Interviews de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, à RMC le 21 octobre 1996, "Libération" le 22, France-Inter le 24, "La Croix" le 26, France 3 le 27 et RTL le 28, sur l'élection partielle de Gardanne et le congrès de son mouvement à Saint-Nazaire.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Election législative partielle à Gardanne les 13 et 20 octobre 1996. Congrès du Mouvement des citoyens à Saint-Nazaire du 25 au 27

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Texte intégral

Date : 21 octobre 1996
Source : RMC / Édition du matin

P. Lapousterle : Je suppose que vous êtes satisfait ce matin, Monsieur Chevènement. A Gardanne, le candidat communiste, que vous avez soutenu dès le premier tour, est devenu député à l'Assemblée nationale. Est-ce qu'à votre avis, c'est une élection particulière ou bien, au contraire, qu'elle comporte des enseignements d'ordre général ?

J.-P. Chevènement : Naturellement, toute élection est particulière.

P. Lapousterle : Mais celle-là plus que d'autres ?

J.-P. Chevènement : Non, je ne le pense pas. Au contraire, je pense que, certes, la personnalité de R. Meï, qui est un homme enraciné et un humaniste, a compté, mais je crois que cette élection a une portée politique nationale évidente. Évidente, pour tous ceux qui ont participé à la campagne du premier tour qui a été décisive. Et j'ai eu le sentiment, moi qui ai participé au meeting de Gardanne le 9 octobre - où il y avait plus de 1 000 personnes pour soutenir R. Meï, avec R. Hue, moi-même et quelques représentants locaux de diverses sensibilités - j'ai eu le sentiment donc, qu'un moteur s'était allumé, qu'une dynamique nouvelle s'était créée, qu'une alternative républicaine et progressiste apparaissait, enfin, dans un paysage bouché. La France est en crise, chacun le reconnaît. Mais comment en sortir, où est le débouché politique ? Voilà la question fondamentale. Et c'est à cette question, me semble-t-il, que les électeurs, à leur manière, ont apporté leur réponse à Gardanne, en tenant compte de tous les aspects particuliers de la circonscription.

P. Lapousterle : Vous avez le sentiment d'avoir aidé la gauche en faisant battre Monsieur Kouchner ?

J.-P. Chevènement : Il me semble que j'ai aidé une vraie gauche, une gauche républicaine à s'affirmer dès le premier tour. La présence à mes côtés d'E. Charles-Roux, la veuve de G. Defferre, le relais du Provençal, la présence de nombreux élus socialistes, ont témoigné dès le 9 octobre, c'est-à-dire quelques jours avant le premier tour, de ce qu'une partie importante de l'électorat socialiste et républicain allait voter Meï dès le premier tour. Et je pense qu'on n'a pas intérêt à l'oublier, on n'a pas intérêt à ne voir dans cette élection qu'un test local.

P. Lapousterle : Vos relations avec le PS s'enveniment, si je comprends bien Monsieur Chevènement ?

J.-P. Chevènement : Pas le moins du monde. Je vous rappelle que B. Kouchner n'était pas un candidat socialiste.

P. Lapousterle : Il était soutenu.

J.-P. Chevènement : Il était soutenu mais il avait demandé à être soutenu, il n'avait pas demandé le soutien du Mouvement des citoyens qui est un parti qui se détermine librement. Et je crois que la défaite de B. Kouchner n’est pas, comme on le dit, la défaite d’un parachuté mais elle est la défaite d’une ligne politique, et la défaite d’un certain establishment maastrichien. Et même très médiatisé l’un de ces candidats qui occupent aujourd’hui le plus de place sur la scène médiatique, ne passe plus. C’est cela qui est intéressant.

P. Lapousterle : Et quand Monsieur Kouchner dit que « c’est le populisme qui a triomphé et que c’est le dégoût des politiques qui a été le facteur principal du vote » ?

J.-P. Chevènement : Non, c'est le dégoût de la même politique suivie par tant de gouvernements successifs depuis, on peut le dire, une bonne quinzaine d'années. Non, je crois que ce qui a été battu c'est la politique de Juppé d'abord, on le voit dans le score de Fabre-Aubrespy : dès le premier tour, à peine 16 %. Et puis c'est un PS qui n'a pas assez changé, et qui doit présenter aux Français autre chose qu'une perspective d'alternance pure et simple, pour faire la même politique ; en définitive, reposant sur les mêmes postulats : la monnaie unique, toutes les contraintes qu’elle implique, l’absence de liberté réelle de la France pour faire autre chose.

P. Lapousterle : Monsieur Jospin ne va pas assez loin dans son programme ?

J.-P. Chevènement : Je pense que L. Jospin, dont je viens de lire l'entretien dans Le Nouvel Observateur, ressent la nécessité d'être plus audacieux, je l'y encourage.

