Texte intégral
J.-P. Elkabbach : Dans 48 heures, H. Kohl va battre le record de longévité d’Adenauer comme Chancelier d’Allemagne : quatorze ans et un mois à Bonn. En tant que président de la Commission européenne, vous l’avez pratiqué ou fréquenté, vous le connaissez bien. Qui est Kohl, comment est Kohl ?
J. Delors : C’est, du point de vue de l’homme d’Etat, un mélange de vision et de pragmatisme. La vision c’était, dès qu’il était jeune militant, la réconciliation franco-allemande et la construction de l’Europe. Le pragmatisme, c’est savoir saisir les occasions, comme le pêcheur qui flaire un poisson, pour faire avancer ses idées.
J.-P. Elkabbach : Comment expliquez-vous ces quatorze années ininterrompues de pouvoir et qui continuent ?
J. Delors : Je les explique d’abord par le fait qu’il y a eu l’unification allemande qui a été un phénomène porteur et une sorte de nécessité historique. Je les explique aussi par le fait qu’H. Kohl connaît intimement la société allemande, qu’il est plutôt à gauche de la Démocratie chrétienne, qu’il prend donc des initiatives sociales et rend plus difficile ainsi la tâche de l’opposition. Il a obtenu des succès non seulement pour l’unification de l’Allemagne, mais aussi pour l’Europe, et aussi en matière économique, avant les difficultés présentes qui sont celles de tous les pays européens.
J.-P. Elkabbach : Il aime le pouvoir ; il y consacre toutes ses journées, qui ont l’air d’être bien remplies ?
J. Delors : C’est certain, il aime le pouvoir.
J.-P. Elkabbach : Il n’oublie aucun anniversaire de F. Mitterrand. On sait leurs rencontres, les larmes de Kohl à Notre-Dame. De quelle scène personnelle, vous, J. Delors, vous souvenez-vous ?
J. Delors : Du jour où il a voulu que, selon une tradition de Rhénanie-Palatinat, on scelle cette amitié, il y avait beaucoup d’émotion dans sa voix. Il s’agissait d’échanger un verre. Mais il y donnait une certaine solennité. J’ai aussi observé ses relations avec F. Mitterrand, qui étaient d’une très grande profondeur humaine. Ça n’a pas été facile au début mais après, il s’agissait vraiment d’une confiance réciproque, d’une complicité rare dans l’histoire.
J.-P. Elkabbach : C’est un dur et un sensible ?
J. Delors : Il est les deux à la fois.
J.-P. Elkabbach : De lui, dites-vous : c’est « un » ami ou c’est « mon » ami ?
J. Delors : C’est un ami personnel, que je vois encore, et cette amitié, bien entendu, est très utile dans la difficulté qui consiste à créer une Europe unie après des dizaines d’années de différences, d’ignorance, d’incompréhension ou de guerres. Ça aide à trouver des bons compromis et de ce point de vue, je pense que je l’ai aidé mais lui aussi m’a souvent aidé à trouver des bonnes solutions et m’a même appuyé parfois contre l’avis de ses conseillers. C’est en ça qu’il est un homme de vision et qu’il sait que l’Allemagne doit payer aussi son tribut à la construction de l’Europe. Mais les amitiés n’empêchent pas les désaccords et ceux-ci subsistent.
J.-P. Elkabbach : Un exemple : en ce moment, il y a des difficultés à Luxembourg : P. Vasseur a du mal avec ses collègues, avec l’Allemand en particulier, à propos de l’aide à donner aux éleveurs touchés par la crise de la « vache folle ». Comment cela peut-il être débloqué ?
J. Delors : Ça peut l’être par la recherche d’un compromis qui, à la fois, additionnerait de nouvelles aides européennes et puis des aides nationales. Aider les éleveurs, c’est une exigence de solidarité nationale et c’est aussi l’intérêt de la France – et c’était le sens de la réforme de la PAC que nous avons proposée et qui a été acceptée en 1992. Il y a, en France actuellement, 900 000 exploitants agricoles environ, nous ne devons pas descendre en-dessous de 700 000 pour lutter contre la désertification. L’agriculteur, ce n’est pas simplement l’agro-alimentaire et les exportations, c’est aussi un agent d’aménagement du territoire, indispensable à l’équilibre humain entre l’urbain et le rural de la France d’aujourd’hui et de demain.
J.-P. Elkabbach : Kohl est, en Europe, le seul homme d’Etat qui gouverne depuis si longtemps. Est-ce que, à cause de son ancienneté et de sa stature, il n’est pas aujourd’hui, déjà, le symbole de la domination allemande ?
J. Delors : Oui, mais là-dessus il ne faut qu’il se crée en France un syndrome allemand. L’Allemagne a bien entendu beaucoup d’atouts mais la France aussi. Je pense que nous ne devons pas copier l’Allemagne mais trouver notre propre voie, de façon à ce que nos qualités historiques et traditionnelles l’emportent sur nos faiblesses, également classiques. C’est bien ça qui est en cause.
J.-P. Elkabbach : Surtout que les Allemands ont des difficultés : les six grands instituts de conjoncture allemands viennent de semer l’inquiétude puisque, selon eux, l’Allemagne ne remplira pas en 1997 les critères de Maastricht. C’est-à-dire que l’Allemagne va souffrir pour la monnaie unique. Croyez-vous que l’Allemagne tiendra ses engagements ?
