Texte intégral
La Tribune : Quelle est aujourd’hui l’approche française en matière de diplomatie économique ?
Hubert Védrine : Dans le monde global où nous nous trouvons désormais, la concurrence s’intensifie sous toutes ses formes ; pas seulement dans l’économie et le commerce, mais aussi la technologie et la culture. Toute politique étrangère doit prendre en compte cette réalité, une concurrence multiforme. Le rôle spécifique du ministère des Affaires étrangères est d’assurer la synthèse et la maîtrise des interactions entre les multiples négociations qui se déroulent à tout moment. D’où la nécessité d’une vraie « diplomatie économique », présente sur tous les fronts ; les grandes négociations mondiales comme celles de Kyoto sur le climat, ou celle entre partenaires de l’OCDE, comme la convention sur la corruption internationale conclue à Paris, ou encore le projet d’accord sur l’AMI récusé dans sa forme actuelle pour les raisons que l’on sait, bien d’autres encore, et la multitude des négociations économiques qui font le quotidien de l’Union européenne. Le ministère des Affaires étrangères veille à la cohérence de nos positions sur de très nombreux dossiers ; du commerce électronique au soutien au secteur audiovisuel, des transports aériens à l’organisation du marché des télécommunications, des normes en matière d’environnement à la construction navale…Veiller à la maîtrise globale des enjeux, à la hiérarchisation de nos objectifs à la construction des alliances nécessaires, telle est la mission du ministère dans tous ces domaines. Même méthode lors des grandes négociations commerciales, à l’OMC ou entre l’Union européenne et ses partenaires.
Enfin, la diplomatie doit aussi soutenir les entreprises françaises dans leur recherche de marchés. Comme le font les Etats-Unis, avec un sens inné de la synergie et une organisation méthodique. Cela fait maintenant une vingtaine d’années que des hommes d’affaires, des banquiers, des industriels sont associés aux voyages présidentiels et que les ambassades y consacrent une part essentielle de leur action. En ce qui me concerne, je reçois régulièrement l’état-major des grands groupes français. Leurs analyses mondiales, régionales ou sectorielles me sont précieuses et je vois mieux ce que l’appareil diplomatique peut leur apporter.
« Il n’y a pas aujourd’hui de politique étrangère qui puisse ignorer les droits de l’homme mais aucune non plus fondée sur cette seule dimension. Un État n’est pas une ONG. IL est comptable d’autres éléments, tout aussi respectables : la sécurité l’économie. »
La Tribune : Dans quelle mesure la naissance d’une monnaie unique européenne peut-elle modifier cette approche ?
Hubert Védrine : Toute l’économie de l’Europe, des pays membres de l’euro, va en être renforcée et l’euro aura rapidement sa propre force d’attraction. La France en bénéficiera, comme ses partenaires dans l’euro, mais chaque pays devra continuer à conquérir des parts de marché par ses propres efforts.
La Tribune : En tant qu’ancien secrétaire général de l’Elysée, comment analysez-vous la genèse de l’euro ?
Hubert Védrine : C’est l’aboutissement d’une vision française, devenue un projet franco-allemand et poursuivie depuis une vingtaine d’années. Les noms de Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Delors, François Mitterrand jalonnent ce parcours aux côtés de ceux de Helmut Kohl. Au bout du compte, quand fut vraiment donné l’accord de l’Allemagne ? A Strasbourg en décembre 1989, par Helmut Kohl à François Mitterrand. Quelle fut leur logique ? L’Allemagne allait se réunifier, elle devait le faire dans une Europe plus unie. Comment ? Par cette monnaie unique dont on parlait depuis des années et dont Jacques Delors avait étudié les modalités. Il manquait encore l’accord définitif de l’Allemagne. Ma conviction est que s’il n’y avait pas eu l’opportunité historique de la réunification allemande, saisie par deux dirigeants qui, à Paris et à Bonn, travaillaient étroitement ensemble depuis déjà sept ans, animés par une grande vision de l’avenir de l’Europe, la décision n’aurait jamais été prise. Un an après, il eût été trop tard.
La Tribune : Ne peut-on estimer que, soudant les économies européennes, l’euro va presque mécaniquement donner corps à une diplomatie économique, européenne qui, aujourd’hui, n’existe pas ?
Hubert Védrine : Je ne parlerais pas de « diplomatie économique » à ce propos. Mais il est vrai que la monnaie unique va entraîner entre ses membres plus de cohésion, plus de cohérence, plus de coordination et que cela s’étendra de proche en proche à tous les secteurs de la décision économique. Cette Europe-là défendra plus vigoureusement ses intérêts économiques dans le monde.
La Tribune : Le gouvernement veut inciter les ambassades à participer à l’effort en faveur de l’intelligence économique. Où en sommes-nous ?