P. Lapousterle : Vous avez parlé de Monsieur Juppé à l'instant : il recueille 21 % d'opinions favorables. Est-ce que ça pose un problème politique à votre avis, ou bien est-ce que, comme le disait R. Barre samedi, « il faut continuer la politique que l'on croit bonne, quelle que soit la hauteur des sondages » ?

J.-P. Chevènement : Nous avons un gouvernement qui est sourd et aveugle, qui ne se rend pas compte que sa politique porte la misère, accroît la fracture sociale, il s'entête, il persévère. Alors bien évidemment, au plan institutionnel, je ne conteste pas le droit de Monsieur Juppé, de Monsieur Chirac de poursuivre cette politique. Ils le peuvent tant qu'ils ont à l'Assemblée nationale une majorité de godillots. Ce sont les institutions de la Ve République. Ils feraient mieux de réfléchir et de se poser la question de savoir où va la France. Il est clair que le jour où le franc disparaitra, la liberté de la France disparaîtra aussi.

P. Lapousterle : Votre opinion, en tant qu'ancien ministre de la défense, sur ce qu'a dit Monsieur Millon hier, les précisions apportées sur le Rendez-vous citoyen : cinq jours obligatoires pour tout le monde bientôt, garçons et filles, un point général sur la santé de chacun, l'instruction civique. Ça vous paraît ce qu'il faut pour remplacer le service militaire ?

J.-P. Chevènement : On supprime le service militaire, on maintient le Conseil de révision. C'est quand même assez curieux pour prendre une juste appréciation de la santé des jeunes Français. Il conviendrait peut-être de renforcer les services de l'hygiène scolaire. De même que pour leur apprendre quelques rudiments de ce que sont la République, il suffirait de renforcer un peu les programmes d'éducation civique, au lieu de réduire de moitié l'horaire, comme vient de le faire Monsieur Bayrou. Je pense que cette éducation civique que j'avais réintroduite dans les programmes de l'école et du collège, il faudrait la muscler au lieu de l'affaiblir ou de la dissoudre dans toutes les matières. Ce qui est une façon de l’expulser.

P. Lapousterle : Je voudrais votre sentiment sur un secteur qui concernera un millions d’emplois en France, donc c’est absolument considérable, c’est le rachat de Thomson par Matra qui a été décidé par le Président de la République. Est-ce une chose indispensable pour que la France puisse, dans le monde, être à sa place d’un point de vue économique ?

J.-P. Chevènement : Je veux faire deux observations : premièrement, le Mouvement des citoyens est hostile évidemment à la privatisation de l'industrie de défense qui a un caractère hautement stratégique. Par ailleurs, cette privatisation a abouti à livrer Thomson multimédias, c'est-à-dire une industrie très importante - celle des téléviseurs, des magnétoscopes -, à une entreprise coréenne sur les ressources de laquelle on peut s'interroger. Car le succès de Daewoo est très largement lié aux très bas coûts salariaux pratiqués dans les usines de ce groupe coréen. Qu'est-ce que ce groupe coréen peut apporter à la France et à l'industrie française au plan du financement, de la recherche ? Je m'interroge beaucoup. Enfin, sur l'avenir de nos industries de défense, je crois qu'il y a un devoir de vigilance qui s'impose de la part de tous ceux qui sont chargés de défendre l'intérêt du pays, l'intérêt national. Pour ma part, j'entends l'exercer à ma place, comme parlementaire, et j'espère ne pas être le seul.


Date : 22 octobre 1996
Source : Libération

Libération : À Gardanne, une coalition s’est constituée à la gauche du PS. Pensez-vous qu’un tel regroupement est porteur d’avenir ?

Roger Meï : L’élection de Gardanne ne peut être réduite à la dimension d’une élection cantonale. Elle revêt une importance politique majeure. Pour la première fois, au premier tour, est apparue une alternative progressiste et républicaine à la politique actuelle et plus généralement à la politique de tous les gouvernements maastrichtiens. C’est l’électorat de gauche anti-Maastricht qui s’est mobilisé.

Libération : L’expérience d’une coalition de la « petite gauche » ou d’un « pôle de radicalité » est-elle reproductible ?

