Article de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, dans "Le Figaro" du 23 octobre 1996, sur les conditions du passage à la monnaie unique, la gestion de l'euro et le pacte de stabilité monétaire, intitulé "la démocratie mise en congé".

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Le peuple français avait été consulté sur le traité de Maastricht ; c'est un autre texte qui est proposé pour régir l'unification monétaire.

Après avoir renoncé à sa souveraineté monétaire, la France s'apprête-t-elle à renoncer à sa souveraineté budgétaire ? La question est désormais clairement posée, après que le Conseil des ministres des Finances de Dublin eut arrêté les principes du « pacte de stabilité monétaire » qui régirait l'attitude des pays ayant institué la monnaie unique en 1999.

Loin d'annoncer l'ère de prospérité si souvent promise, l'avènement de la monnaie unique ouvrirait une période d'austérité budgétaire durable. Qu'on en juge : le pacte de stabilité monétaire perpétuera, en le renforçant, l'un des plus néfastes critères de convergence, la limitation à 3 % du PIB de l'ensemble des déficits publics, et cela à perpétuité.

Deux innovations le rendraient encore plus contondant : le seuil de 3 % deviendrait un plafond, et un système d'amende et de comparution des États coupables devant un tribunal de la normalité budgétaire est envisagé. En cas de dépassement du plafond de 3 %, les gouvernements devront présenter un plan correcteur dans les neuf mois, et des pénalités pouvant atteindre 0,5 % du PIB national devront être versées à la Banque de Francfort (si ce régime prévalait dès maintenant, la France devrait verser 15 milliards de francs).

La maîtrise du budget

De dérive en dérive, une mécanique aveugle déroule son ressort, loin du débat public et loin des citoyens. Sans aucun fondement juridique, la France s'apprête à confier la tutelle budgétaire du pays à la Commission de Bruxelles et à la Banque centrale de Francfort. Le Parlement se trouverait dessaisi, après la politique monétaire, de la maîtrise du budget, et les représentants élus des citoyens devraient céder ce qui leur reste de pouvoir à des institutions non élues, qui en réalité donnent un visage aux marchés financiers.

Il est clair que cette orientation de politique économique est aux antipodes des besoins de la France. Le taux de chômage élevé, la démographie, la désindustrialisation, la montée de l'extrême droite et la crise de la démocratie qui en résultent commandent de stimuler l'Investissement, de pratiquer une politique active de change, de conquérir les marges de manœuvre indispensables à une action énergique pour l'emploi.

Pour cela, l'arme budgétaire comme l'arme monétaire sont utiles. On ne peut pas renoncer, en cas de besoin, au rôle contracyclique des finances publiques. C'est le chemin inverse qui nous est proposé. D'ailleurs, les programmes de grands travaux qu'avait envisagés l'Union, à la suite du Livre blanc rendu public par Jacques Delors, est désormais clairement abandonné, avec l'accord de M. Arthuis : on ne peut servir deux maîtres à la fois, la croissance et le monétarisme. Dans ce contexte, les propos euphoriques du premier ministre français, annonçant des lendemains qui chantent, ne peuvent pas faire illusion.

D'autant plus qu'un point important, à savoir le rapport entre l'euro et le dollar, n'est pas vraiment traité. L'accrochage du franc à la monnaie la plus surévaluée du monde, le deutschemark (30 % par rapport au dollar), est mortifère, multiplie les handicaps pour notre industrie, pousse aux délocalisations, comme les exemples de Moulinex ou de la chaussure nous le rappelaient récemment...

Nous sommes là très loin du contenu du traité de Maastricht, tel qu'il avait été soumis à référendum. La monnaie unique ne réunira pas l'ensemble des pays de l'Union ; chacun, après l'avoir nié, en convient désormais. L'adoption du pacte de stabilité budgétaire est une mesure de refoulement prise à l'encontre des pays du sud de l'Europe.

Au lieu de ménager l'entrée possible de l'Italie et de l'Espagne, le Conseil de Dublin leur a fermement verrouillé les portes. Déjà, le respect des critères de convergence et du calendrier réduisait à quelques-uns le nombre des États capables d'instituer entre eux une monnaie unique. Le pacte de stabilité interdit au Portugal, à l'Espagne, à l'Italie, à la Grèce, à l'Irlande, l'entrée en 1999 lorsqu'on y ajoute le Danemark et la Grande-Bretagne, qui ont choisi de ne pas y prendre part, on mesure la réalité de la « monnaie unique européenne » : une fusion franc-mark, avec la participation possible du Benelux et de l'Autriche.

C'est si vrai que le même Conseil de Dublin a arrêté les modalités de la division monétaire de l'Europe entre la « zone euro » et le reste de l'Union. Les vues allemandes l'ont, en ce domaine, emporté sans conteste. L'euro, pour être le digne héritier du deutschemark, doit amener les pays qui l'adopteront à une rigueur à perpétuité, et écarter de lui tous les autres États qui ne pourraient que porter atteinte à sa crédibilité.

La souveraineté menacée

Observons d'ailleurs que la création d'un SME bis, pour les pays de l'Union exclus de la zone euro, laissera place aux dévaluations compétitives, par les marges de fluctuation autorisées (30 %) et par les procédures de changement de parité prévues entre l'euro et les monnaies restées nationales. Ainsi, la France sera toujours à la merci des politiques de change de certains de ses voisins. Elle sera de ce fait amenée à renforcer la rigueur chez elle… et à supprimer davantage encore d'emplois.

Ce n'est assurément pas ce qu'ont choisi les Français en ratifiant, d'une très courte majorité, le traité de Maastricht.

La démocratie est aujourd'hui mise en congé. Le destin des citoyens est arrêté sans eux, sans mandat, sans contrôle. Ceux qui ligotent le pays dans les coulisses des sommets européens ne devront pas s'étonner lorsque le peuple se réveillera et découvrira qu'on lui a volé son avenir à son insu.

Le peuple français avait été consulté sur un traité ; sans aucun fondement juridique ni politique, c'est un autre texte qui est proposé pour régir l'unification monétaire. Les Français avaient, d'une courte tête, adopté un traité pour la monnaie unique en Europe. On voudrait leur imposer aujourd'hui une fusion franc-mark, c'est-à-dire la fin de la souveraineté monétaire, la mise en tutelle budgétaire et l'austérité perpétuelle.

C'est la République française, en tant qu'État souverain, dont l'extinction paraît ainsi programmée. Un pays qui perd sa monnaie au profit d'un pays plus puissant abdique sa souveraineté, quels que soient les paravents juridiques qui viseront à dissimuler la chose. Or, s'il y a un enseignement du général de Gaulle qui reste valable, c'est que la souveraineté nationale et la démocratie sont une seule et même chose. Sur un sujet aussi grave, le moins qu'on puisse exiger est la consultation du peuple.

Les habiles, qui croient pouvoir mener à l'aveuglette les citoyens, de tromperie en tromperie, persuadés de connaître mieux qu'eux leur intérêt, se préparent à des réveils cuisants. Il est temps de désamorcer cette bombe à retardement que les deux sommets de Dublin viennent d'armer. La consultation du Parlement allemand, avant tout passage à la monnaie unique, a été exigée par le tribunal constitutionnel de Karisruhe, pressentant avec sagesse que le texte du traité de Maastricht n'était qu'un commencement.

La République et la démocratie ne peuvent être bafouées impunément. Les risques en seraient immenses. C'est pourquoi le peuple français doit être consulté par référendum avant tout passage à la monnaie unique, dès lors que les conditions proposées aujourd'hui n'ont plus rien à voir avec le traité qu'il avait ratifié.