Hubert Védrine : J’attends des ambassades qu’elles soient vigilantes, attentives à toutes les informations utiles à la défense ou la promotion de nos intérêts économiques, et qu’elles contribuent à projeter notre image et notre savoir-faire. Or le réseau français à l’étranger est considérable. Dominique Strauss-Kahn et moi incitons les représentations commerciales à travailler plus ensemble. Dans certains cas nous créerons des postes mixtes.
La Tribune : Bill Clinton a effectué un voyage officiel en Afrique. Quelle est aujourd’hui la position française sur ce continent ?
Hubert Védrine : Elle reste considérable : 21 % des parts de marché (contre 14 pour les Etats-Unis) dans une économie qui croît de 4 à 5 % par an. L’aide française à l’Afrique subsaharienne représente aujourd’hui seize fois l’aide américaine. Les liens entre la France et l’Afrique sont solides. Mais il faut adapter les formes de notre de notre présence, la moderniser, rester fidèle à nos partenaires traditionnels, évoluer comme l’Afrique elle-même évolue, nous intéresser à toute l’Afrique. Pour mon premier voyage en Afrique, j’ai été au Gabon et en Côte d’Ivoire, mais aussi en Afrique du Sud et en Ethiopie. Le président de la République se rendra lui-même, fin juin, en Afrique australe. L’Afrique comme tous les autres continents, recherche un dialogue global avec l’ensemble de ses partenaires et la France a un rôle important à y jouer. C’est naturellement aussi vrai au plan économique. La réforme de la coopération répond à cette nécessité.
La Tribune : Estimez-vous que l’initiative américaine est une prestation sans lendemain ?
Hubert Védrine : Je ne le pense pas. Il est clair qu’il y a un dynamisme américain, en Afrique comme ailleurs. Nous verrons bien quelles en seront les suites concrètes. Tant mieux si cet intérêt est suivi. Notons toutefois que les États-Unis développent en, priorité leur influence dans des zones naguère d’influences britannique.
La Tribune : Lors de sa dernière conférence de presse, le président de la République s’est montré assez tranchant à l’égard du commissaire européen Léon Brittan et des discussions entamées avec Washington sur la mise en place d’un nouveau marché transatlantique. Qu’en pensez-vous ?
Hubert Védrine : Le président, le Premier ministre, Dominique Strauss-Kahn, Pierre Moscovici et moi avons été catégoriques : la France ne donnera pas son accord à l’ouverture d’une telle négociation, mal engagée sur le fond et la forme. Nous sommes naturellement favorables à l’amélioration des relations économiques entre l’Europe et les Etats-Unis et au renforcement du dialogue transatlantique. Beaucoup de questions doivent être discutées ; lois extraterritoriales, dialogue sur les normes, les marchés publics, l’environnement, etc… Mais il existe un cadre pour cela ; l’OMC, qu’il serait inopportun d’affaiblir. Par ailleurs, le désaccord radical sur des approches unilatérales, telles que les lois Helms-Burton et D’Amato votées par le Sénat américain, n’est pas surmonté : plutôt que de soulever de nouveaux problèmes – sur l’audiovisuel, sur l’agriculture – traitons d’abord ceux qui existent. Enfin, un commissaire, aussi important et remarquable soit-il, ne peut s’auto-mandater.
La Tribune : Il semble bien par ailleurs que les relations franco-américaines s’améliorent…
Hubert Védrine : Je m’y emploie en tout cas. Entendons-nous bien ; je n’ai pas la prétention de faire disparaître des divergences qui tiennent à l’identité profonde des deux pays et à leur vision du monde, et de leur rôle. Mais je m’efforce, grâce aux relations de confiance entre les deux présidents et grâce aux relations de confiance entre les deux présidents et grâce aux relations d’amitié nouées avec Madeleine Albright, à un dialogue constant avec elle, à tuer dans l’œuf les malentendus qui pourraient naître d’une mauvaise interprétation.
La Tribune : Mais dans de nombreux secteurs – agroalimentaire, aéronautique, industrie de la défense, espace -, la France se retrouve toujours en concurrence avec les États-Unis. Tout cela ne crée t-il pas une situation un peu particulière ?
Hubert Védrine : En effet, il y a objectivement une concurrence économique dans de nombreux secteurs : Boeing-Airbus en est un exemple. Nous sommes des amis et des alliés des États-Unis. Nous ne sommes pas alignés sur eux. Nos avons nos intérêts à défendre, nous pouvons être en concurrence, cela fait partie de la vitalité de l’économie mondiale. Nous parvenons aussi à des accords très importants. J’en veux pour preuve le nouvel accord aérien conclu le 9 avril dernier entre la France et les Etats-Unis, au terme de deux années de négociations conduites par le ministère des Affaires étrangères. Il va permettre à Air France de faire jouer à plein ses alliances transatlantiques, indispensables à son développement, tout en renforçant le rôle de Paris comme point d’entrée privilégié en Europe. Cet accord illustre à mes yeux ce que doivent être les relations franco-américaines : il est pragmatique, équilibré et mutuellement profitable à nos deux pays.