Roger Meï : Il n’y a pas de « petite gauche » parce qu’il n’y a pas de « grande gauche ». Plutôt que de « pôle de radicalité », je parlerais plus volontiers d’alternative républicaine et progressiste. Gardanne peut être un laboratoire de ce qui peut se passer ailleurs si la gauche se révèle capable d’offrir un projet d’alternative véritable. Les Français attendent un débouché politique aux luttes sociales. Le grand mouvement de novembre-décembre 1995 a piétiné jusqu’à présent parce qu’il n’en a pas trouvé. De ce point de vue, la mobilisation, dès le premier tour, à l’appel du MDC, d’une part importante de l’électorat socialiste et républicain en faveur de Roger Meï laisse entrevoir une telle perspective. Ce mouvement n’est pas forcément dirigé contre le parti socialiste, sauf si celui-ci ne bouge pas d’ici à 1998. Je crois que la situation de Gardanne est reproductible, même si elle ne prévaudra pas dans toutes les circonscriptions. L’alternative républicaine et progressiste ne se constituera pas seulement autour du PCF. Elle inclut plusieurs composantes.

Libération : La dimension anti-maastrichtienne du vote a-t-elle été importante ?

Roger Meï : Elle a été essentielle, car les électeurs font de plus en plus le lien entre la montée du chômage, les attaques contre le service public, l’explosion des inégalités d’une part, et les contraintes de Maastricht d’autre part. Ils rejettent l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule politique possible, celle de Juppé aujourd’hui, comme hier celle de Balladur, ou, avant-hier, celle des gouvernements sociaux-libéraux. Gardanne n’a pas été la défaite des partis de gouvernement mais celle d’une politique. Fabre-Aubrespy a payé pour Juppé. Quant à Bernard Kouchner, son échec n’est pas dû à son parachutage mais à son message, caricaturalement maastrichtien et décalé par rapport aux aspirations de l’électorat.

Libération : Lionel Jospin reste attaché à la monnaie unique…

Roger Meï : J’observe quand même quelques frémissements de sa part. Lionel Jospin rappelle dans le Nouvel Observateur qu'il n'a jamais été un enthousiaste du traité de Maastricht. Il craint que l'hostilité à Maastricht devienne une hostilité à l’Europe. Moi aussi. Mais je connais le poids des mots et celui des réalités, surtout quand on est au gouvernement... Est-ce que le courage sera au rendez-vous en 1998 ? La meilleure manière de ne pas avoir de mauvaise surprise, c'est d'avoir un débat sérieux, solide, argumenté et qu'au Parlement il y ait une majorité consciente et surtout plurielle.

Libération : Face au peu d’enthousiasme suscité par la gauche, le FN ne risque-t-il pas de ramasser la mise ?

Roger Meï : Le FN n'est monté aussi haut que parce que les gouvernements successifs ont laissé exploser le chômage depuis vingt ans et lui ont abandonné le terrain de la nation, en laissant dépérir le riche héritage de la République. Notre pays ne sait plus où il va. Le Pen, à certains égards, est le produit du reniement de la République par nos « élites ». C'est ce que Bernard Kouchner s'obstine à ne pas comprendre (1). II n'a rien appris et rien oublié. Il a encore beaucoup à apprendre. Je suis naturellement à sa disposition pour en parler amicalement...

Libération : Aujourd'hui, vous semblez avoir abandonné toute idée de rapprochement avec « les républicains de la majorité » ?

Roger Meï : Les républicains de l'autre rive ont eux-mêmes mis une sourdine à leurs affirmations. Je le constate sans m'en réjouir. Pour autant, ils n’en existent pas moins. Il y a des sensibilités qui, sur bien des sujets, restent proches de la nôtre. Je pense notamment ou courant que représente Philippe Séguin. Ce qui est important aujourd'hui, c'est de faire mûrir la conscience à gauche, de sorte que l'idée républicaine, si souvent galvaudée, reprenne son sens.

Libération : Sous quel signe entendez-vous placer votre congrès de Saint-Nazaire ?

Roger Meï : L’idée d'un référendum sur la monnaie unique sera sans doute au cœur de nos travaux, Jacques Chirac en a avancé l'idée durant la campagne présidentielle. Il peut passer maintenant à l'acte, car, dans le rapport de forces que nous connaissons, la disparition du franc au profit d'un mark bis serait aussi la disparition de la République française. Nous proposons de mettre en avant des priorités claires : l'emploi, la défense et la promotion du service public, le refus de l'apartheid Nord-Sud, la création d'une grande Europe ouverte vers l'Est, où la France jouera tout son rôle.

(1) Lire Libération du lundi 11 octobre.


Date : jeudi 24 octobre 1996
Source : France Inter / Édition du matin

L. Jolly : J. Chirac est aujourd'hui en Jordanie. On a vu les images de sa visite dans la Vieille ville de Jérusalem. Il a été hier le premier chef d'État à prendre la parole devant le conseil législatif palestinien, recommandant aux Palestiniens de rester fermes sur les principes des négociations de paix. Est-ce une attitude courageuse du chef d'État ?

