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Les Échos : Après la grève des instituteurs le 20 janvier, vous affrontez aujourd’hui celle des enseignants du secondaire. Peut-on durablement rester un ministre de l’Éducation impopulaire auprès des enseignants ?
Claude Allègre : « Je ne suis pas sûr que ce soit le cas. Nous verrons bien quels seront les résultats de cette grève « sans motif ». S’agissant de celle des instituteurs, j’ai observé que moins de 20 % d’entre eux se sont enregistrés comme grévistes, alors que le syndicat qui l’avait organisée réalise près de 40 % aux élections professionnelles.
Ce qui est certain, c’est ma détermination à mener à bien la déconcentration (du système de mobilité des enseignants, NDLR). Le même syndicat qui combat cette réforme était déjà, au début des années 80, opposé aux lois de décentralisation qui ont donné compétences aux départements et aux régions pour l’entretien des collèges et des lycées. Où en serions-nous aujourd’hui si nous n’avions pas fait voter ces lois ? Comment voudriez-vous que le PS, qui a fait la décentralisation, n’accompagne pas ce mouvement par la décentralisation de l’État ? »
Les Échos : N’avez-vous pas le sentiment d’avoir de moins en moins de marges de manœuvre pour agir ?
Claude Allègre : « Pas du tout. Ma stratégie n’a pas changé. Il y a un pan du système éducatif – le secondaire – qui est très difficile à bouger. Il est vrai que, pour imposer la déconcentration, j’ai été contraint d’agir avec une certaine vigueur dès mon arrivée, faute de quoi cette réforme n’aurait pas été possible. Mais ce n’est pas le cas partout. De manière générale, je ne crois pas aux révolutions qui laissent des blessures et aboutissent, finalement, à ce que tout redevienne comme avant. Sur les grandes écoles, par exemple, je discute beaucoup. Nous sommes parvenus à un consensus sur l’idée d’augmenter fortement, dans leurs promotions, le nombre des élèves issus de filières technologiques. »
Les Échos : Faut-il comme le propose Roger Fauroux, différencier les programmes selon les zones d’éducation ?
Claude Allègre : « Je ne sais pas ce que propose M. Fauroux. Ce qui me semble évident, c’est qu’enseigner le français à Bondy, pendant dix-huit heures par exemple, à des enfants qui ne parlent pas le français chez eux, ce n’est pas le même métier que d’enseigner l’histoire à Neuilly. Si M. Fauroux veut dire ça, alors oui, il faut différencier les métiers.
Nous avons engagé une discussion sur la rénovation des contenus. La consultation des lycées n’en est que le tout début. J’ignore encore ce qui va sortir de tout cela, mais il y a une ligne générale : je suis favorable à des programmes par objectifs. Par exemple, on fixe qu’en telle classe un enfant doit savoir réaliser une rédaction de deux pages, maîtriser une lecture de telle type, etc. Et je veux laisser le prof imaginer comment l’élève y parvient. Nous avons trop rigidifié le système. On a cru que l’égalité républicaine, c’était l’uniformité ; or l’égalité, c’est la diversité. »
Les Échos : Les grandes écoles sont un des lieux où l’égalité républicaine se manifeste le moins. Quel est l’objectif de la mission Attali ?
Claude Allègre : « Jacques Attali me remettra ses conclusions d’ici à la fin du mois de mars. Je suis ses travaux de très près, même si je ne me sentirai en rien attaché à ses propositions. Cette mission a un triple objectif. D’abord, rapprocher les grandes écoles des universités, sans opérer de fusion mais en multipliant les passerelles et les réseaux. Ensuite, favoriser une harmonisation européenne, car le système de nos grandes écoles est complètement hexagonal et limite les échanges avec les autres grandes institutions européennes. Enfin, faire pénétrer l’esprit d’entreprise et l’innovation. Ce point est le plus ambitieux. L’objectif, qui ne concerne pas exclusivement les grandes écoles mais l’enseignement supérieur en général, est d’habituer les gens à créer des entreprises en étant jeunes et d’inventer des nouvelles techniques. Je voudrais plus d’innovateurs et moins de savants passifs. »
Les Échos : Un objectif difficile à décréter…
Claude Allègre : « Mais cela peut se traduire dans la manière dont les enseignements sont conçus ! Je suis frappé par le fait qu’aux États-Unis un des buts essentiels de l’école, qu’il s’agisse de Yale ou de Harvard, est d’apprendre à s’exprimer en public. Or, savez-vous qu’en France 62 % des élèves qui quittent le lycée n’ont jamais réalisé ne serait-ce qu’un exposé ? Il y a des méthodes qui enseignent l’esprit d’entreprise, qui apprennent à avoir confiance en soi. »
Les Échos : Une des difficultés vient aussi du fait que ces jeunes énarques ou polytechniciens sont des fonctionnaires. Comment leur donner le goût de l’initiative privée ?
