Interview de M. Jacques Voisin, secrétaire général de la CFTC, et Armel Gourmelon, vice-président de la CFTC, dans "La Vie à défendre" de janvier 1998, sur le bilan du 24è congrès de la Confédération mondiale du travail (CMT).

Prononcé le 1er janvier 1998

Intervenant(s) : 

Circonstance : 24è congrès de la CMT (Confédération mondiale du travail) à Bangkok en novembre 1998

Texte intégral

La Vie à Défendre : Quel bilan dressez-vous du XXIVe congrès de la CMT ?

Jacques Voisin : Globalement positif. Il nous a, en effet, permis de réaffirmer que l’homme est au cœur de l’action affiliées à la CMT et de dénoncer l’économisme ambiant. Le document d’orientation a d’ailleurs été voté à l’unanimité.
Cependant la manière dont s’est déroulée la discussion sur le rapport d’activité après le travail en commission nous a paru plus discutable. Nous nous sommes donc abstenus pour des questions de méthode plus qu’en raison.

La Vie à Défendre : Un des problèmes évoqués dans le rapport d’orientation, concerne l’unité d’action, à l’échelon international, avec la CISL (confédération internationale des syndicats libres). La CTFC est-elle d’accord avec cette approche ?

Jacques Voisin : Nous avons, effectivement, beaucoup parlé de la CISL au cours de ce congrès. Concernant, par exemple, les relations avec les organismes internationales comme l’OMC, l’OCDE, le FMI… Je ne vois pas de qui interdirait une concertation entre la CMT et la CISL, à partir du moment où l’objectif commun des deux organisations est, comme le souligne le rapport d’orientation, « de promouvoir dans le monde un syndicalisme authentique fondé sur le respect mutuel à tous les niveaux. »

La Vie à Défendre : Cela signifie-t-il que nous partageons toutes les options de la CISL ?

Armel Gourmelon : Les relations sont différentes selon les régions. En Amérique latine, par exemple, il y a des frictions fortes entre la CMT et la CISL. L’ORIT – organisation continentale de la CISL – subit l’influence très nette des États-Unis, alors que la CLAT, l’organisation de la CMT sur ce même continent milite pour une intégration latino-américaine et une coopération étroite avec l’Europe ; de ce fait, contrairement à l’ORIT, elle est hostile à l’ALENA (1), considérée comme une machine de guerre américaine. Au mois de février prochain, il doit y avoir une réunion entre l’Union européenne, le MERCOSUR (2) et les organisations syndicales – mais la CISL semble tout faire pour que la CMT soit exclue de cette réunion. Les mêmes divergences apparaissent sur le terrain ; la situation est identique en Afrique.
Globalement, la CISL est implantée dans les pays les plus riches, et fait prévaloir la vision du nord, alors que la CMT est plus active dans les pays pauvres. En d’autres termes, la CMT pratique une forme de subsidiarité favorable au sud, alors que la CISL centralise au profit du nord.

La Vie à Défendre : peut-on parler de néo-colonialisme à propos de la CISL ?

Armel Gourmelon : Mieux vaut parler de paternalisme. La CMT est beaucoup plus novatrice, et elle développe une conception très dynamique, qui privilégie les actions souples sur tous les continents, sans pour autant ignorer les fortes différences qui existent d’un continent à l’autre.

La Vie à Défendre : Comment résumer les rapports entre la CMT et la CISL ?

Armel Gourmelon : Au comité confédéral de la CMT, il y a une force présence de la CSC belge qui a une longue habitude de collaboration très suivie avec les organisations européennes de la CISL comme la CFDT française, le TUC britannique ou le DGB allemand. Il est donc naturel qu’elle souhaite donner à ces contacts un caractère plus formel. Mais la tonalité générale de l’action de la CMT est donnée par des organisations du Sud bien plus réservées sur l’opportunité de nouer des relations étroites avec la CISL. C’est également le cas de la CFTC entre autres.
La CMT est très attachée à son indépendance et rappelle avec force sa préférence pour les valeurs spirituelles et humanistes. Elle estime indispensable de promouvoir ces valeurs face au libéralisme qui nie la personne humaine ; Cela étant, de nombreux sujets nécessitent une concertation avec la CISL et la CES. À plusieurs reprises déjà, les trois organisations ont élaboré des positions communes. Cela doit être poursuivi mais pas au prix d’une confusion à laquelle risque d’aboutir un rapprochement structurel. L’ensemble des organisations qui composent la CMT sont sur la même longueur d’onde : coopérer et rester soi-même.

La Vie à Défendre : On sait que les organisations européennes de la CISL se sont transformées en organisations de la CES. Ne peut-on pas envisager de voir un jour la CES s’élargir à plus d’organisations de la CMT, afin d’éviter l’écueil que représente cette prépondérance de la CISL dans les structures de la CES ?

Armel Gourmelon : Il y a en effet un problème majeur : le seul continent où il n’y a pas de structure propre à la CMT, c’est l’Europe. Certains craignent que la CISL puisse avoir l’impression qu’on s’organise en continentale CMT. La CISL fait valoir qu’elle n’est pas organisée sur le continent européen puisque c’est la CES qui a la vocation de fédérer l’ensemble des organisations européennes. Mais à la CES ; c’est la CISL qui domine !
Au congrès, nous avons donc bataillé ferme pour que la CMT se développe sur le plan européen, en insistant sur la stricte indépendance de notre action : en termes clairs, cela signifie que nous ne demanderons pas l’avis de la CISL pour accueillir à la CMT de nouvelles organisations, qui, de notre point de vue, remplissent toutes les conditions d’une affiliation.

La Vie à Défendre : Quelle forme votre action pourrait-elle prendre ?