J.-P. Chevènement : C'est une attitude courageuse. C'est d'ailleurs la politique traditionnelle de la France dans cette région du monde que d'affirmer le droit de chaque peuple à vivre libre dans la sécurité. Cela vaut pour Israël comme pour la Palestine. Mais je crois que c'est la seule voie juste. C'est la seule voie qui autorise un espoir de paix durable dans cette région du monde très difficile, très compliquée. La tâche de J. Chirac est particulièrement difficile, compte tenu de l'orientation du gouvernement israélien qui ne semble pas décidé à appliquer les accords d'Oslo - c'est une litote ! Elle est difficile aussi parce que la France a subi, dans cette région du monde, une éclipse profonde après la guerre du Golfe où elle s'est alignée sur la politique des États-Unis, qui est une politique partiale.

L. Jolly : On a quand même le sentiment que l'attitude de J. Chirac est une attitude pro-arabe. Est-ce que ça ne lui interdit pas aujourd'hui toute intervention, toute médiation, toute association à ces pourparlers de paix ? Peut-on être pro-arabe et pro-israélien ?

J.-P. Chevènement : Pro-arabe ou pro-israélien : il faut être pour la justice, il faut travailler pour la paix. Le fait de dire que, quand il y a deux peuples, il faut mettre une frontière et créer deux États n'est pas la manifestation qu'on est pro-arabe et anti-israélien. Je pense qu'il faut rompre avec cette vision dépassée du monde selon laquelle c'est Dieu lui-même qui aurait tracé les frontières d'Israël ! C'est une conception - je ne dis pas intégriste, parce que M. Nétanyahou n'est pas un juif religieux - mais c'est une conception qui témoigne d'un nationalisme totalement dépassé. Ses racines sont bibliques, si on peut dire, mais je crois qu'il ne faudrait pas prendre la Bible au pied de la lettre, sinon l'humanité n'aurait que 4 500 ans.

L. Jolly : Le cavalier seul de J. Chirac dans cette partie du monde, sans soutien européen, sans soutien anglais, sans soutien allemand, est-ce que ça peut lui permettre de rivaliser avec les Américains ?

J.-P. Chevènement : On voit bien là que seule la France peut avoir une politique claire et que nous devons tenir plus qu'à la prunelle de nos yeux à l'indépendance nationale. En effet, dans cette affaire, la Grande-Bretagne, l'Allemagne nous désapprouvent à l'évidence, parce que ces pays sont alignés sur l'Amérique. Le seul soutien que nous ayons reçu est celui de l'Italie qui, pour des raisons géographiques, parce que l'Italie est tout entière dans la Méditerranée, a des intérêts à préserver. N'oublions pas que les Arabes sont nos voisins. Ils sont 200 millions. C'est un peuple qui a des richesses considérables. Je ne parle pas seulement du pétrole mais des richesses humaines : nous avons tissé des liens historiques étroits depuis que Napoléon Bonaparte est allé en Egypte. Nos relations n'ont pas toujours été faciles mais il y a toujours eu un attrait mutuel, des relations humaines. C'est cela qui compte. Nous devons considérer qu'il y a des hommes des deux côtés de la Méditerranée. C'est cela qui est important. Il n'y a pas d'un côté les développés et de l'autre, des gens qu'on pourrait traiter comme s'ils étaient des insectes.

L. Jolly : J. Chirac a défendu hier la résolution « pétrole contre nourriture en Irak ». On se souvient de vos positions sur la guerre du Golfe par rapport à l'Irak. En gros, vous approuvez la diplomatie française menée par J. Chirac ?

J.-P. Chevènement : J'approuve la diplomatie française quand elle est conforme aux intérêts de la France. En l'occurrence, c'est évidemment le cas. On ne peut pas maintenir sur l'Irak un embargo vraiment criminel qui prend en otage un peuple tout entier et qui a fait plus de 500 000 morts parmi les enfants, selon un rapport de l'ONU. C'est absolument insupportable. Par conséquent, il faut appliquer la résolution 986. Ceux qui ont porté des jugements à la légère au moment de la guerre du Golfe voient notamment à l'occasion des événements du Kurdistan, à quel point la définition des buts de guerre par les États-Unis était insuffisante, puisqu'ils ont attisé l'intégrisme dans tout le monde arabo-musulman, parce qu'ils ont créé une situation instable dans la région, déstabilisé leurs alliés - je pense à la Turquie et même à l'Arabie Saoudite. Naturellement, ils ont évincé la France. Mais ce n'est qu'un aspect de la question : quand on parle de politique arabe de la France, je voudrais qu'on ne donne pas à cette politique un contenu essentiellement mercantile, comme cela a été le cas dans un passé que j'ai bien connu tout au long des années 70 et 80. Moi, je me fais une autre idée de la politique de la France.