La Tribune : Quel est le rôle de la diplomatie économique au Maghreb, et notamment en Algérie ? On a vu récemment des chefs d’entreprise se rendre à Alger…
Hubert Védrine : En effet, une délégation du CNPF s’est rendue à Alger, encouragée par le gouvernement. En Algérie, la tragédie que l’on connaît n’a pas manqué d’avoir des répercussions sur les relations économiques notamment avec la France. Nous encourageons clairement les entreprises françaises à revenir en Algérie. Notre politique vise à préparer, à refonder les relations entre nos deux pays. Et cela commence tout de suite en matière d’accueil d’étudiants, de délivrance de visas – plus facile depuis ces derniers mois – et de prospection pour les entreprises par exemple.
Au Maghreb, de façon générale, les situations privilégiées, « de rente », touchent à leur fin, mais ces pays ne souhaitent pas voir diminuer, encore moins disparaître, l’influence française. Ils souhaitent que la France demeure, en répondant à leurs vrais besoins.
La Tribune : Que devienne les droits de l’homme dans la diplomatie, comme en Chine ?
Hubert Védrine : Il n’y a pas aujourd’hui de politique étrangère qui puisse ignorer les droits de l’homme mais aucune non plus fondée sur cette seule dimension. Un Etat n’est pas une OMG. Il est comptable d’autres éléments, tout aussi respectables ; la sécurité, l’économie. Mais il n’y a pas à choisir entre respect des droits de l’homme et développement de l’économie. Historiquement ce sont même plutôt des démarches parallèles. S’agissant de la Chine, au bout du compte, que veut-on ? La condamner ? Avec quels résultats ? Ou l’encourager, la presser d’évoluer en souhaitant par là obtenir de vrais résultats ? La France, les autres pays d’Europe, puis les Etats-Unis sont arrivés à la conclusion qu’il était plus utile et plus efficace d’utiliser la voie du dialogue sans autocensure – et de l’incitation. Il est très important que le nouveau Premier ministre chinois ait décidé que son premier voyage officiel serait en France. Li-Peng connaissait bien la France, où il y avait été stagiaire à EDF, ce qui n’est pas le cas de Zhu Rong-Ji, mais le président et le Premier Ministre ont pu nouer une vraie relation avec lui.
La Tribune :
Comment la politique française au Moyen-Orient peut-elle aider les entreprises à marquer des points dans un secteur très convoité ?
Hubert Védrine :
Au Proche et au Moyen-Orient la diplomatie française poursuit des objectifs politiques : fonder la stabilité de la région sur une paix durable, donc juste. Son objectif premier n’est pas d’ouvrir des marchés. Si c’est en plus favorable à nos entreprises, tant mieux. Cela dit, la concurrence est très vive dans cette région où les entreprises américaines sont puissantes et bien implantées. Si les entreprises françaises n’étaient pas compétitives, la bonne image de la diplomatie française dans la région ne suffirait pas pour qu’elles remportent des succès artificiels.
La Tribune :
Lorsque Total investit en Iran, c’est bien la traduction d’une politique menée mans le temps…
Hubert Védrine :
C’est plutôt le résultat d’une combinaison de facteurs : la qualité de l’entreprise, sa connaissance ancienne de la région, une situation particulière dont les Américains sont à l’origine car ils se sont paralysés eux-mêmes avec leurs propres lois, et que Total a su utiliser intelligemment. Le gouvernement français a considéré qu’il n’y avait aucune raison d’obliger les entreprises françaises à se soumettre à des lois américaines. Il a pris la responsabilité de laisser faire Total, il n’a pas conquis le marché à sa place.
La Tribune :
Sur l’embargo irakien, vous attendez-vous à des changements ?
Hubert Védrine :
J’espère des changements. Notre objectif est le retour d’un Irak pacifique dans la communauté internationale. Le chemin sera encore long. La levée de l’embargo est soumise par le paragraphe 22 de la résolution 687 du Conseil de sécurité à des conditions précises et logiques. Il sera levé quand les conditions, c’est-à-dire le démantèlement de l’arsenal d’armes de destruction massive, seront remplies. Aujourd’hui, on peut estimer que c’est le cas pour le nucléaire, que c’est le cas à 98 % pour le balistique, que c’est entamé mais loin d’être achevé pour le chimique, encore très flou pour le bactériologique. Les conditions sont donc encore loin d’être remplies. Mais nous sommes très heureux de voir que l’accord Tarek Aziz-Koffi Annan du 23 mars est appliqué.