Claude Allègre : « C’est une difficulté supplémentaire, mais c’est une réalité qu’on ne modifiera pas. Dans un premier temps, mon objectif est d’instiller cet esprit d’entreprise et d’innovation qui fait défaut à notre système éducatif. C’est pourquoi nous allons lancer les masters dans les grandes écoles. Le master, c’est six mois en entreprise, six mois de recherche et un an de travail personnel. Ce qui signifie que tous les diplômés des grandes écoles auront, à l’avenir, travaillé pendant un an sur un projet personnel. Alors qu’actuellement nombre de grands patrons qui parlent d’innovation n’ont jamais appris à innover ou à chercher eux-mêmes. »
Les Échos : Quel est l’état de vos relations avec le patronat ?
Claude Allègre : « Mes relations avec les patrons sont excellentes, mes relations avec le patronat aussi, mais je manque d’un interlocuteur. Le CNPF manque d’un homme qui soit à la fois puissant dans ses structures et qui incarne l’engagement pour l’éducation. Pierre Guillen [ancien vice-président et délégué général de l’UIMM, NDLR] a longtemps incarné cela. Didier Pineau-Valencienne [ancien président de la commission sociale du CNPF, NDLR] défendait les stages dans l’enseignement supérieur, mais il est parti. J’ai dit ça à M. Seillière, avec qui j’ai un bon contact. »
Les Échos : Les IUT craignant de perdre leur spécificité se sont mis en grève en janvier. Le conflit appartient-il désormais au passé ?
Claude Allègre : « Cette spécificité sera respectée et même renforcée. La table ronde qui s’est déroulée jeudi dernier s’est achevée sur des conclusions qui ont fait l’objet d’un consensus. Je constate que cette structure, qui est très particulière et qui dispose de moyens supérieurs à la moyenne, ne se sent pas bien. Je constate aussi que tous les ministres ont eu des problèmes avec les IUT. Cela fait au moins quatre ministres que cela dure… »
Les Échos : Sur l’enseignement professionnel, vous ne vous êtes guère exprimé jusqu’à présent. Quels sont vos projets dans ce domaine ?
Claude Allègre : « Nous avons négocié discrètement avec les différents acteurs des lycées professionnels, y compris les confédérations syndicales de salariés. D’ici à une quinzaine de jours, nous allons réunir une table ronde dans laquelle tous seront consultés, les proviseurs et les syndicats des lycées professionnels notamment. L’idée est d’introduire davantage d’alternance dans les formations, mais aussi d’obtenir une meilleure adaptation entre les filières professionnelles, celles de l’enseignement supérieur et de l’emploi. Les filières doivent être moins étriquées, moins contraintes par des règlements nationaux. Par exemple, pour les IUT, il faut un socle général d’enseignement par spécialité et laisser une marge d’adaptation à chaque institut en fonction de son bassin d’emploi. »
Les Échos : Le développement de la formation professionnelle au lycée doit-il se faire au détriment de l’apprentissage en entreprise ?
Claude Allègre : « Je considère que l’apprentissage au sens traditionnel du terme n’est plus complètement adapté. L’Éducation nationale doit être pilote sur l’alternance. Elle doit satisfaire les besoins et s’adapter. Dans l’entreprise, il y a des savoirs, et, pour se les approprier, il faut être dedans. Ce qui peut être difficile à admettre pour un enseignant, même si les mentalités ont beaucoup évolué grâce aux expériences locales. »
Les Échos : Vous avez lancé un concours auprès des universités pour qu’elles ouvrent grandes leurs portes à la formation continue. Où en est-on ?