L. Jolly : Revenons au franco-français : A. Juppé est au plus bas dans les sondages ; il a tenté hier d'expliquer une nouvelle fois sa politique sur France 3. Quand on est dans cette position, doit-on démissionner ou doit-on continuer à expliquer qu'on fait confiance aux Français, même s'ils ne vous font pas confiance ?

J.-P. Chevènement : Je respecte les institutions. Le gouvernement est ce qu'il est : il est sourd et aveugle. C'est A. Juppé qui dit : « Les Français sont autistes et ce n'est pas une raison suffisante pour renoncer à leur parler ». Alors, d'abord, merci pour l'autisme ! Je pense qu'en réalité, contrairement à ce qu'il croit peut-être lui-même et à ce que disent les partisans de la seule politique économique possible, Monsieur Juppé n'a pas seulement un problème de communication - c'est une vision un peu réductrice -, c'est sa ligne politique qui est en cause, une ligne politique qui enfonce la France dans une crise sans précédent, avec un chômage, des inégalités qui explosent. Derrière cette politique, il y a le transfert de tous les pouvoirs, loin des citoyens, à des centres de décision qui se situent à Bruxelles, Luxembourg, Francfort, Washington. C'est le transfert du pouvoir monétaire à la banque de Francfort. C'est le transfert du pouvoir budgétaire. On a entendu parler de pacte de stabilité qui nous enferme dans des contraintes extrêmement étroites à perpétuité, qui se traduit évidemment par une politique de rigueur, de démantèlement des services publics. C'est la dérégulation venue de Bruxelles.

L. Jolly : Aujourd'hui, le PS met en cause les conditions de la cession de Thomson et demande une commission d'enquête. Vous associez-vous à cette démarche ?

J.-P. Chevènement : Tout à fait. Je considère qu'il faut suivre les règles. La commission de privatisation n'a pas été saisie. Ce n'est pas au gouvernement de décider au doigt mouillé, en fonction de considérations personnelles, que Thomson doit être partagé, que Thomson Multimédia - qui était quand même le numéro deux mondial dans l'industrie des téléviseurs et des magnétoscopes - peut être donné pour une bouchée de pain au groupe coréen Daewoo. Je n'ai rien contre la Corée, bien au contraire. Remettre Thomson CSF, qui est un des premiers de l'électronique militaire professionnelle mondiale, à M. Lagardère et à son fils Arnaud, c'est quelque chose qui est du jamais vu depuis 1792, depuis le partage des biens nationaux, qui est quand même l'acte de naissance de la bourgeoisie française.

L. Jolly : Vous tenez votre congrès à Saint-Nazaire. Vous venez d'emboîter le pas au PS à propos de Thomson. Sera-ce le cas sur tous les sujets ? Le Mouvement des citoyens va-t-il jouer l'union de la gauche ?

J.-P. Chevènement : Le Mouvement des citoyens veut préparer une victoire qui en soit une. Il veut préparer une alternative républicaine et progressiste. Nous ne voulons pas de l'alternance sans alternative. Nous constatons que le PS est loin d'avoir rompu avec les orientations qui l'ont conduit à la catastrophe électorale en 1993, mais qui ont plongé la France dans le chômage de masse : il reste toujours sur la ligne de la monnaie unique, sur la ligne de Maastricht, etc. Par conséquent, notre rôle est d'exercer une pression, par tous les moyens dont nous disposons, pour que le PS revienne dans le droit chemin. Maintenant, cela passe par la création d'un concours de forces, d'une conjonction de forces comme il peut s'en produire. Regardez ce qui s'est passé à l'élection de Gardanne. Je ne dis pas que c'est reproductible - en tout cas, pas sous la même forme - mais il est intéressant de voir que l'aspiration au changement des Français peut trouver aujourd'hui un débouché politique, que le mouvement social de novembre-décembre 1995 cherche à se traduire politiquement. Il ne le pouvait pas, compte tenu de la formidable inertie des structures traditionnelles. Le Mouvement des citoyens existe pour offrir une perspective nouvelle.


Date : 26 octobre 1996
Source : La Croix

La Croix : Quel est aujourd’hui l’espace politique pour le Mouvement des citoyens (MDC) coincé entre un PS redevenu hégémonique à gauche et un PC qui s’ouvre au pluralisme ?

J.-P. Chevènement : Notre pays vit une crise profonde avec près de 6 millions de chômeurs réels. Le PS n'est pas redevenu hégémonique : il ne suffit pas qu’il accorde son soutien à un candidat pour que celui-ci soit automatiquement élu. Cela a été une erreur de la part de Bernard Kouchner (battu à la législative partielle de Gardanne, NDLR) que de le croire.

