjà pas mal de mérites en la matière.
Jacques Delors
– « Oui. Il faudrait simplement que les Allemands, qui sont par ailleurs libres de leur vote en septembre – c’est une autre affaire –, aient à nouveau une grande admiration pour ce grand chancelier. »
Europe 1
Vous qui êtes généralement très exigeant à l’égard de vos compatriotes, quand vous jugez leur comportement en Europe, n’avez-vous pas trouvé que nous étions peut-être un brin cocardier ? Les cocoricos n’ont pas tardé, en venant de l’Élysée particulièrement !
Jacques Delors
– « Pour réussir à faire l’Europe, il est important que n’importe quel dirigeant qui a de l’influence – c’est le cas des dirigeants français – emploie souvent le mot « nous », pour bien montrer qu’il s’agit d’une aventure collective. C’est souvent par le style qu’on arrive à créer cet esprit de famille que j’ai rencontré plusieurs fois lorsque j’étais président de la Commission. Voilà. Pour le reste, que la France ait rappelé que la désignation du président de la Banque européenne devait être faite par les politiques, c’est-à-dire par les chefs d’État et de gouvernement, c’était quand même un principe important. »
Europe 1
Par ailleurs, il y a une question que l’on se pose parfois : la Banque centrale européenne est supposément indépendante. Par rapport à qui ?
Jacques Delors
– « Elle est indépendante par rapport aux gouvernements qui ne doivent pas lui donner d’instructions concernant sa politique monétaire et les moyens qu’elle emploie pour lutter contre l’inflation et maintenir la stabilité des prix qui – l’expérience le prouve – est un élément indispensable pour avoir une croissance durable et pleinement créatrice d’emplois. Ceci dit, la Banque centrale est redevable d’explications vis-à-vis des Gouvernements, des Parlements et de l’opinion publique. »
Europe 1
S’il y avait un pouvoir politique européen, serait-elle toujours indépendante ?
Jacques Delors
– « Oui. Mais s’il y avait un pouvoir politique européen, cela faciliterait l’autre branche de l’Union économique et monétaire – on parle beaucoup d’euro, mais moi, je parle d’Union économique et monétaire car il faut qu’il y ait un pôle économique. La coordination des politiques macro-économiques nationales est la contrepartie nécessaire pour que l’Union économique et monétaire réussisse. Ceci a été un peu trop oublié ces derniers temps. »
Europe 1
Le président de la République avait hier un message personnel pour vous, presque une proposition d’embauche ou de mission : il suggère que vous apportiez « une contribution supplémentaire à l’Europe en conseillant les autorités européennes en vue d’élaborer un compromis sur la réforme des institutions européennes. » C’est un hommage qu’il vous rend, ou un défi qu’il vous lance ?
Jacques Delors
– « Tout d’abord, on est toujours heureux quand on a été un peu oublié que l’on rappelle ce que vous avez fait. D’autre part, en ce qui concerne la deuxième partie me concernant, j’en ai pris connaissance pour la première fois hier soir, comme vous. Il serait dommageable que j’ajoute quelques commentaires que ce soit dans l’état actuel des choses. »
Europe 1
La réponse, c’est « Pourquoi pas ! » ?
Jacques Delors
– « Toute ma carrière professionnelle montre que j’ai toujours été au service de l’État depuis cette médiation de la grève des mineurs jusqu’aux dix années passées à Bruxelles à la tête de la présidence de la Commission. »
Europe 1
Que cette proposition vienne de M. Chirac, qui n’a pas toujours été très gentil à votre égard, cela vous a-t-il surpris ?
Jacques Delors
– « Je pense avant tout à l’État, à l’intérêt national. »
Europe 1
Vous avez toujours dit qu’il fallait choisir entre le faire et le paraître. Là, vous auriez l’occasion de faire les deux.
Jacques Delors
– « Oui. Lorsque j’étais président de la Commission, on a trop personnalisé mon passage à la Commission, mais c’est pour des raisons évidentes : d’abord, cela marchait. Deuxièmement, nous avons pris des initiatives qui ont été acceptées, qui ont fait avancer l’Europe. Et aussi, comme l’Europe n’apparaît pas personnalisée, les chefs d’État étrangers, notamment ceux qui sont en dehors de l’Europe, avaient tendance à m’appeler et à me recevoir comme si j’étais le chef de l’Europe. Mais généralement, j’étais venu à Bruxelles avec l’idée qu’il valait mieux faire que paraître, et laisser les délices du triomphe aux chefs d’État et de Gouvernement qui, d’ailleurs, sont les décideurs en dernier ressort. Moi, je ne faisais qu’user de mon droit d’initiative, de leur faire des propositions, chercher un accord entre eux et ensuite exécuter leurs décisions. »
Europe 1
Ce n’est donc pas complètement non à la proposition du chef de l’État ?
Jacques Delors
– « Ce que nous venons de dire est simplement un commentaire sur « Comment travaille un président de la Commission ? » et n’a aucun lien avec la phrase du président de la République. »
Europe 1
L’euro est donc lancé. Certains regardent cette monnaie unique comme une sorte de pierre philosophale qui va tout changer en or. D’autres y voient un poison qui va tout figer. Où est votre vérité ?
Jacques Delors
– « Du point de vue de l’histoire de la construction européenne, on peut dire que l’euro, c’est le couronnement de l’intégration économique que j’ai fait accélérer dès 1985 avec le Marché unique, l’Acte unique et les politiques de solidarité. Cela peut être la rampe de lancement de l’Europe politique, car il n’y a rien de plus politique, de plus au cœur de la souveraineté nationale que la monnaie et la Défense. Par conséquent, il reste beaucoup à faire, mais je pense qu’il ne faut pas le dire aux Français que l’Union économique et monétaire est un remède miracle : tout dépendra de ce que nous en ferons. Je vous ai parlé de l’équilibre entre le pôle économique et le pôle monétaire : c’est très important. Si nous avions eu une coordination des politiques macro-économiques depuis 1992, nous aurions eu en France 200 à 300 000 chômeurs de moins. Par conséquent, c’est pour vous monter l’importance de ce qui se fait en Europe, même si les politiques de l’emploi restent pour l’essentiel de compétence nationale. »
Europe 1
Vous auriez pu être le président de ce pays au moment de ce passage historique à l’euro. Pas de regrets ?
Jacques Delors
– « Non. Quand on a pris une décision, on doit penser à l’avenir, non constamment revenir pour dire « Ah, si j’avais fait ceci, si j’avais fait cela ! ». Il faut regarder l’intérêt de son pays, l’Europe, parce que l’Europe, c’est à la fois le cœur et la raison. »