Claude Allègre : « L’introduction de la formation continue dans les universités est un point majeur de mon programme. Je suis persuadé que tôt ou tard nous serons amenés à faire comme aux États-Unis, où le diplôme de médecine va être considéré comme obsolète au-delà de sept ans. Même chose pour les ingénieurs et tous les professionnels. J’ai été agréablement surpris de constater que 80 universités sur 86 se sont portées candidates pour faire de la formation continue en ouvrant leurs portes douze mois sur douze. Un jury composé de patrons et d’enseignants devra faire un choix. D’ores et déjà, je peux vous citer un certain nombre de patrons qui ont donné leur accord, comme Jean-Marie Messier (Générale des eaux), Gérard Mestrallet et Jérôme Monod (Suez Lyonnaise), Serge Tchuruk (Alcatel), Francis Mer (Usinor), Edmond Alphandéry (EDF), Jean-Cyril Spinetta (Air France), Michel Pébereau (BNP), Jean-Louis Beffa (Saint-Gobin), Claude Bébéar (AXA), Pierre Bellon (Sodexho), Jacques Maillot (Nouvelles Frontières). De part et d’autre, les esprits sont mûrs. Je crois qu’Université 2000 a permis un grand déblocage : les présidents d’université ont parlé contrats d’établissement et programmes de construction avec les régions. Maintenant, l’idée de dire qu’il y a un débat sur les filières et que les présidents des conseils régionaux ont leur mot à dire est admis. Ce n’était pas le cas il y a cinq ans. »
Les Échos : Ces entreprises vont-elles confier la totalité de la formation continue de salariés aux universités ?
Claude Allègre : « Dans quelle proportion, je n’en sais rien ! Contrairement à une idée reçue, je ne suis pas du tout interventionniste. Mon objectif est donc simplement de mettre face à face les directeurs de ressources humaines de ces grands groupes et les universités. À eux de conclure un accord, qui sera forcément gagnant-gagnant. »
Les Échos : Tous ces projets se réalisent à budget constant ?
Claude Allègre : « Le budget des universités progressera car nous avons un retard à rattraper. Mais en même temps les sources de ce budget doivent se diversifier. À travers la formation continue, les entreprises vont apporter de l’argent. Les régions en apporteront pour les constructions.
Parallèlement, nous lançons l’Agence pour la promotion de la formation à l’étranger. Nous allons vendre notre savoir-faire à l’étranger, et nous nous sommes fixé un objectif de 2 milliards de francs de chiffre d’affaires en trois ans. Je suis convaincu qu’il s’agit là du grand marché du XXIe siècle. Un seul exemple : un pays comme l’Australie gagne 7 milliards de francs grâce à l’exportation de ses formations. »
Les Échos : Vous avez indiqué à plusieurs reprises vouloir réorienter les aides à la recherche en direction des PME-PMI. Les aides de l’État aux grandes entreprises, c’est fini ?
Claude Allègre : « Le rapport que j’ai demandé à Henri Guillaume [ancien président de l’Anvar, NDLR] démontre que certaines grandes entreprises profitent beaucoup de l’aide de l’État et font peu de recherche vraiment innovante, à l’exception peut-être de la chimie. Les grandes entreprises sont de grands fauves hiérarchisés. Prenons l’exemple d’IBM. IBM n’a inventé ni le mini-ordinateur, ni le micro, ni l’ordinateur vectoriel, ni l’ordinateur parallèle. Et pourtant il y avait des projets proposés par les ingénieurs de Big Blue sur les quatre produits. Mais aucun n’avait passé le filtre des comités de programmes successifs. C’est pourquoi je souhaite que nous favorisions les petites entreprises innovantes, qui sont forcément péri-universitaires. Il faut que les chercheurs puissent créer leurs entreprises et participer à leur capital. Si leurs idées sont bonnes, alors les grandes entreprises s’en saisiront et les développeront. »
Les Échos : Comment envisagez-vous la « perspective des 35 heures » inscrite dans l’accord salarial de la fonction publique dans l’enseignement ?
Claude Allègre : « Une discussion est possible sur l’aménagement du temps de travail. Pourquoi, par exemple, ne pas imaginer qu’un enseignant qui est dans une banlieue difficile soit quatorze heures devant les élèves et le reste du temps en médiation ? Il peut également y avoir une discussion sur la présence de profs dans les lycées qui manque énormément en dehors des heures de cours. Beaucoup de choses sont possibles à condition de faire du « donnant-donnant » ; faire un effort pour améliorer la situation des enseignants, ces derniers faisant un effort pour améliorer la situation de l’enseignement. »