Quant au PCF, Robert Hue essaie - je crois avec succès - de le réintégrer dans l'espace républicain normal. Il faut dialoguer avec le parti communiste. À Gardanne, le MDC a joué un rôle important pour apporter à Roger Meï (PC), dès le premier tour, des milliers de voix socialistes et républicaines. On a senti durant cette campagne que le moteur de l'espérance s'est rallumé, qu'une alternative républicaine et progressiste était en train de prendre forme.

La Croix : Vous avez été contredit par Roger Meï qui a reconnu qu'il n'avait pas été question de Maastricht durant la campagne...

J.-P. Chevènement : Il est exact que les critères de convergence ou le pacte de stabilité n'ont pas été évoqués durant la campagne. Mais le débat a porté sur le chômage, sur les attaques contre le service public du fait de la déréglementation de Bruxelles, sur les directives de la CEE, et sur les contraintes budgétaires. Bref, on a parlé de Maastricht comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir.

La Croix : N’y-a-t-il pas une tentation gauchiste de votre part et de la part des refondateurs communistes qui parlent, eux, d'un « pôle de radicalité » ?

J.-P. Chevènement : Pas le moins du monde en ce qui me concerne ! Quant à l'expression employée par Guy Hermier, elle fait plutôt référence à une sorte de mouvement social spontanéiste qu'à une stratégie mûrement pensée. Nous, au contraire, nous nous situons du point de vue de la responsabilité et nous voulons offrir à notre pays une autre option, en rupture avec l'orientation catastrophique de toutes les politiques de tous les gouvernements successifs qui ont affirmé la nécessité d'un franc fort au nom de la monnaie unique. Notre dessein est totalement différent c'est de construire une alternative républicaine dans laquelle peuvent se reconnaître non seulement des communistes, des socialistes, des hommes et des femmes de gauche, mais aussi des républicains de progrès, il y en a beaucoup.

La Croix : Et le PS ?

J.-P. Chevènement : Le PS est prisonnier des choix qu'il a faits pendant les quinze ou vingt dernières années. Il ne peut pas en sortir. Lionel Jospin réclame le droit à l'inventaire, mais il ne peut pas réellement l'exercer.

La Croix : Vous n'imaginez pas de vous retrouver un jour avec vos anciens camarades socialistes au sein d'un PS rénové ?

J.-P. Chevènement : Il faut bien entendu que le PS évolue, dans la perspective des élections législatives de 1998. Ensuite, c'est l'action qui seule pourra faire bouger les lignes.

La Croix : Lors du congrès du MDC à Saint-Nazaire, vous allez réclamer un référendum sur la monnaie unique. Quelle serait exactement la question à poser aux Français ?

J.-P. Chevènement : Peu importe la question, le peuple trouvera la réponse ! (Rires.)


Date : dimanche 27 octobre 1996
Source : France 3 / Édition du soir

G. Leclerc : Est-ce que les Français comprennent bien votre créneau politique entre les socialistes d'un côté et le parti communiste ?

J.-P. Chevènement : Oh, c'est plus compliqué que ça, et c'est plus simple à la fois. Il s'agit de faire une autre politique que celle que fait le gouvernement de droite, mais aussi qu'ont fait d'autres gouvernements qui l'ont précédé. Il s'agit d'offrir au pays une véritable alternative républicaine, progressiste, de façon à offrir un vrai débouché politique au mouvement social.

G. Leclerc : Justement, vous aviez soutenu le maire de Gardanne qui a été élu député, il y a quelques semaines, et non pas B. Kouchner. C'est ça votre ligne politique ?

J.-P. Chevènement : Eh bien, ça peut évidemment être cela dans une circonscription, et ça peut être autre chose dans une autre. Et l'alternative républicaine que nous voulons offrir aux Français, c'est une autre ligne politique. Pour changer la politique en France, il faut changer l'orientation européenne. Les Français comprennent aujourd'hui que c'est l'application du traité de Maastricht qui fait exploser le chômage.

G. Leclerc : Comment expliquez-vous que tous les pays européens, manifestement, aujourd'hui, font des efforts pour parvenir à la monnaie unique ?

J.-P. Chevènement : Ils font des efforts, ça veut dire qu'ils font des plans de déflation et que ça aboutit à un gonflement du chômage alors que l'Europe est déjà, des trois grandes zones du monde industrialisé, la zone la plus touchée. C'est absurde. Il faut sortir de ce mécanisme. Nous proposons qu'il y ait un référendum sur la monnaie unique.

G. Leclerc : Donc avant 99 ?

J.-P. Chevènement : Oui. Les Français comprennent qu'on a enlevé, que les gouvernements se sont dessaisis plutôt de tous les leviers de commande en matière monétaire, budgétaire, réglementaire. On vient de le voir. Par exemple : Air Inter, dont les lignes sont écrémées par la concurrence décrétée par la Commission européenne doit se concentrer sur les lignes les plus rentables.