J. Delors : De toute manière, il y a en France des débats qui sont absolument confus. Il suffit de lire le Traité de Maastricht pour voir que les fameux critères seront interprétés en dynamique et dans des termes politiques. Alors, il vaut mieux admettre un pays qui a prouvé pendant 40 ans sa régularité, même si, au lieu de sauter deux mètres en hauteur cette année-là il ne saute que 1,98 mètre, plutôt que d’admettre des pays qui n’ont pas encore fait leurs preuves, pendant des années et des années. Tout ça, ce sont des discussions vaines. La réalité est que l’Allemagne, après le boum de l’unification, après l’effort que constitue le transfert chaque année de 400 à 450 milliards de francs des 60 millions d’Allemands de l’Ouest vers les 17 millions d’Allemands de l’Est, cette Allemagne a eu une conjoncture mauvaise, comme la France, aggravée du reste à mon avis par une politique monétaire trop rigoureuse.
J.-P. Elkabbach : Beaucoup de gens, dans toute l’Europe, même en Allemagne, sont en train de mettre une grande partie de leurs épreuves sur le dos de Maastricht, ils en « bavent » à cause de Maastricht. Vous, vous dites quand même aujourd’hui « oui » à la monnaie unique, à l’euro, et dans des dates qui sont prévues ?
J. Delors : Je pense que dans l’intérêt de l’Europe, il vaut mieux. Mais je voudrais dire une chose : il n’y avait pas qu’un seul chemin pour aboutir à l’échéance du 1er janvier 1999, il y en avait plusieurs. N’opposons pas d’une manière simpliste, comme les anti-européens, la soi-disant pensée unique à ce qu’ils proposeraient, qu’on attend encore. Mais il y avait plusieurs chemins. Et il me semble que le chemin pris par la France depuis 1992-1993 a un coût social exorbitant et qu’on pouvait trouver un autre chemin.
J.-P. Elkabbach : Que recommandez-vous aux dirigeants français ?
J. Delors : Vis-à-vis de l’Allemagne ?
J.-P. Elkabbach : Et vis-à-vis de l’Europe et de la construction européenne ?
J. Delors : Je pense qu’on ne peut pas revenir sur les erreurs passées. Mais pour ce qui concerne le présent : l’Allemagne a absolument besoin de la France encore pendant des années, psychologiquement, politiquement et même économiquement. On peut être l’ami des Allemands et leur parler durement. C’est ce que j’ai fait à plusieurs reprises. C’est cela qui compte et non d’avoir une sorte de syndrome ou de complexe d’infériorité. Nous avons nos propres qualités, nous devons connaître nos faiblesses, nous devons sortir de cet énorme doute qui a saisi la société française et reprendre confiance en l’avenir.
J.-P. Elkabbach : Vous le dites aussi au PS et L. Jospin ?
J. Delors : Oui, la même chose. Je n’ai pas deux langages, je n’en ai jamais eu deux.
J.-P. Elkabbach : Vous leur dites aussi, à eux, d’avancer vers l’Europe, même s’ils hésitent ?
J. Delors : Oui, bien sûr, ils hésitent. Mais je vous ai dit tout à l’heure qu’il n’y avait pas un seul chemin pour y arriver. Nous sommes maintenant engagés sur celui-ci, il ne reste plus que deux ans. Il est vrai que c’est difficile d’en changer.
J.-P. Elkabbach : Vous êtes assuré, vous J. Delors, que Kohl qui unifie l’Allemagne, veut, avec la même résolution, l’unification de l’Europe ?
J. Delors : Toute sa vie plaide dans ce sens et chaque fois que, dans un Conseil européen, j’ai eu à me battre pour faire passer une avancée, qu’il s’agisse des règlements financiers, des politiques communes, d’assurer que cette Europe ne soit pas simplement celle du marché mais celle de la coopération et de la solidarité, il m’a toujours soutenu ou presque. Et ça n’était pas toujours facile pour lui car cela représentait parfois des concessions importantes de la part de l’Allemagne. C’est pourquoi j’ai pleinement confiance dans l’engagement européen d’H. Kohl.
J.-P. Elkabbach : Les révélations qui viennent d’être faites sur le passé de C. Hernu : vous avez siégé dans le même gouvernement ?
J. Delors : Je suis stupéfait. Je ne savais rien, bien sûr, comme tous les Français. Mais je suis stupéfait et j’attends vraiment qu’on apporte des précisions.
J.-P. Elkabbach : Ça vous semble vraisemblable ?
J. Delors : Pour l’instant non, connaissant le personnage non. Mais que voulez-vous… Je comprends les cris de protestation de tous ses amis, de ceux qui ont collaboré avec lui, et même de ses enfants.
J.-P. Elkabbach : Si c’était vrai, ça serait grave.
J. Delors : Il faudrait savoir de quoi il s’agit, s’il s’agissait de papiers sur la chronique du microcosme ou de vrais secrets d’Etat.
J.-P. Elkabbach : F. Mitterrand l’avait appris en 92, et vous ?
J. Delors : Hier, comme vous.