Jacques Voisin : Il faut d’abord bien comprendre ce qui se passe actuellement : quand l’exécutif de la CES se réunit. Les organisations de la CMT présentes dans la CES déjeunent ensemble le premier jour pour procéder à un vaste tour d’horizon. À la fin de la réunion de la CES, il y a une nouvelle coordination de la CMT pour évoquer les questions sociales européennes.
Nous souhaitons que ces réunions de coordination se transforment en une structure officielle qui se réunisse en  dehors des réunions de l’exécutif de la CES au moins deux fois par an. Ceci afin de parler des affaires qui nous concernent directement en tant qu’Européens, et pour organiser le développement de la CMT en Europe. Il y a un accord majoritaire sur ce point.
Par ailleurs, plusieurs organisation syndicales européennes, en sont pas affiliées à la CES mais le sont à la CMT et souhaitent pouvoir se rencontrer sur le plan européen. Nous insistons pour que toutes les organisations européennes de la CMT soient affiliées à la CES, sans qu’aucun barrage soit possible. Il faut également qu’elles bénéficient d’un appui actif des organisations CMT déjà présentes à la CES pour intégrer celle-ci.

La Vie à Défendre : Pourquoi cherche-t-ton à faire entrer des organisations comme l’USO dans la CES alors qu’il s’agit de créer une CMT européenne autonome ?

Jacques Voisin : Ce n’est pas la même chose. Tout le monde est d’accord pour considérer que la CES est la structure syndicale européenne qui doit servir d’interlocuteur avec le Parlement européen et la Commission. Mais nous voulons renforcer le pôle CMT à l’intérieur de la CES. Le renforcement de la présence d’organisations CMT dans la CES permettra de favoriser le pluralisme syndical et d’enrichir les débats.

La Vie à Défendre : Depuis le congrès de Bangkok, c’est Fernand Kikongi di Mwinsa, syndicaliste zaïrois qui préside aux destinées de la CMT en remplacement de Willy Peirens. Que peut-on attendre de ce changement ?

Armel Gourmelon : Willy Peirens s’était imposé à l’intérieur de la CMT, c’est un fait incontournable ; Le nouveau président réside au Zaïre, il sera consulté par téléphone, télécopie et Internet, afin d’effacer l’éloignement géographique. La distance peut paraître un inconvénient, mais il faut savoir que le président ne peut pas être du même continent que le secrétaire général. Cette fois, la présidence pouvait revenir à l’Afrique ou à l’Amérique latine, car aucun des deux continents ne l’avait encore exercée. Après le retrait de la candidature de l’Amérique latine, le congrès a élu un Africain. Fernand Kikongi di Mwinsa a de grandes qualités ; il a déjà rempli deux mandats d’administrateur au Bureau international du travail (BIT) : son expérience internationale n’a donc pas à être démontrée ; il représente, par ailleurs, la plus grosse organisation syndicale africaine : la Confédération des syndicats du Congo (CSC), ex-Zaïre.

La Vie à Défendre : Quels sont les grands axes définis par le congrès pour les quatre années à venir ?

Jacques Voisin : La mondialisation de l’économie exige un nouveau « contrat social mondial » qui soit une alternative et un contrepoids à la suprématie absolue du marché. Ce nouveau contrat devra se fonder sur au moins cinq points fondamentaux :

– un développement soutenu et des relations commerciales justes ;
– l’universalisation de la justice sociale, basée sur la garantie et l’égalité d’accès à l’emploi et à la protection sociale ;
– la défense de l’environnement et l’utilisation rationnelle des ressources énergétiques ;
– la reconnaissance, le respect et la coexistence des différentes identités culturelles et spirituelles ;
– l’universalisation des droits de l’homme, des libertés politiques et syndicales.

Armel Gourmelon : Concrètement, nous souhaitons pouvoir nous appuyer sur l’Organisation internationale du travail (OIT) contre la politique menée par la Banque mondiale. Ainsi, l’année prochaine, lors de la réunion de l’OIT, nous travaillerons sur la question du contrat social mondial.
Une autre initiative en cours de réalisation, consiste pour la CMT à s’associer à la marche mondiale des enfants, qui arrivera à Genève au moins de juin prochain. La CFTC s’y implique d’ores et déjà…

Jacques Voisin : Il faut que la CFTC s’associe à cette marche qui passera par la France, au moment où se déroulera la Coupe du monde de football…

Armel Gourmelon : Nous nous préoccupons aussi beaucoup de la question des délocalisations, qui provoquent des dégâts en France, mais aussi dans les pays où les entreprises se délocalisent ; Un exemple : j’ai visité l’année dernière l’entreprise Carena à Abidjan, qui dépend de la construction navale du Havre. Les ouvriers m’ont demandé de leur envoyer la convocation collective de la réparation navale et c’est sur cette base qu’ils ont demandé à négocier avec leur employeur. La réponse de l’employeur ne s’est pas faite attendre : mise à pied de tous les adhérents du syndicat, lock-out, et recours à la sous-traitance pour honorer les commandes. L’affaire est remontée à l’OIT, mais sans résultat. Les revendications des salariés de Carena n’étaient pas démesurées : ils demandaient à recevoir le dixième de ce que touche un salarié français de ce secteur d’activité.
Cet exemple est important car, en France, beaucoup pensent que la question des salaires en Afrique ne les concerne pas. Or l’augmentation des salaires au sud permettrait d’éviter les délocalisations. Les entreprises mettent les salariés en concurrence d’un bout à l’autre du monde. Il faut éviter ce nivellement par le bas. Seule, une organisation syndicale internationale forte et cohérente peut faire contrepoids à ces pratiques.

(1) ALENA : accord de libre-échange passé entre les États-Unis, le Canada et le Mexique.
(2) MERCOSUR : union économique qui comprend le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et la Chili.