G. Leclerc : C'est tout de même la concurrence. Il est difficile de fermer les frontières, tout de même.

J.-P. Chevènement : Pourquoi ? Mais il y a aussi les exigences de l'aménagement du territoire. Les gens de Perpignan, de Toulon, ils ont aussi besoin d'être desservis. Cette conception de la concurrence est devenue totalitaire. Il faut quand même faire prévaloir un certain nombre d'intérêts, et je crois que la puissance publique a un certain rôle pour préserver un minimum de cohésion sociale, de justice pour préparer l'avenir.

G. Leclerc : Ça vous réjouit quand vous voyez de plus en plus d'eurosceptiques en ce moment au sein du parti socialiste ?

J.-P. Chevènement : Oui, effectivement. Il y a des gens qui s'interrogent aujourd'hui. On le sait, plus de 60 % des Français voteraient contre Maastricht si on les interrogeait à nouveau. Mais nous, nous voulons faire des propositions : un pacte de croissance, une monnaie commune laissant subsister les monnaies nationales.

G. Leclerc : Vous présenterez des candidats du Mouvement des citoyens en 98 ?

J.-P. Chevènement : Oui, nous avons déjà désigné 191 candidats ou pré-candidats, mais nous allons engager des négociations avec nos partenaires qui doivent naturellement faire sa place à la gauche républicaine, que nous représentons.


Date : lundi 28 octobre 1996
Source : RTL / Édition du matin

M. Cotta : Une question sur la Corse, pour commencer : trois attentats cette nuit, des mitraillages de commissariats, des tirs de roquettes même. Que faut-il faire en Corse ?

J.-P. Chevènement : D'abord, il faut condamner. Plus généralement, je dirais qu'il n'y a pas de problème corse.

M. Cotta : C'est original.

J.-P. Chevènement : Il y a un problème de la République. La République ne sait pas ce qu'elle veut, on oublie même qu'elle est fondée sur l'existence d'un peuple souverain, le peuple français, un peuple qui s'est défini non pas par l'ethnie, la langue ou telle ou telle conviction mais par la citoyenneté, un peuple de citoyens. C'est la raison pour laquelle on a voulu reconnaître, il y a sept ou huit ans, « un peuple corse ». Je ne sais pas si vous vous en souvenez.

M. Cotta : Oui, par un gouvernement socialiste auquel vous apparteniez.

J.-P. Chevènement : Voilà. Nous avons été les seuls à voter contre et à nous exprimer fermement contre cette idée. Et par la suite, tous les gouvernements ont donné l'exemple, je dirais, de l'incohérence. Le gouvernement actuel comme les autres, puisqu'on fait de la Corse une zone franche. Tantôt on négocie - y compris des mises en scène tout à fait regrettables -, tantôt on fulmine, d'ailleurs à juste titre, des excommunications, après des attentats inacceptables. Le Mouvement des citoyens peut accepter l'affirmation d'une certaine originalité corse mais il faut être clair : les lois de la République doivent être respectées partout. 90 % de Corses ne veulent pas de l'indépendance, c'est clair. Ils l'ont exprimé dans des élections. À partir de là, on devrait pouvoir travailler sérieusement pour résoudre le problème.

M. Cotta : Il faut punir, réprimer avant de dialoguer ? Ou a-t-on assez dialogué comme ça ?

J.-P. Chevènement : Mais on ne peut pas dialoguer avec des gens qui manient le Bazooka ! Et qui ont failli tuer deux malheureux gendarmes. Ce n'est pas acceptable ! Ils se tuent entre eux d'ailleurs. Et chacun connaît la dérive mafieuse qui affecte ce soi-disant mouvement nationaliste. Qu'est-ce que ça veut dire ! Aujourd'hui c'est la Corse, demain ce sera quoi ? La Flandre, le Territoire de Belfort ? Non ! Il faut savoir quand même marquer un coup d'arrêt. Et je serai d'accord avec tout gouvernement qui maintiendra le cap d'une certaine fermeté au nom de la République et du vouloir vivre ensemble de tous les Français, qu'ils soient Corses ou non.

M. Cotta : Vous avez tenu le troisième congrès du Mouvement des citoyens pendant le week-end. Vous voulez refonder la gauche, mais avec qui ? Êtes-vous nostalgique du fameux Programme commun de la gauche ?

