Article de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, dans "Le Monde" du 25 septembre 1996, sur la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient, notamment la mise en oeuvre de la résolution 986 de l'ONU dite "pétrole contre nourriture", intitulé "Les Etats-Unis doivent tourner la page au Proche-Orient".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Six ans après la crise du Golfe, la mise sous contrôle direct d’une région qui abrite les deux tiers de réserves pétrolières mondiales, objectif majeur des États-Unis, paraît fortement compromise. La politique dite de « double endiguement » vis-à-vis de l'Irak et de l'Iran est une politique sans avenir, parce qu'elle ne constitue que trop évidemment une technique de gestion des réserves pétrolières par les États-Unis, dans leur intérêt propre.

L'Europe préfère maintenir un « dialogue critique » avec l'Iran. La coalition formée en 1990 contre l'Irak a volé en éclats du fait des contradictions dont, dès le départ, elle était grosse. Le « nouvel ordre mondial », cher au président Bush, a pris un visage encore plus grimaçant avec le maintien, au nom de la communauté internationale tout entière, d'un embargo qui, depuis six ans, a coûté la vie, selon un rapport de l'ONU, à plus d'un demi-million d'enfants Irakiens. Aux yeux d'une opinion occidentale constamment manipulée, le fiasco est enfin devenu évident avec le « lâchage des Kurdes » (en fait, de l'UPK) et le retour en force de Bagdad au nord de l'Irak.

La proximité de l'élection présidentielle aux États-Unis peut retarder encore de quelques semaines la nécessaire révision par ceux-ci de leur politique au Moyen-Orient. La mise en œuvre rapide de la résolution de l'ONU 986, dite « pétrole contre nourriture », s'impose comme une mesure humanitaire d'urgence, mais aussi comme le début d'un retour au bon sens. Plus généralement, il devient urgent de faire tomber la tension dans la région.

La politique de George Bush dans le Golfe a souffert dès le départ de trois grandes orientations. La plus visible résidait dans l’inéquation des moyens aux fins. L’objectif affirmé était de « libérer le Koweït ». On détruisit l’Irak, sans pour autant aller jusqu'à Bagdad, théorie du « zéro mort » américain oblige. Mais pour contrôler la région, il fallait renverser Saddam Hussein.

On appela les Kurdes et chiites à la révolte, pour les abandonner ensuite à la répression. On pérennisa alors sur l'Irak un blocus implacable, qui ne fit qu'exacerber la rancœur du peuple et renforcer le régime baasiste érigé en maître du rationnement.

Les États-Unis ont été ainsi piégés : d'une part, ils ne pouvaient pas remettre en cause l’intégrité de l’Irak sans déstabiliser toute la région, au détriment de la Turquie et pour le plus grand bénéfice de l’Iran, redevenu la puissance régionale dominante. D’autre part, ils n’avaient pas de solution de rechange à Saddam Hussein.

La deuxième contradiction de la politique américaine dans le Golfe, la plus grave, a consisté, en écrasant l’Irak, symbole d’un nationalisme laïque et modernisateur, à ouvrir un boulevard dans tout le monde arabo-musulman à l’intégrisme islamique : celui-ci apparaît aujourd’hui comme la seule réplique à un Occident dont il semble désormais impensable de s’inspirer en espérant préserver son identité. Nous voici donc embarqués non pas vers le dialogue, mais vers « le choc des civilisations » (Samuel Huntington).

Les monarchies pétrolières ont recommencé de trembler devant l’Iran… à moins que ce ne soient les « Afghans », jadis formés par la CIA, qui perpètrent les attentats sur les bases américaines d’Arabie Saoudite. La Turquie et l’Afghanistan ont des premiers ministres intégristes. L’Egypte et toujours eu, en Europe, plus kurde que les Kurdes pour leur faire miroiter une indépendance à vrai dire impossible, à moins d’une troisième guerre mondiale. Le courage est de se battre pour l’octroi de statuts d’autonomie à l’intérieur de chaque État. Il était irresponsable pour l’administration américaine de s’opposer, en juillet 1991, à la mise en application du statut négocié entre Saddam Hussein et les Kurdes irakiens (UPK et PDK).

La dernière grande contradiction dans laquelle patauge la diplomatie américaine vient de la diabolisation sans mesure du dictateur de Bagdad, érigé jadis par l’Occident en sauveur face à l’Iran. Le régime d’opinion étant ce qu’il est, il fallait bien, en 1990-1991, justifier une guerre disproportionnée et, depuis lors, un embargo déshonorant. Appliquer en Irak des frappes de missiles à chaque fois que les sondages l’exigent aux États-Unis est une politique de facilité. Mais est-ce bien une politique ? Il faudra sortir de ce guêpier, à moins d’aller vers des malheurs sans cesse grandissants : famine, terrorisme, victimes innocentes, déjà innombrables et sans cesse multipliées, montée de l’intégrisme, effondrement des régimes suspects d’être trop proches de l’Occident, etc.

Avant que cette région ne devienne un enfer, il faut convaincre les États-Unis de changer de politique. Je n’ignore pas la contrainte que l’élection présidentielle fait peser sur la politique américaine, mais si, comme il est vraisemblable, le Président Clinton est réélu, il devra exercer un « droit d’inventaire » sur la politique que lui a léguée George Bush.

La première priorité sera de mettre en œuvre la résolution 986. La véritable difficulté pour le président Clinton sera dans la gestion de l'opinion publique américaine, tellement conditionnée depuis 1990. Le courage voudrait sans doute qu'on dise à l'opinion la vérité : à terme, il sera moins difficile de s'entendre avec les nationalistes laïques qu'avec des intégristes fanatiques. Car il n'y aura pas de « troisième voie ». Le monde arabo-musulman est divers. Il ne faut pas l'enfermer dans une identité pseudo-religieuse et, en fait, régressive. Je sais que ce discours n’est pas spontanément accessible à l’esprit américain. Mais n’est-ce pas là, justement, la vraie vocation d’une « politique arabe » de la France, dont le Président de la République est allé ranimer le souvenir à Beyrouth et au Caire ?

Cette politique, certes conforme aux intérêts de la France et de l’Europe, n’est nullement, dans mon esprit, une politique mercantile, et encore moins antiaméricaine. C’est d’abord une politique humaniste. Parce qu’ils ne peuvent pas indéfiniment contrôler directement le Moyen-Orient, les États-Unis doivent reprendre de la distance, accepter la région telle qu’elle est, avec sa complexité, en nouant ou en renouant des liens avec l’ensemble des pays qui la composent. Il n’est pas besoin de contrôler militairement ces pays qui dépendent, pour l’essentiel, de la consommation pétrolière occidentale.

La deuxième tâche à laquelle devrait s’attaquer le Président Clinton, après sa réélection, serait bien évidemment de peser pour que le processus de paix israélo-palestinien puisse reprendre. À défaut d’une paix de justice allant de la Méditerranée à l’Euphrate, qui ne voit qu’Israël, à la fin, servirait de bouc émissaire au « choc des civilisation » ?