J.-P. Chevènement : Ce n'est pas vraiment un problème. Il vaut mieux un programme quand on va devant les électeurs ensemble. Le problème est de savoir si la gauche veut être à la hauteur des défis qui sont maintenant sur notre route - cinq millions de chômeurs, la montée de Le Pen - donc une autre politique. Et chacun sait que si on veut faire une autre politique en France, il faut faire une autre politique européenne que celle qui nous est dictée par le traité de Maastricht. Donc il faut rompre avec ces fameux critères de convergence, avec le pacte de stabilité, qui est une capitulation signée par notre gouvernement, qui nous enferme dans une austérité à perpétuité. Personne n'en parle. Or c'est là, le fond du sujet.

M. Cotta : On vous sent plus proche, pour refonder la gauche, justement sur ce sujet-là, celui de l'Europe, du PC que du PS ?

J.-P. Chevènement : Nous avons des convergences ou des divergences. Nous sommes une troisième famille de la gauche, une gauche républicaine, nous exigeons un référendum sur le passage à la monnaie unique, nous en ferons un thème de campagne. Et nous avons montré, notamment à l'occasion des dernières élections législatives dans les Bouches-du-Rhône, que nous pouvions peser de manière décisive, je dis bien de manière décisive.

M. Cotta : Justement, là, vous avez soutenu le communiste R. Meï, L. Jospin a soutenu B. Kouchner. Ça augure quand même mal de la refondation de la gauche, non ?

J.-P. Chevènement : Mais pas du tout, ce sont les électeurs qui sont arbitres. C'est comme ça qu'on va s'en sortir. Nous nous tournons vers le peuple, le peuple souverain par référendum ou dans une élection législative. Ils ont fait leur choix entre R. Kouchner - que Le Monde présentait, deux jours avant le premier tour, comme le seul candidat de Maastricht qui défendait l'Europe de Maastricht - qui a fait 13,5 %, et R. Meï auquel E. Charles-Roux, moi-même, F. Weygand et d'autres qui ne sont pas communistes, avons apporté notre soutien à Gardanne dès le premier tour avec R. Hue. Les électeurs ont fait leur choix. Car je vous rappelle que R. Meï a fait 38 % et qu'au deuxième tour, il a fait reculer le Front national. Donc il y a bien là une alternative, une autre politique, une perspective neuve qui s'est dessinée. Et naturellement, je ne dis pas que nous soutiendrons toujours le même candidat certainement pas. Nous refusons toute hégémonie, d'où qu'elle vienne, du PC comme du PS.

M. Cotta : Parlons de la monnaie unique : pendant votre congrès, vous avez envisagé une monnaie européenne, mais étendue à l'Italie et à l'Espagne. N'est-ce pas un moyen d'enterrer la monnaie unique, puisque l'Allemagne n'est pas désireuse d'intégrer ces deux pays, dès maintenant, dans le processus de monnaie unique ?

J.-P. Chevènement : Mais oui, et vous voyez bien l'extraordinaire mensonge de ceux qui nous présentent la monnaie unique comme la perspective merveilleuse à laquelle nous serons appelés, puisque la monnaie unique va fracturer le marché unique. L'Italie, l'Espagne, l'Angleterre, beaucoup d'autres vont rester en dehors et pourront continuer à pratiquer des dévaluations dites compétitives. Ça veut dire que nous continuerons d'être assassinés, le chômage va exploser ! Et en même temps, la parité avec le dollar, qui est un problème essentiel, ce problème-là ne sera pas posé car le dollar est sous-évalué 30 % par rapport au mark, donc au franc. Donc on ne peut plus vendre par exemple nos avions, et donc les plans sociaux se multiplient ! Tout le problème est mal posé. Le gouvernement s'est résigné - ce que je dis est grave - le gouvernement s'est résigné à la fusion franc-mark, à savoir à la fin de la liberté de la France.

M. Cotta : Revenons au PS, aux élections de 98 qui se profilent : vous êtes favorable à l'idée de présenter en 98, pour les législatives, un seul candidat de gauche dans 49 circonscriptions menacées par le Front national. Serez-vous entendu par les partis de gauche et est-ce un nouveau front républicain ?

J.-P. Chevènement : Ce n'est pas un nouveau front républicain car nous sommes hostiles au mariage de la carpe et du lapin.

M. Cotta : Qui est la carpe et qui est le lapin ?

J.-P. Chevènement : La droite et la gauche, disons les choses clairement. Dans certaines circonscriptions où le Front national peut arriver en tête, nous souhaitons qu'il y ait un candidat de gauche unique, pour que la gauche soit présente, en tout état de cause, au deuxième tour. Donc pas de front républicain justement Mais naturellement, nous allons au-delà ; nous voulons qu'il y ait des alliances électorales qui fassent leur juste place à toutes les sensibilités de la gauche. Bien sûr, d'abord la nôtre. Et nous avons déjà désigné 191 candidats ou pré-candidats, avant les négociations qui vont s'entamer.